Nicolas Seydoux, président de Gaumont, tire la sonnette d’alarme sur le piratage et le droit d’auteur

Nicolas Seydoux, président de Gaumont, société cinématographique qui fête
ses 120 ans, était l’invité le 19 octobre d’un dîner-débat du Club audiovisuel
de Paris (CAVP). La lutte contre le piratage ? « Dix ans de combat, mais dix ans d’échec ! ». La réforme du droit d’auteur ? Une menace pour les films.

C’est dans les salons feutrés du Sénat que Nicolas Seydoux (photo), lequel préside aux destinées de Gaumont depuis quarante ans maintenant, s’est très sérieusement inquiété
pour l’avenir du cinéma français. « La menace est double :
le téléchargement illicite et ce qui se passe à Bruxelles.
En étant très modeste, il y a 15 millions de Français (1) qui téléchargent systématiquement [de façon illégale] ; les femmes jeunes, plutôt les séries, les hommes jeunes et les adolescents, plutôt les blockbusters américains. Concernant Bruxelles, nous osons espérer que la grande réforme de l’audiovisuel [envisagée par la Commission européenne] est largement enterrée et se réduirait à la portabilité [des contenus audiovisuels pour qu’ils soient accessibles par tous ceux qui voyagent ou s’expatrient d’un pays européen à un autre, ndlr] », a-t-il expliqué. Selon lui, les conséquences seraient dramatiques si ces deux menaces se poursuivaient : pour les chaînes de télévision, c’est la perte de recettes de publicités et perte d’une audience « jeune » ; pour les autres, c’est la mort de la vidéo qui représentait plus de 2milliards d’euros il
y a 8 ans et n’en représentera cette année moins de 700 millions d’euros.

Président de l’Alpa depuis plus de 10 ans
« Evidemment, une offre légale ne peut pas se développer quand vous avez une offre illicite gratuite et de qualité. Parce que le détail est que : le faux sac Vuitton est de moins bonne qualité qu’un vrai sac Vuitton… mais lorsque vous téléchargez, la qualité est parfaite ! », a encore souligné celui qui préside aussi depuis plus de dix ans l’Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle (Alpa).
A ce propos, Nicolas Seydoux ne cache pas qu’il a sa part de responsabilité mais
ne compte pas baisser les bras : « Je ne suis pas pessimiste (dans la lutte contre
le piratage) mais, comme je suis président de l’Alpa depuis plus de dix ans, ce n’est
pas un succès ! A l’instant même, c’est dix ans de combat, mais dix ans d’échec !
Et je pense que nous arriverons à convaincre les responsables politiques que l’on peut pas faire sans arrêt un semblant de “courbettes” auprès des jeunes pour détruire tout simplement l’avenir de la création ». Quant à tous ceux qui vivent des métiers de la culture – l’édition, la musique et le cinéma –, ils le peuvent parce qu’il y a un droit de propriété intellectuelle. « Si nous n’avons pas ce droit de propriété sur les films, c’est très simple : nous ne produirons plus », a-t-il prévenu.

« Alliance objective » entre FAI et GAFA
Nicolas Seydoux s’insurge notamment contre la réforme envisagée de la directive européenne de 2001 sur le droit d’auteur dans la société de l’information, directive dite « DADVSI » (2). Sur la base du rapport de l’eurodéputé Julia Reda, adopté le 9 juillet dernier par le Parlement européen, la Commission européenne prévoit des nouvelles exceptions au droit d’auteur qui ne donneraient plus lieu à rémunération, en particulier dans le cadre d’œuvres dites « transformatives » au nom de la liberté créative. « En Europe, contrairement à nos amis américains, le droit d’auteur est accompagné d’un droit moral qui permet à l’auteur d’interdire que l’on coupe son film n’importe comment. Je vois bien l’internaute qui rêverait de mettre un peu d’”Intouchable”, un peu de “Grand bleu” ou d’autres et (de dire) “J’ai fait mon oeuvre” : non ! Le droit de citation existe dans tous les métiers culturels ; le droit de citation est limité et n’est pas l’appropriation indue des œuvres », tient à clarifier le président du conseil de surveillance de Gaumont.
Autre sujet de préoccupation pour Nicolas Seydoux : le statut d’hébergeur des Google/YouTube, Dailymotion et autres Facebook, lesquels bénéficient d’une responsabilité limité dans la lutte contre le piratage sur Internet, car ce ne sont pas des éditeurs de contenus à proprement parler. Du coup, il s’en est pris à la fois aux acteurs du Net et aux fournisseurs d’accès à Internet (FAI) : « Vous avez une alliance objective : les uns disant “Abonnez-vous au haut débit” avec un “Lucky Luke” qui tire plus vite que son omble pour convaincre, et les autres, les moteurs de recherche, disant qu’ils ne sont responsables de rien. Et bien, ils ne sont pas responsables de rien et les FAI qui, grâce aux oeuvres piratées, font du trafic qui risque à un moment donné de leur coûter plus que cela ne leur rapporte, sont totalement responsables. Et ceux (les moteurs de recherches) qui ont réussi à convaincre Washington d’un côté et Bruxelles de l’autre qu’ils étaient des hébergeurs : et bien, essayez d’héberger un terroriste chez vous, vous m’en donnerez des nouvelles ! ». Selon le patron de Gaumont, le monde occidental a accepté à Washington et à Bruxelles une situation « absolument unique
au monde », qu’il considère comme « le détournement de valeur des ayants droits – aujourd’hui essentiellement musique, audiovisuel et cinéma, et demain le livre qui ne voit pas vraiment le danger ». Et de mettre en garde : « C’est un danger absolument majeur : avoir un GAFA actuel ou GAFA de demain qui décide se prendre dans les pays les 100 premiers auteurs… ». Pour dénoncer ce qu’il appelle une « alliance objective » entre les moteurs de recherche et les FAI, qui, selon lui, ne veulent rien faire pour lutter contre le piratage sur Internet, Nicolas Seydoux en veut pour preuve un exemple précis: « Sur une affaire récente, un site web a été condamné [Wawa-Mania, ndlr] : Orange pourrait très bien bloquer l’accès. La décision de justice est à l’égard de ce site web mais pas d’Orange. Et, donc, nous avons été contraints de traîner Orange [les autres FAI aussi et Google, ndlr] devant les tribunaux pour qu’il y ait une décision de justice enjoignant Orange de bloquer les accès à ce site ». Ainsi, le 2 avril 2015, le tribunal correctionnel de Paris a condamné Dimitri Mader, administrateur du site Wawa-Mania,
à un an de prison ferme, à 20.000 euros d’amende (15 millions de dommages et intérêts demandés par les ayants droits) et à la fermeture de son site web. Une position en partie reprise le 15 avril 2015 avec la condamnation par le tribunal correctionnel de Besançon des responsables du site Wawa-Torrent à une peine de trois mois de prison avec sursis ainsi qu’au paiement solidaire de 155.063 euros de dommages-intérêts.
A ce jour, Dimitri Mader serait toujours en fuite aux Philippines (3). Le président de l’Alpa n’a pas manqué de lancer une pique en direction des pouvoirs publics : « Un
seul homme politique s’est attaqué au sujet [de la lutte contre le piratage sur Internet],
c’est Nicolas Sarkozy ». Après son élection en 2007, l’ancien chef de l’Etat – qui, artisan des radars routiers, rêvait de radars sur le Net (4) – avait confié à Denis Olivennes une mission de lutte contre le piratage en ligne qui a abouti aux accords
de l’Elysée signés par près d’une cinquantaine d’organisations professionnelles le 27 novembre 2007. Ils sont à l’origine des deux lois Hadopi de 2009. Les autres en ont
pris pour leur grade : « J’ai le regret de penser que sur ce sujet les hommes politiques français sont des couards ! ».

Il espère « un acte politique majeur »
Mais Nicolas Seydoux ne désarme pas pour autant face aux 15-25 ans qui
« téléchargent » (comprenez « piratent ») beaucoup et espère « un acte politique majeur » par le maintien de la réponse graduée (avertissement suivie d’une lettre recommandée en cas de récidive). « Puis, il n’y a qu’une seule solution : c’est l’amende automatique. Donc, on va essayer de passer un amendement au Sénat sur la nouvelle loi [« Création », ndlr] parlant de propriété littéraire et artistique. Je ne suis pas sûr que le Sénat votera cet amendement, mais ce dont je suis sûr, c’est que l’on prendra date sur ce sujet ». A suivre… @

Charles de Laubier

Comment le gouvernement veut mettre un terme au statu quo de la chronologie des médias

Malgré la reprise des discussions cet été, les professionnels du cinéma n’arrivent pas à s’entendre pour faire évoluer la chronologie des médias en faveur notamment de la VOD. Les salles gardent leur exclusivité de quatre mois.
Face à ce blocage, le gouvernement commence à s’en mêler.

Richard PatryLa puissante Fédération nationale des cinémas français (FNCF),
qui représente les quelque 5.500 salles de cinéma présentes sur l’Hexagone (gérées par 2.000 établissements), l’a réitéré lors de son 70e congrès le 30 septembre dernier et lors des 10e Rencontres cinématographiques de Dijon le 16 octobre : pas question de toucher
au quatre mois d’exclusivité dont bénéficient les salles de cinéma en France pour la diffusion des nouveaux films.
Au moment où Netflix sort son premier long-métrage « Beasts of No Nation » en simultané salles-VOD, le président du FNCF, Richard Patry (photo), reste intransigeant et inflexible sur ce point (de blocage) : il faut « sanctuariser » la salle et sa fenêtre de diffusion sur les quatre mois après la sortie d’un film, prétextant que « ce délai a déjà reculé d’un tiers en 2009 », faisant référence à l’accord toujours en vigueur du 6 juillet 2009 qui avait ramené cette durée de six à quatre mois.

Faire évoluer la chronologie des médias tous les trois ans
Malgré les préconisations des rapports Zelnik de 2010 et Lescure de 2013 pour une évolution de la chronologie des médias, c’est le statu quo. Les discussions entre les professionnels du cinéma, orchestrées par Christophe Tardieu, directeur général délégué du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), se sont enlisées pour aboutir à un projet d’avenant qui fait très peu d’avancées pour faire évoluer la chronologie des médias.
Limiter le monopole de salle à trois mois au lieu de quatre n’est donc pas pour demain. Quant à la question de la simultanéité salles- VOD encouragée par la Commission européenne, elle est honnie : lors du congrès de la FNCF, Richard Patry s’est élevé contre le programme européen Media qu’il accuse de soutenir financièrement les expérimentations de sorties simultanées, lesquelles – selon lui – « ne marchaient pas », tout en s’en prenant aussi au bonus dans les recommandations du réseau de salles Europa Cinémas (1) en faveur là aussi d’expérimentations de sorties simultanées. Ainsi, plus de six ans après l’accord de 2009 sur la chronologie des médias, chacun campe sur ses positions. Pour tenter de déverrouiller la situation, plusieurs parlementaires ont déposé – dans le cadre de la loi «Création, architecture et patrimoine » (2) – des amendements qui proposent une première avancée à laquelle
le gouvernement s’est rallié. Bien que technique, il s’agit de prévoir « une durée de validité limitée » – en l’occurrence trois ans maximum – de l’arrêté d’extension de l’accord sur la chronologie des médias, « en se réservant toutefois la possibilité d’étendre pour une durée moindre ». Ne serait-ce que pour mettre en phase ces fenêtres successives de diffusion avec leur temps, à savoir le développement du cinéma à la demande (VOD, replay, SVOD, …). « La disposition prévoyant de limiter
à trois ans l’extension des accords relatifs à la chronologie des médias permettra de tourner la page du statu quo désespérant qui préside actuellement », s’est félicitée la Société civile des auteurs multimédias (Scam). Le rapporteur de la loi « Création » à l’Assemblée nationale, le député (PS) Patrick Bloche, justifie l’obligation de ces trois ans : « Le précédent accord sur la chronologie des médias, toujours en vigueur, est issu d’un accord datant de 2009 et a bénéficié de reconductions tacites sans faire l’objet d’aucune modification. A l’heure où les évolutions du paysage audiovisuel imposent des changements et des adaptations rapides, il apparaît souhaitable de limiter la durée de ces accords à trois ans au maximum ». Son confrère Marcel Rogemont, député (PS), ne dit pas autre chose avec trente-sept autres députés dans un amendement distinct. Cette position est transpartisane, comme le démontre Christian Kert, autre député (LR), dans son propre amendement : « la durée maximale de trois ans pour la chronologie des médias semble adaptée aux recompositions concurrentielles et à l’émergence de nouveaux acteurs numériques qui imposent des changements rapides ». Il souligne en outre que l’accord de 2009 prévoit bien des dérogations à la règle des quatre mois pour la VOD mais les conditions en sont si restrictives (3) qu’elles ne peuvent s’appliquer, à une exception près. « De fait, certains films se voient ainsi interdits de toute exploitation durant les fenêtres de diffusion des chaînes de télévisions (soit entre 10 et 36 mois suivant la sortie des films en salles) alors même que les chaînes de télévision, gratuites et payantes, n’ont pas participé à son financement et n’ont pas acquis de droits de diffusion » (4).

Où sont les dérogations ?
En creux, la question est de savoir si la chronologie des médias française, figée depuis 2009 et inopérante en matière de dérogation aux sacro-saints quatre moins, n’enfreint pas les exigences de souplesse édictées par un arrêt pris il y a trente ans par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), à savoir celui du 11 juillet 1985 opposant à l’époque la société Cinéthèque et la FNCF (5). @

Charles de Laubier

Neutralité du Net : la décision de la FCC ne répond pas à la question du financement des réseaux

La décision du régulateur américain datée du 26 février sur la « Net Neutrality » est-elle si « historique » ? Pas vraiment, tant sa position est identique depuis des années. Or, ne fallait-il pas au contraire de nouvelles règles pour prendre en compte l’asymétrie des échanges – comme l’envisage l’Europe ?

Par Rémy Fekete, avocat associé, Gide Loyrette Nouel

Rémy Fekete

La neutralité du Net peut se définir comme le principe selon lequel les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) sont tenus de transporter tous les flux d’information de manière neutre, c’est-à-dire indépendamment de leur nature, de leur contenu, de leur expéditeur ou de leur destinataire (1). Théorisé au début des années 2000 par Tim Wu (2), le principe de neutralité des réseaux a largement prévalu dans la construction d’Internet, bien avant le développement des applications commerciales apparues avec la création du Web dans les années 90 (3).

Les compétences de la FCC
Toutefois, la valeur de ce principe est aujourd’hui remise en cause à de nombreux égards. Aux Etats- Unis, le débat porte depuis quelques années sur la compétence
de la Federal Communications Commission (FCC) à émettre des règles pour faire respecter la neutralité du Net sur le réseau américain. Le Communications Act (4) distingue les services d’information, placés sous le Titre I, des services de télécommunications (« common carriers »), placés sous le Titre II, et exclut toute régulation des premiers par le régulateur. En 2007, la FCC choisit de définir l’Internet haut débit sans fil (« wireless broadband Internet ») comme un service d’information et de le classer in fine sous le Titre I (5). C’est pourquoi les juridictions ont sanctionné à plusieurs reprises l’adoption de règles contraignantes en matière de neutralité du Net par le régulateur américain. Ce fut le cas en 2010 lorsque la Cour d’appel du District
de Columbia annula une décision de la FCC qui sanctionnait la gestion de trafic de l’opérateur Comcast aux heures de pointes (6). Quelques mois plus tard, le régulateur américain édicte l’Open Internet Order qui dispose notamment des principes d’interdiction de blocage et de discrimination entre les contenus. Toutefois, dans une décision du 14 janvier 2014, la Cour d’appel fédérale du DC Circuit a estimé qu’en rédigeant l’Open Internet Order, la FCC avait de nouveau outrepassé la compétence que lui conférait le Communications Act (7).

A la suite de cette décision, Tom Wheeler, président de la FCC, décide de modifier les règles relatives à la « Net Neutrality » en prévoyant la rédaction d’une nouvelle version de l’Open Internet Order qui permettrait enfin à la FCC de justifier légalement sa compétence. Une notice publiée le 15 mai 2014 propose une série de mesures soumises à consultation publique afin de définir de nouvelles règles en la matière (8). Le 26 février 2014, à l’appui de 4 millions de contributions, le régulateur américain des communications a finalement décidé – le 26 février 2015 – de reclasser l’Internet sous le Titre II du Communications Act : l’autorité devient ainsi légalement chargée d’édicter et de faire respecter les règles s’appliquant à l’Internet (9), notamment en matière de neutralité de l’Internet. La notice publiée le 15 mai 2014 évoquait la possibilité de mettre en place des négociations « commercialement raisonnables » entre les fournisseurs de contenus et d’applications (FCA) et les FAI. Prévue comme une exception au principe de non-discrimination sur le réseau, cette disposition aurait permis à un FCA de négocier individuellement la priorisation de ses contenus sur le réseau d’un FAI. Il s’agissait donc bien d’une exception au principe de neutralité du Net. Cette proposition ne figure pas dans la version finale de l’Open Internet Order adoptée le 26 février 2015. Le principe de non-discrimination est réaffirmé et la priorisation de contenus en fonction des négociations menées entre FAI et FCA est explicitement interdite (« no paid priorization ») (10).
C’est pourquoi cette décision ne revêt pas forcément le caractère « historique » qu’on lui prête. Si la FCC avait mis en place la faculté de négocier une priorisation de contenus pour les FCA, cela aurait en effet constitué une décision sans précédent
dans le cadre de la régulation de la neutralité du Net.

Asymétrie croissante des échanges
Or, la nouvelle version de l’Open Internet Order demeure similaire aux positions du régulateur américain depuis plusieurs années. On peut regretter que ce choix d’un statu quo ne prenne que trop peu en compte les évolutions récentes du marché et l’asymétrie croissante des échanges au sein du réseau. Entre 2012 et 2013, le volume de données échangées sur Internet a augmenté de 81 % : la croissance moyenne annuelle de 2014-2018 se situerait autour de 20 % par an (11). De plus, seuls vingt-cinq FCA représentent 80 % (12) du trafic. A la lumière de ces chiffres, il semblerait logique que le modèle économique ayant prévalu jusqu’alors sur Internet soit remis en question. L’hypothèse selon laquelle un FCA pourrait négocier la priorisation de ses contenus
sur le réseau devrait être envisageable. La contribution financière des acteurs les plus consommateurs en bande passante permettrait d’entrevoir de nouveaux moyens de financer le développement d’infrastructures propres à acheminer le trafic.

S’inspirer du cinéma et du CNC
Pour comprendre, il est intéressant de faire une analogie entre le marché de l’Internet et celui du cinéma. Le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) contribue à la construction, l’entretien et la rénovation des réseaux de salles de projections en France par le biais du « soutien automatique à l’exploitation ». Dès lors qu’une salle décide de s’équiper d’une technologie, le CNC en finance une partie : c’est par exemple le cas pour la mise en place de systèmes de projection de films en 3D.Lorsque les œuvres cinématographiques sont diffusées dans ces salles, une taxe prélevée sur le prix du ticket d’entrée – taxe dite TSA(3) – est reversée au CNC. Cette taxe permet entre autres de continuer à rénover et moderniser le réseau de salles français.
Il s’agit du même principe sur Internet. Les modèles économiques des FCA demandent une augmentation constante des capacités de réseau. Les FAI continueront d’investir afin que les contenus puissent être acheminés avec la même qualité vers les utilisateurs. Sur le même modèle que le réseau de salles de cinéma, les FCA pourraient être tenus de contribuer à ce financement et cesser, à l’heure où les modèles économiques ont été bouleversés par l’avènement de l’Internet commercial, de se comporter comme des passagers clandestins du réseau.
En interdisant aux FCA de négocier avec les FAI une priorisation de contenus sur le réseau, la FCC sacralise la position dominante des FCA sur la chaîne de valeur de l’économie numérique. En effet, cette application de la Net Neutrality signifie que les FCA continueront d’emprunter le réseau sans payer de contrepartie financière, malgré la croissance exponentielle des capacités nécessaires pour acheminer leurs contenus. Or, si les FAI américains sont très peu développés hors des Etats-Unis, les « OTT » (13) opèrent dans un contexte international et bénéficient de larges parts de marché dans la plupart des pays où ils sont utilisés. Eviter que ces derniers contribuent au financement des « tuyaux », c’est aussi leur donner les moyens de pérenniser leur position dominante dans l’économie de l’Internet. Ainsi, les entreprises américaines
ne seront pas tenues de contribuer au financement du réseau, aux Etats-Unis, mais aussi partout où cette décision pourrait potentiellement avoir un écho.
En Europe, le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne sont en négociations autour du projet de règlement « Marché unique des télécommunications ». Dans un premier temps, le Parlement avait adopté une définition de la neutralité du Net ne prévoyant que de rares exceptions à son application (14). Dans un communiqué daté du 4 mars 2015 (15), le Conseil européen a confirmé que le principe de non-discrimination entre les contenus serait inscrit dans le règlement. Cependant, des exceptions semblent finalement être envisagées : le communiqué laisse entendre que des accords seront autorisés pour les « services requérant un niveau spécifique de qualité ». En imaginant que ces accords impliquent des contreparties financières, les FCA contribueraient indirectement au financement de l’agrandissement des capacités du réseau nécessaire à l’acheminement des contenus les plus consommateurs de bande passante. Cette solution pourrait permettre d’atteindre un certain consensus
sur le marché des télécoms.

La Justice américaine est saisie
Aux Etats-Unis, au contraire, les nouvelles règles adoptées par la FCC souffrent déjà de nombreuses contestations. Le 23 mars 2015, deux requêtes en révision ont été déposées devant les juridictions américaines : Alamo Broadband, un câbloopérateur basé au Texas, et USTelecom, un groupe représentant plusieurs opérateurs de télécoms américains, considèrent que la nouvelle version de l’Open Internet Order
doit être annulée pour « excès de pouvoir » (16) et du fait de son caractère « arbitraire et fantasque ». Bien qu’attendue, cette rapide contestation devant les juridictions illustre les problèmes que peut soulever l’adoption de règles trop éloignées de la réalité du marché. En effet, si la décision de la FCC semble préserver l’essor de ses géants du numérique, elle ne permet guère de répondre à la question de leur participation au financement du réseau. @

« The Interview qui tue » la chronologie des médias !

En fait. Le 31 décembre, Sony Pictures Entertainment a annoncé la disponibilité de son film contesté par la Corée du Nord, « The Interview qui tue ! », sur des plateformes de vidéo à la demande (VOD) ou directement sur Internet, et ce simultanément à sa projection dans des salles de cinéma depuis Noël.

En clair. Sorti simultanément en salles et en VOD, le film « The Interview qui tue ! » n’a pas provoqué l’ire des professionnels du cinéma hollywoodien et d’ailleurs. C’est une première. D’autant plus que cette sortie multi-support est un succès. Le film de Seth Rogen, qui a provoqué la colère de la Corée du Nord (laquelle serait à l’origine de la cyberattaque massive dont Sony Pictures Entertainment a été victime fin novembre), a rencontré son public : au 7 janvier 2015, 36 millions de dollars ont été générés sur les services en ligne et 5 millions de dollars dans les salles de cinéma. Là où d’habitude
ce sont les salles de cinéma qui assurent la grande majorité des recettes d’un nouveau film. Il faut dire que seulement 580 salles obscures aux Etats- Unis ont accepté de le proposer, alors que 3.000 salles étaient prévues initialement au niveau national.

Les services de VOD, eux, l’ont vendu comme des petits pains (à 5,99 dollars en moyenne). Comme quoi, le day-and-date – comprenez la simultanéité salles-VOD –
est création de valeur pour le cinéma et les cinéphiles y trouvent leur compte. Pour un film que Sony avait renoncé, dans un premier temps, à diffuser mi-décembre suite à des cyberattaques imputables à la Corée du Nord (1), c’est un revirement heureux. Mais cette affaire est peu glorieuse pour les grands exploitants de salles de cinéma américains, qui avaient cédé aux menaces de représailles de la part de pirates informatiques du groupe Guardians of Peace (GOP). Comme quoi, les salles de
cinéma et leur monopole des sorties ont décidément droit de vie ou de mort sur les films, et de censure.

Il a fallu l’intervention du président des Etats-Unis pour réveiller les consciences.
Le 19 décembre, Barack Obama avait en effet qualifié d’« erreur » la décision de Sony Pictures Entertainment retirer son film. Ce qui a incité la major d’Hollywood à faire volte-face et à rattraper le temps perdu grâce à la simultanéité salles-VOD et à des exploitants de salles indépendants et des plateformes numériques (iTune/Apple, YouTube Movies/Google, Xbox Video/Microsoft, PlayStation/ Sony, Vudu/Wal-Mart, …) ravies de faire un pied de nez à la sacro-sainte chronologie des médias. Celle-ci, aux Etats-Unis, s’est déjà assouplie : les salles n’ont plus qu’un quinzaine de jours en moyenne d’exclusivité contre trois mois auparavant – quatre mois en France (2)… @

La chronologie des médias suspendue à l’accord Canal+

En fait. Le 18 décembre prochain, le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) se réunira – sous la houlette de son DG délégué Christophe Tardieu – pour tenter de sortir de l’impasse les négociations sur la chronologie des médias, censées aboutir d’ici la fin de l’année. Mais Canal+ bloque.

Christophe Tardieu

Christophe Tardieu, DG délégué du CNC

En clair. Selon nos informations, c’est le 13 novembre dernier que les organisations professionnelles du cinéma français ont adressé à Rodolphe Belmer, directeur général de Canal+, un courrier pour lui proposer de proroger de six mois, soit jusqu’au 30 juin 2015, leur accord 2010-2014 qui arrive à échéance le 31 décembre prochain.
Cet accord quinquennal, signé le 18 décembre 2009 avec la chaîne cryptée par les représentants du cinéma français (1),
ainsi que par le Syndicat de l’édition vidéo numérique (SEVN), fixe les obligations d’investissement et de préfinancement du groupe Canal+ dans des films français.

Du gel des droits et des fenêtres glissantes
Mais ce dernier, premier pourvoyeur de fonds du Septième Art français avec près
de 200 millions d’euros par an, avait stoppé net les discussions à peine engagées
et destinées à trouver un nouvel accord sur la prochaine période 2015-2019.
A l’origine de ce blocage : un courrier du Blic, du Bloc et d’UPF envoyé en octobre
à la ministre de la Culture et de la Communication Fleur Pellerin pour lui demander d’intercéder en leur faveur sur deux propositions d’évolution de la chronologie des médias. Cette initiative n’a pas du tout plu à Canal+. La première mesure souhaitée préconise le dégel des droits de la vidéo à la demande (VOD) pendant la fenêtre de diffusion des chaînes de télévision, Canal+ en tête. Il s’agit de remédier au fait qu’un film disponible en VOD au bout de quatre mois après la salle ne peut plus être commercialisé lorsque ce film est diffusé au bout de dix mois après la salle par la chaîne cryptée par exemple. La seconde mesure demandée par les organisations
du cinéma à Fleur Pellerin est la mise en place de fenêtres de diffusion glissantes lorsqu’une fenêtre d’exclusivité n’est pas exploitée par une chaîne de télévision.

La proposition de prorogation de six mois de l’accord « Cinéma » devrait aller dans
le sens de Canal+ qui ne voulait pas entendre parler de renégociations tant que la réforme en cours de la chronologie des médias n’avait pas abouti. Or, ces discussions sur les règles qui régissent la sortie de films après la salle de cinéma (VOD/DVD, chaînes payantes, chaînes gratuite) peinent à trouver un consensus (2) – notamment sur le passage de quatre à trois mois pour la disponibilité de films en VOD et le passage de trente-deux à vingt-quatre mois la disponibilité de films en SVOD –
le rapport Lescure ayant, lui, préconisé 18 mois. @