Alors que son fondateur Julian Assange est victime d’un harcèlement judiciaire, Wikileaks fait de la résistance

L’Australien Julian Assange, fondateur de Wikileaks, n’aura jamais autant défrayé la chronique depuis son arrestation le 11 avril à l’ambassade d’Equateur à Londres où il était réfugié depuis sept ans. Il est accusé de « piratage informatique » par les Etats-Unis qui demandent son extradition. Mais rien n’arrêtera Wikileaks.

Son fondateur Julian Assange (photo) aura beau être accusé, harcelé, arrêté, détenu arbitrairement, menacé d’extradition à la demande des Etats-Unis ou encore victime en Angleterre d’une condamnation « disproportionnée » (1) – comme l’a qualifiée le 3 mai, journée mondiale de la liberté de la presse, le comité des droits de l’homme de l’ONU –, cela n’empêchera pas le site « multi-national » d’informations Wikileaks de continuer à exister
et à révéler secrets, scandales, désinformations, corruptions ou compromissions. Créé en 2006 par l’Australien né Julian Hawkins (du nom de sa mère qui s’est ensuite remariée), le média indépendant le plus redouté des puissants de la planète continue à divulguer des données censées ne pas être rendues publiques – avec l’aide de lanceurs d’alertes préservés par l’anonymat et le chiffrement de leurs envois. « Wikileaks se spécialise dans l’analyse et la publication de grands ensembles de données de documents officiels censurés ou bien restreints concernant la guerre, l’espionnage et la corruption. Jusqu’à présent, plus de 10 millions de documents et d’analyses associées ont été publiés », indique Wikileaks sur son site web principal. Ses révélations ne cessent de déstabiliser et de provoquer des remous à travers le monde – surtout aux Etats-Unis.

« Wikileaks, j’adore Wikileaks ! » (Trump, en 2016)
Donald Trump, à qui l’on demandait le 12 avril dernier son avis sur l’arrestation la veille à Londres de Julian Assange, a dû botter en touche : « Je ne sais rien de Wikileaks, ce n’est pas mon affaire ». Alors que trois ans plus tôt, lors de la campagne présidentielle américaine, il s’était montré enthousiaste à la suite de la publication par Wikileaks – en juillet puis octobre 2016 – de plusieurs milliers de contenus d’e-mails embarrassants du Parti démocrate et surtout ceux du directeur de campagne d’Hillary Clinton : « Wikileaks, j’adore Wikileaks ! », s’était alors exclamé Donald Trump…
« Je suis juste un grand fan », avait-il ensuite tweeté en janvier 2017 une fois président des Etats-Unis. Jusqu’à ce que Wikileaks publie par la suite des documents compromettants pour la CIA, l’agence centrale de renseignements et d’opérations clandestines américaine, selon lesquels le Département de la Justice (DoJ) avait relancé secrètement une procédure contre Julian Assange pour « association de malfaiteur en vue de piratage informatique » – ce pourquoi le fondateur de Wikileaks a été inculpé en mars 2018 et fait maintenant l’objet d’une demande d’extradition afin d’être jugé aux Etats-Unis.

Caillou dans la chaussure de l’oncle Sam
La justice américaine l’accuse de conspiration en ayant aidé la soldat américano-britannique Chelsea Manning – ex-analyste informaticienne du renseignement militaire américain (3) – à obtenir un mot de passe de la Défense. Celui qui est toujours directeur de la publication (publisher) du site d’investigation le plus célèbre du monde n’est en revanche pas poursuit à ce stade pour publication de documents confidentiels ni pour espionnage. Pourtant, le directeur de la non moins célèbre Central Intelligence Agency – qui était alors Mike Pompeo, devenu il y a un an le 70e secrétaire d’Etat
des Etats-Unis d’Amérique (l’équivalent du ministre des Affaires étrangères) – s’était emporté en accusant publiquement Wikileaks d’être un « service de renseignement
non étatique hostile » !
Le média en ligne de Julian Assange s’était déjà mis à dos le pays de l’oncle Sam
en publiant à partir de juillet 2010 des centaines de milliers de documents militaires classés secret-défense de la guerre en Afghanistan, puis des « câbles » (télégrammes) diplomatiques américains compromettants sur les activités et les bavures de l’armée américaine lors de la guerre en Irak (4). A la suite de ces divulgations sans précédent, l’Australien s’était réfugié en 2012 à l’ambassade d’Equateur à Londres pour ne pas tomber dans les mains de la justice américaine – prête à tout pour incarcérer le journaliste, qui refuse d’être extradé vers la Suède, laquelle pourrait à son tour le remettre aux Etats-Unis. « L’enjeu pourrait être une question de vie ou de mort pour Monsieur Assange », a prévenu le 2 mai Kristinn Hrafnsson, le journaliste d’investigation islandais et rédacteur en chef de Wikileaks depuis septembre 2018, après en avoir été le porte-parole. Le 7 mai, Julian Assange (47 ans) a eu la visite en prison de l’actrice Pamela Anderson qui a appelé à lui « sauver la vie ».
Outre son bras de fer avec la plus grande puissance mondiale, le cybermilitant a maille à partir avec Google à qui il reproche sa duplicité. En 2018, Julian Assange a publié
« Google contre Wikileaks. L’histoire secrète de ma confrontation avec le président
de Google [Eric Schmidt, ancien PDG de Google qu’il vient de quitter en mai, ndlr] », publié aux éditions Ring. Le différend remonte à 2012, lorsque que le géant du Net a permis aux autorités américaines d’accéder aux courriers électroniques de Kristinn Hrafnsson et deux autres journalistes de Wikileaks. Et ce, à la suite de mandats émis cette année-là – dont Wikileaks a publié les copies –, mais « contestables » au regard du Privacy Protection Act américain qui protège les médias des intrusions judiciaires.
« Consternés », les trois journalistes avaient reproché en janvier 2015 à Google d’avoir tardé à les en avertir (fin décembre 2014 seulement). Si, par ailleurs, le site web de Wikileaks mentionne toujours ses médias et organisations partenaires de la première heure (5), tels que Le Monde, Libération, Mediapart (France), Der Spiegel (Allemagne), The Guardian (Grande-Bretagne), El País (Espagne), L’Espresso (Italie), The New York Times, Washington Post (Etats-Unis), ainsi que Reporters sans frontières (RSF), beaucoup ont pris leurs distances par la suite. Certains journaux ont reproché au lanceur d’alertes d’avoir rendu publics des documents bruts au risque de mettre en danger des « sources » dans des pays.
Certains de ses confrères de par le monde semblent avoir oublié que Wikileaks a reçu dès 2008 le « New Media Awards » de l’hebdomadaire britannique The Economist et en 2009 le « Media Awards » d’Amnesty International. Julian Assange, qui a été proposé en 2011 (par le député norvégien Snorre Valen) pour le Prix Nobel de la Paix (6), a été désigné personnalité de l’année 2010 par le magazine américain Time (7) et a reçu la même année du quotidien Le Monde le Prix du choix des lecteurs pour la personnalité de l’année. Parmi d’autres récompenses, le patron de Wikileaks a reçu en 2013 le
« Courage Award for the Arts » de la part de la Japonaise Yoko Ono (8), la femme de feu John Lennon, le guitariste des Beatles.
Aux yeux du grand public, Julian Assange reste une icône de la liberté d’informer et
le plus emblématique des lanceurs d’alertes – avec Edward Snowden, Hervé Falciani
et bien d’autres de plus en plus nombreux. La fréquentation du site web principal – wikileaks.org, aux multiples sites miroirs afin de déjouer les tentatives de neutralisation – dépasse les 2 millions de visites par mois, selon le trafic relevé par Similarweb, dont 30 % provenant d’abord des Etats-Unis, 10 % du Royaume-Unis et 5 % de France.

Financement par dons et produits dérivés
Le modèle économique de Wikileaks, site web édité par l’organisation à but non lucratif Sunshine Press Productions créée en 2010 en Islande, ne s’appuie ni sur la publicité
ni sur des abonnements. Ses sources de revenus proviennent de dons (https://lc.cx/Donate) : « Vos dons financent les projets Wikileaks, le personnel, les serveurs et l’infrastructure de protection ». Ce que l’on sait moins, c’est que Wikileaks fait du e-commerce de produits dérivés à sa marque média (t-shirts, stickers, polos, coques de smartphone, etc.) via le site web wikileaks.shop géré par la société Courageous Merchandise, basée au Canada. @

Charles de Laubier

Tout en justifiant son soutien à la directive « Copyright », Qwant prépare une grosse levée de fonds et vise la Bourse

Slogan de Qwant : « Le moteur de recherche qui respecte votre vie privée » – … « et le droit d’auteur », rajouteraiton depuis que son PDG Eric Léandri soutient la directive « Droit d’auteur » – adoptée le 26 mars. Mais il se dit opposé au filtrage du Net. Côté finances, le moteur de recherche veut lever 100 millions d’euros et vise la Bourse.

Qwant, société franco-allemande dont le capital est détenu majoritairement par son PDG fondateur Eric Léandri (photo), à 20 % par la CDC et à 18,4 % par le groupe de médias allemand Axel Springer (1), cherche d’abord à lever 30 millions d’euros de cash dans les deux mois. Objectif : accélérer le développement de ses plateformes. « Nous sollicitons des investisseurs, tandis que nos actionnaires CDC et Axel Springer nous suivent. Ensuite, nous irons vers une vraie belle augmentation de capital d’ici la fin de l’année ou début 2020, avec une levée de fonds à 100 millions d’euros », indique Eric Léandri à Edition Multimédi@. Avec une introduction en Bourse à cette occasion ? « Allez savoir… Rien n’est fermé ! Pour cela, vous avez des obligations d’être propre au niveau comptable », nous a-t-il confié. Concernant le financement de 25 millions d’euros consenti par la Banque européenne d’investissement (BEI) en octobre 2015, le solde a finalement été entièrement versé en 2018. Le renforcement financier de Qwant prend du temps, l’explication de son soutien à la directive européenne « Droit d’auteur dans le marché unique numérique » aussi ! Eric Léandri ne cesse de devoir justifier son choix – mais en assurant qu’il est contre les robots de filtrage automatisé que permet l’article 13 (devenu 17) de cette directive adoptée le 26 mars.

Liberté de l’Internet versus presse indépendante ?
 « Il fallait que la directive “Droit d’auteur” soit votée pour que la presse finisse par être indépendante et libre. Sinon, d’ici trois ans, il n’y aura plus de journaux, sauf quelques-uns financés par des géants et des journalistes payés au lance-pierre. Et sans presse, un moteur de recherche n’est pas capable de vous donner autre chose que les résultats de l’Internet », nous explique-t-il. D’un côté, il est salué par le ministre de la Culture, Franck Riester, pour « a[voir]annoncé le 20 mars son engagement en faveur de la directive “Droit d’auteur” ». De l’autre, il est critiqué pour avoir appelé à voter pour un texte qui déroule le tapis rouge aux robots filtreurs au profit des  ayants droits mais – potentiellement – au détriment de la liberté d’expression et des droits fondamentaux.
« Je ne mets pas en balance la liberté de l’Internet contre la liberté des auteurs et ayants droit, nous assure Eric Léandri. Je dis que ce n’est pas des robots filtreurs qu’il faut mettre devant les sites web ».

« Précédent démocratiquement redoutable »
Et le PDG de Qwant de mettre en garde les industries culturelles : « Si c’est le filtrage généralisé que veulent nos amis les ayants droits, ils vont se retrouver en conflit avec d’autres dispositions européennes qui l’interdisent (4) ». Pour un moteur de recherche européen « qui protège les libertés de ses utilisateurs », mais qui ouvre la boîte de Pandore à la légalisation du filtrage généralisé sur « un Internet libre » dont il se revendique pourtant comme un de ses fervents « défenseurs », c’est pour le moins troublant. Le paradoxe de Qwant a de quoi désorienter les internautes qui, à raison
de 70 millions de visites par mois atteintes à ce jour par cet « anti- Google », ont généré en 2018 plus de 18 milliards de requêtes, contre 9,8 milliards en 2017. Le moteur de recherche franco-allemande ne cesse de vanter son modèle avec « zéro traceur publicitaire », son PDG allant jusqu’à présenter son moteur de recherche comme « la Suisse de l’Internet ». Cela ne l’empêche pas d’aller dans le sens du risque énorme pour le Web – 30 ans cette année (5) – de voir se généraliser les robots pour surveiller les contenus de ses utilisateurs.
Pour éviter d’en arriver là, tout va maintenant se jouer lors de la transposition dans chaque pays européen de cette directive « Droit d’auteur » et de son article 13 (devenu 17), lequel (6), concède Eric Léandri, « est écrit avec les pieds » ! « Battons-nous pour mettre en place un site web, totalement open source de base de données globale partagée des auteurs, interrogeable à tout moment, qui est le contraire d’un filtre. Car si l’on généralise par exemple Content ID de YouTube, qui récupérera alors les adresses IP des internautes, cela entre là aussi en contradiction avec toutes les lois européennes – dont le RGPD (7) exigeant le consentement préalable des visiteurs. Cela ne passera pas », prévient-il. Le PDG de Qwant affirme n’être ni « anti-droit d’auteur » ni « pro-GAFA ». Dans un droit de réponse en juillet 2018, sa société mettait tout de même
en garde : « L’article 13 [le 17] créerait de notre point de vue un précédent démocratiquement redoutable » (8). Guillaume Champeau (photo de droite), l’ancien journaliste fondateur et dirigeant de Numerama, devenu il y a deux ans et demi directeur « Ethique et Affaires juridiques » de Qwant, ne disait pas autre chose sur le blog de l’entreprise en juin 2018 : « [L’article 13 devenu 17]exigera des plateformes qu’elles implémentent des méthodes de filtrage automatisées. (…) Ceci aura un impact sur la liberté d’expression » (9). Et il sait de quoi il parle, lui qui fut l’auteur d’un mémoire universitaire en 2015 intitulé « Les intermédiaires de l’Internet face aux droits de l’homme : de l’obligation de respecter à la responsabilité de protéger ». Tristan Nitot, ancien dirigeant de Mozilla Europe devenu il y a près d’un an vice-président
« Advocacy, Open Source & Privacy » de Qwant, se retrouve lui-aussi en porte-à-faux après l’adoption de la directive « Copyright ». Ces deux dirigeants ont forgé ces dernières années leur réputation sur la défense des droits fondamentaux sur un Internet ouvert et neutre. Vont-ils démissionner pour autant ? « Démissions ? Non, il y a aucune démission en perspective, nous répond Eric Léandri. Ils veulent maintenant trouver des solutions. Il n’est pas question de démissionner devant des lois qui ne me conviennent pas vraiment, mais qui empêchent les uns (grands) d’écrabouiller les autres (petits) ». Dans un tweet posté juste après le vote des eurodéputés en faveur de la directive
« Copyright » (lire p.3), le directeur « Ethique et Affaires juridiques » de Qwant ne s’avoue pas vaincu pour autant : « Maintenant que la #CopyrightDirective a été adoptée, nous devons travailler ensemble pour créer les outils libres et ouverts dont nous aurons besoin (y compris une base de données ouverte de signatures d’oeuvres protégées). L’article 13 [le 17] ne devrait pas être appliqué sans ceux-ci ! ». Ce projet de serveur centralisé en laisse perplexes plus d’un (10) (*). Cette solution de la dernière chance a pour but d’éviter non seulement les robots filtreurs mais aussi de recourir aux technologies propriétaires d’identification des œuvres, telles que Content ID (11) ou à Rights Manager de Facebook. Et le PDG de Qwant d’assurer à Edition Multimédi@ :
« Ma proposition règle tous les problèmes et n’entre en conflit avec aucun autre règlement. Qwant financera cette plateforme, non exclusive, que l’on mettra à disposition courant avril. Ce site aura une capacité à gérer des milliards de photos [y compris vidéos, musiques et textes, ndlr]. Nous mettrons aussi les technologies open source à disposition pour que cette base puisse être dupliquée partout en Europe ».

« Mission d’étude » Hadopi-CNC-CSPLA
Mais quid du reste du monde au regard de l’Internet sans frontières ? Reste à savoir
s’il ne s’agira pas d’une usine à gaz. Qwant n’ira pas voir lui-même tous les éditeurs de contenus ; ce sont eux qui les déposeront dans la base d’indexation pour les protéger. L’Hadopi, le CNC et le CSPLA ont lancé le 1er avril « une mission conjointe d’étude et de propositions sur les outils de reconnaissance des contenus protégés sur les plateformes ». @

Charles de Laubier

Pierre Louette fête ses 1 an à la tête du « Groupe Les Echos-Le Parisien », plus digital et hors-presse que jamais

Il y a un an, le 12 mars 2018, Pierre Louette, auparavant directeur général délégué d’Orange, prenait ses fonctions de PDG de ce qu’il est convenu d’appeler depuis eux ans « Groupe Les Echos-Le Parisien » – sans que cette holding n’existe encore vraiment. Son prédécesseur, Francis Morel, conseille maintenant Google.

Pierre Louette (photo) y a débarqué il y a un an de chez Orange où il était directeur général délégué ; son prédécesseur Francis Morel en est parti et conseille aujourd’hui Google. Comme quoi,
le « Groupe Les Echos-Le Parisien » – ainsi appelé depuis le rachat en octobre 2015 de la société éditrice Le Parisien Libéré (Le Parisien-Aujourd’hui en France, Le Parisien Magazine, …)
par le groupe Les Echos (Les Echos, Investir, Radio Classique, Connaissance des arts, …) – prend des aires de plaque tournante du numérique. Ce pôle « médias » du géant mondial des produits de luxe LVMH se retrouve à la croisée des chemins entre médias et digital. En rejoignant le groupe de Bernard Arnault il y a un an, Pierre Louette faisait en réalité un retour aux sources :
au début des années 2000, il avait dirigé durant trois ans la société d’investissement Europ@web – filiale Internet de la holding personnelle Groupe Arnault, de l’homme devenu le plus riche de France (et d’Europe). Mais cette activité de capital-risque fut effectivement risquée : l’éclatement de la bulle Internet à l’époque a eu raison de ce fonds qui été dissout en avril 2001, malgré une cinquantaine de participations dans des start-up et le soutient dès novembre 2000 de Suez Lyonnaise des Eaux entré à hauteur de 30 % du capital d’Europ@web.

Dix-huit ans après l’échec d’Europ@web, le retour
La récession provoquée par les attentats du 11 septembre 2001 a accéléré la déconfiture de nombreuses pousses du Net (1) et, de fait, donné le coup de grâce
aux ambitions de Bernard Arnault dans Internet. Dix-huit ans plus tard, Pierre Louette est aux commandes du « Groupe Les Echos-Le Parisien » – un « pôle » du groupe LVMH, en attendant une holding commune. Entre l’ancienne « nouvelle économie » sur laquelle s’est échoué Europ@web et l’« économie numérique » d’aujourd’hui qui permet à la presse de surfer pour compenser le déclin de ses journaux papier, les temps ont changé. Bernard Arnault est en passe de reprendre sa revanche sur le Web avec l’aide de l’ex-numéro deux d’Orange et ancien PDG de l’AFP. En un an, Pierre Louette a donné un coup d’accélérateur à la mutation numérique et « post-pub » du groupe de médias de LVMH. Cela passe d’abord par de nouvelles acquisitions (2). « Il y a de l’argent qui est là, pour financer nos propres opérations, nos logiciels, notre intégration, le développement et éventuellement des acquisitions comme il y en a eues, et il y en
a quelques autres qui sont envisagées », a déclaré Pierre Louette, le 9 janvier dernier devant l’Association des journalistes médias (AJM).

Investissements en vue, dans l’AdTech aussi
Quelques semaines après, le 4 février, il annonçait en effet le rachat au groupe Lagardère du site web Boursier.com édité par Newsweb ainsi que les activités de
cette agence éditoriale. « Au sein du groupe Les Echos-Le Parisien, ces activités
sont rapprochées de la société Investir Publications », a-t-on expliqué. Boursier.com comptait alors une dizaine de journalistes. Le montant de la transaction n’a pas été dévoilé. L’investissement externe précédent est intervenu à l’automne dernier : le 3 décembre, le groupe Les Echos-Le Parisien annonce son entrée en tant qu’actionnaire minoritaire au capital de Binge Audio, une société éditrice et diffuseur de podcasts cofondée par Joël Ronez, ancien directeur des nouveaux media de Radio France (3) et ex-responsable web d’Arte. Binge Audio produit déjà des flashs audio pour Le Parisien, diffusés à la demande sur les enceintes connectées et les assistants vocaux tels qu’Alexa d’Amazon (4). Le journal Les Echos aura son quotidien audio. D’autres productions sonores sont à venir pour Radio Classique, Investir et Connaissance
des arts. Ce « rapprochement » va aussi se concrétiser par des synergies commerciales en direction d’annonceurs et de partenaires – « avec des formats audio premium et intégrés (brand content, sponsoring) ».
Auparavant, le groupe « médias » de LVMH avait annoncé en mai 2017 l’acquisition
de 78 % du capital de Netexplo, observatoire du digital et producteur de contenus académiques. L’année précédente, la diversification s’était faite dans la communication digitale d’entreprise avec la société Pelham Media (intégrée dans Les Echos Publishing). Pierre Louette a dit vouloir accélérer cette diversification : « On va avoir tout un ensemble de moteurs de croissance, à l’instar de ce que Le Figarofait en allant jusqu’à avoir des agences de voyage dans la rue. Il faut s’entourer de moteurs auxiliaires qui sont des activités intrinsèquement rentables, dans le publishing [création de médias pour des marques, ndlr], les annonces légales, dans les événements
comme Vivatech », a-t-il expliqué en début d’année devant l’AJM. Le PDG du pôle médias de LVMH veut aussi investir dans la technologie, « ce que nous permet notre capitalisation ». Il estime que « lorsque l’on propose un abonnement à 9,99 euros par mois, on est comparé en qualité d’exécution aux 7,99 euros de Netflix, devenu le standard de comparaison des consommateurs aujourd’hui. Il faut que cela marche aussi bien que pour un journal, sans pannes ni incidents ». Pour investir dans la technologie, le groupe a créé début 2019 un incubateur-accélérateur baptisé « 2050 » au sein du pôle de monétisation « Les Echos-Le Parisien Partenaires » dirigé par Corinne Mrejen. C’est là qu’a été accueilli le partenariat capitalistique avec Binge Audio. « D’autres investissements, plus “IT” encore, pourront se faire dans la monétisation publicitaire ou pourquoi pas jusque dans l’AdTech qui m’intéresse beaucoup. J’ai été investisseur à plusieurs reprises dans ma vie, la dernière période en créant Orange Ventures [Orange Digital Ventures, dont il fut président, ndlr] », a indiqué Pierre Louette. Sans attendre d’investir dans une AdTech, une de ces startup spécialisées dans les technologies publicitaires (data, intelligence artificielle, blockchain (5), …), Corinne Mrejen, également présidente de la régie publicitaire Team Media – alias Les Echos-Le Parisien Médias (6), dispose déjà depuis trois ans d’une plateforme de gestion de données (DMP), et maintenant d’une plateforme de gestion du consentement (CMP). Elle s’appuie aussi sur Smart (7), une AdTech française spécialisée dans la monétisation publicitaire programmatique justement.
Si le pôle Les Echos-Le Parisien Partenaires pèse aujourd’hui 35 % du chiffre d’affaires du groupe, l’objectif est d’atteindre les 50 % d’ici cinq ans – forte rentabilité de ces activités oblige. Et pour tenter de peser face à Google et Facebook dans la publicité en ligne, le groupe est cofondateur de l’alliance Gravity Data Media, dont Pierre Louette est président. Objectif : mutualiser les données et cibler les audiences (8). Team Media est aussi membre de Mediasquare, place de marché médias née en 2018. Quant aux sites web des Echos et du Parisien, ils sont en train d’être refondus pour l’été prochain. Une fois que la société éditrice du Parisien-Aujourd’hui en France sera, elle, restructurée – recapitalisation de 83 millions d’euros en 2018 via la holding Ufipar de LVMH qui, selon La Lettre A, a apuré la dette de 440 millions d’euros, et plans de départs –, une vraie société holding commune à l’ensemble des médias de Bernard Arnault pourrait alors être mise en place dans un climat social plus apaisé.

Rentabilité du groupe dans « 5 à 10 ans » ?
Entre croissance externe, investissements technologiques et développement dans le hors-média (médias de marques, brand content, événementiel, conférences, relations publiques, …), le pôle médias de Bernard Arnault vise à moyen terme la rentabilité (9). « On a fait une très belle année 2018, assure Pierre Louette. On travaille à être à l’équilibre ou pas loin. On n’a pas vocation à perdre (de l’argent) très longtemps car ce n’est pas sain pour personne. Je me place dans une perspective de 5 à 10 ans ». @

Charles de Laubier

Fabrice Fries, PDG de l’AFP : « Trouver un équilibre entre notre visibilité sur Internet et nos clients »

A la tête de l’AFP depuis huit mois, Fabrice Fries a répondu le 3 décembre aux questions de l’Association des journalistes médias (AJM) – notamment sur la prolifération des dépêches à travers les sites web et blogs, ainsi que sur le « droit voisin » réclamé par la presse face à Google, Facebook et autres agrégateurs d’actualités.

Si les dépêches de l’AFP se retrouvent reprises par une multitude de sites de presse en ligne et des blogs d’information, qui les mettent en libre accès sur Internet et les mobiles, à quoi bon pour les médias de s’abonner aux « fils » de l’AFP ? C’est l’une des toutes premières questions posées par l’Association des journalistes médias (AJM) à Fabrice Fries (photo), président-directeur général de l’Agence France-Presse depuis le 15 avril 2018. « Vous pointez le doigt sur un vrai sujet. La vraie question est un problème d’équilibre à trouver entre un minimum de visibilité sur les sites (web) et la génération du chiffre d’affaires que l’on fait avec nos clients », a-t-il répondu. Cette surabondance en ligne de dépêches d’agences de presse telles que celles de l’AFP, mais aussi de Reuters, d’Associated Press (AP) ou encore de Bloomberg, ne date pas d’hier mais elle n’a jamais été aussi visible depuis que la presse sur Internet (1) est apparue avant les années 2000, accompagnée d’une multiplication de sites web et de blogs d’information. Cette prolifération de dépêches – plus ou moins « bétonnées » (2) – aboutit à un effet « moutonnier » des médias en ligne, avec pour conséquence une uniformisation de l’information. Cela tend à décrédibiliser au passage le journalisme et la presse aux yeux du grand public, les internautes et les mobinautes se retrouvant à lire les mêmes dépêches d’un titre à l’autre, ou ayant une impression de déjà lu…

L’AFP face au « copié-collé » de ses dépêches sur le Net
Ce « copié-collé » médiatique a d’ailleurs été démontré par une étude publiée en mars 2017 par l’Institut national de l’audiovisuel (INA) et intitulée « L’information à tout prix » (3). Ses auteurs ont décrit l’ampleur du phénomène et les liens de cause à effet : « Sur l’actualité chaude, (…), nous avons montré que deux-tiers du contenu était en fait du copié-collé, ce qui vient, d’une part, d’une utilisation très forte des dépêches d’agences, que ce soit l’AFP mais aussi Reuters ou AP. D’autre part, cela est lié au fait qu’on a malheureusement des rédactions qui ont pas mal réduit la voilure ». Résultat : « 64 % de ce qui est publié en ligne est du copié-collé pur et simple » !

Anti-piratage : l’AFP surveille Web et TV
L’AFP se retrouve face à un sérieux dilemme, d’autant que, une fois les dépêches publiées en ligne par de nombreux éditeurs de sites web, de blogs ou d’applications mobiles (abonnés ou pas à l’AFP d’ailleurs), ces mêmes dépêches accessibles gratuitement sur Internet peuvent être reprises et partagées en l’état par les internautes et mobinautes. Quelque peu embarrassé par le problème soulevé par l’AJM, Fabrice Fries a indiqué que cela rejoignait la question de la lutte contre le piratage de photos ou de vidéos produites par l’agence de presse, laissant répondre sur ce point Marie-Noëlle Vallès, nommée directrice de la marque et de la communication de l’AFP en novembre dernier : « Nous-mêmes, nous mettons en ligne et sur les réseaux sociaux une sélection de dépêches. C’est en effet un outil de visibilité et un enjeu d’attractivité de
la marque. Sur le texte, la lutte contre le piratage est très compliquée. Pour l’image (photos et vidéos), nous avons en revanche un outil technologique très élaboré de
lutte contre le piratage », explique-t-elle, également en charge du développement commercial de la vidéo au sein de la direction commerciale et marketing de l’AFP –
où elle est entrée il y aura 30 ans en 2019.
Selon nos informations, l’Agence France-Presse a confié il y a plus de deux ans à PicRights la gestion du respect des droits d’auteur des images qu’elle produit (3.000 photos et 75 infographies par jour). Cette société suisse basée à Zürich scanne les sites web à la recherche d’images AFP par similarité. Près de 400 millions de scans sont ainsi opérés chaque année pour l’AFP, dans une douzaine de pays pour l’instant (Europe, Amérique du Nord/Canada, Moyen-Orient et récemment Brésil). PicRights s’occupe non seulement de l’identification des photos présumées piratées, mais aussi de la collecte des sommes à payer auprès des éditeurs de sites web « en faute » pour rémunérer les ayants droit des images utilisées sans autorisation. Pour la vidéo, cette fois, l’AFP – dont la production est actuellement de 250 vidéos par jour – fait appel depuis plus de dix ans à Teletrax. Cette société britannique (basée à Londres et filiale de Medialink) scrute pas moins de 2.100 chaînes de télévision dans plus de 76 pays, afin de détecter très précisément les vidéos de l’AFP dans les programmes télévisés grâce à la technologie d’empreinte numérique développée par Civolution (4). Quant aux dépêches AFP, elles sont plus délicates à protéger dans la mesure où elles pullulent sur Internet au rythme des 5.000 produite chaque jour. Toujours selon nos informations, l’agence de la place de la Bourse a confié à la MatchHamster le pistage de ses textes sur le Web. Cette société néerlandaise (basée à Amsterdam) scanne tous les sites web (du moins ceux indexés par Google) pour calculer le pourcentage de similarité des pages « texte » des sites web avec les dépêches. « Normalement, nous concédons des droits de licence [avec un droit de reprise d’un certain nombre de dépêches par mois, ndlr] mais nous ne donnons pas le droit à nos clients de mettre tous nos contenus sur les plateformes (en ligne). C’est pour cela que nous pensons être légitimes à bénéficier du droit voisin », a expliqué le patron de l’AFP devant l’AJM. Faisant l’objet d’un âpre débat dans le cadre du projet de directive européenne sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique (5), ce droit voisin a pour but de faire payer les Google News, Yahoo News et tous les agrégateurs d’actualité. C’est, selon Fabrice Fries,
« d’abord une question de principe avant d’être un enjeu de business ». L’AFP recours au cabinet de lobbying GPlus (groupe Omnicom) à Bruxelles. Il s’agit de faire reconnaître « la valeur de l’information en ligne, de qualité et honnête, qui a un prix », même sous la forme de snippets, ces courts extraits associés aux hyperliens. « Pour que l’on puisse suivre si rémunération il y a, il faudra que l’on ait des outils d’anti-piratage et de tracking », envisage-t-il. Le nouveau PDG, dont mandat de cinq ans court jusqu’au 15 avril 2023, compte-t-il donner encore plus de visibilité à l’agence sur Internet en sélectionnant encore plus de contenus (dépêches, photos et vidéos), comme peuvent le faire ses concurrents mondiaux Reuters, AP ou Bloomberg, et comme l’avait envisagé son prédécesseur Emmanuel Hoog avant d’y renoncer sous la pression des clients « presse » historiques de l’AFP ? « Ce n’est pas dans les dossiers que j’ais en ce moment. Pour moi, ce n’est pas d’actualité. On a déjà fait beaucoup ; l’AFP est déjà très présente (en ligne). Et cela rejoint la question de savoir ce que l’on retrouve sur Internet et quel est l’impact », a répondu Fabrice Fries. Bien que Emmanuel Hoog ait dû réfréner ses ambitions initiales de « sortir d’un système strict où les agences vendent des contenus aux journaux, qui les vendent au grand public » (6), jamais l’AFP ne s’est autant déployée sur Internet : site AFP.com, compte Facebook, chaîne YouTube, @AFP sur Twitter, AFPphoto, AFPsport et AFPentertainment sur Instagram, Making-of.afp.com, le site data EDNH.news européen, …

Internet et mobile : présence ambiguë
« Nous pourrions arriver sur Instant Articles [le fil d’actualité de Facebook, ndlr],
en tant qu’AFP. C’est en tout cas une possibilité que l’on étudie », avait même avancé Emmanuel Hoog devant l’AJM, le 5 avril 2017, ayant conscience de marcher sur des oeufs : « Quand je dis que l’AFP doit être présente sur Internet, cela a toujours été mal compris » (7). L’ambiguïté perdure. @

Charles de Laubier

Les kiosques numériques, ne veulent pas être assimilés aux « Google News »

Le groupe Le Monde boude toujours les kiosques numériques qui, selon lui,
« détruisent de la valeur » et présentent « un risque trop important ». Mais ePresse, LeKiosk, SFR Presse ou encore PressReader ne veulent pas être amalgamés aux agrégateurs d’actualités qui, eux, ne paient pas les éditeurs.

« Moi, j’établis une corrélation entre le fait que l’on soit
e premier acteur en termes d’abonnés digitaux, avec la croissance la plus forte et le panier moyen le plus élevé,
et notre absence des kiosques numériques.
Je pense que ces kiosques digitaux détruisent de la valeur »,
a déclaré Louis Dreyfus, président du directoire du groupe Le Monde, devant l’Association des journalistes médias (AJM), le 19 septembre dernier. « Dans la durée, vendre en kiosque numérique, c’est un risque trop important », a ajouté le directeur du quotidien de référence.

Avec les FAI, existe le risque de « gratuité »
Le patron du Monde fustige notamment la politique tarifaire des opérateurs télécoms, avec lesquels les principaux kiosques numériques ont passé des accords de diffusion : Orange avec ePresse ; Bouygues Telecom et Canal+ avec LeKiosk ; SFR avec ePresse et LeKiosk avant de racheter miLibris. Mais ces partenariats ont donné l’impression aux abonnés des fournisseurs d’accès à Internet (FAI) que la presse
leur était livrée gratuitement en étant incluse dans leur forfait. « Il est très compliqué d’arriver à défendre auprès des lecteurs le fait que des contenus de qualité doivent être payants, a déploré Louis Dreyfus. C’est prendre le risque de les proposer gratuitement pour eux – parce que c’est le cas. Prenons SFR – 12 millions de clients – à qui je donnerais mon journal gratuitement. Les 12 millions ne paient pas. Si j’arrête, à la
suite d’un changement fiscal par exemple, comment j’arrive à convaincre 12 millions d’usagers que maintenant mon journal est payant ? Nous avons des marques qui me permettent de dire cela ». Donc, pas question pourLe Monde d’aller sur les kiosques numériques. Plutôt développer en interne les abonnements numériques (1), dont s’occupe au niveau du groupe Aurore Bertrand (actuelle directrice du marketing de Télérama).
Interrogé par Edition Multimédi@ pour savoir si ces e-kiosques ne pouvaient pas être une solution complémentaire pour attirer un public plus jeune que celui du quotidien (dont la moyenne d’âge est de 44 ans), Louis Dreyfus nous a répondu qu’il « préfér[ait] les voir venir acheter le journal directement ». Ce refus du Monde d’aller sur les e-kiosques ne date pas d’hier. Le 14 janvier 2011, les trois nouveaux propriétaires du groupe Le Monde – Pierre Bergé (décédé en septembre 2017), Xavier Niel et Matthieu Pigasse, accompagnés par Louis Dreyfus – étaient tous venus devant l’AJM pour détailler leur stratégie de redressement du titre. Déjà se posait la question d’aller ou pas sur le kiosque ePresse que les éditeurs fondateurs (sans Le Monde) voyaient comme un rempart contre les Gafa. « On a peur de rien… On n’est pas obligé d’ériger des forteresses ou des forts Chabrol ! », avait alors ironisé Matthieu Pigasse (2). Et le départ en 2012 du PDG de la filiale Le Monde Interactif, Philippe Jannet, à l’époque encore président du Geste (3) et allant prendre la direction générale du GIE ePresse, n’a pas fait évoluer d’un iota la position du quotidien du soir. Le groupe Le Monde fait partie d’un nombre très restreint d’éditeurs puissants qui ont des marques importantes, autour desquelles ils veulent créer un écosystème indépendant de tous les autres canaux de distribution.
Mais très peu peuvent se permettre de fonctionner dans un tel environnement autosuffisant. En fait, de grands éditeurs à fort marque, dont Le Monde, ont déjà eu des discussions avec les opérateurs télécoms, à qui ils ont demandé d’être distribués en direct, comme un produit spécifique – à l’instar d’Orange distribuant BeIn ou Canal+.
Si les discussions avaient abouti, cela aurait été des accords de diffusion très valorisants pour une telle marque de presse. Mais les opérateurs télécoms ne sont pas prêts aujourd’hui à entrer dans ce genre d’accord. Car si les FAI ouvrent la porte à un éditeur, si prestigieux soit-il, ils prendraient le risque de voir tous les autres éditeurs arriver derrière en leur disant à leur tour « Et moi, et moi… » !

« Ne pas faire d’amalgame » (J-F Lambert)
De leur côté, les kiosques numériques tels que ePresse, LeKiosk ou encore PressReader se défendent d’être des destructeurs de valeur et ne veulent pas être mis dans le même panier que les agrégateurs d’actualités des Gafa et de leur « Google News », « Yahoo Actualités » ou autres « Facebook Instant Articles » (4). Jean-Frédéric Lambert (photo), président du conseil d’administration de la société Toutabo (5) qui a racheté fin 2015 le kiosque numérique ePresse (dont il est aussi président), a défendu son modèle économique dans un entretien accordé à Edition Multimédi@. « Il faut distinguer les kiosques numériques de la distribution par les Gafa. Dans le rapport Schwartz pour moderniser la distribution de la presse [remis en juin au gouvernement (6), ndlr], il y a un amalgame des deux. Sur les Gafa, il y a effectivement destruction de valeur. Il y a de vrais problèmes et c’est une anomalie : seuls les Gafa ne paient pas. En face, les kiosques numériques comme les nôtres sont au contraire des solutions très satisfaisantes pour les éditeurs. On peut faire une analogie avec les kiosques physiques : chez nous, tout est payant ».

Un e-kiosque, « comme une épicerie »
Le kiosque ePresse, qui fut créé il aura huit ans en novembre sous la forme d’un groupement d’intérêt économique (GIE) par Le Figaro, Libération, Le Parisien, L’Equipe, Les Echos, L’Express, Le Nouvel Observateur et Le Point, compte aujourd’hui 900 titres – mais pas Le Monde ni Le Canard Enchaîné. Grâce à des offres limitées
de type « Spotify » (soit 9,99 euros par mois pour plus de 300 titres et magazines en illimité, soit des crédits de 5, 15 ou 25 euros ou titres par mois sans engagement), le lecteur d’ePresse peut s’abonner et lire tout ce qui lui plaît. « Cela reste des offres payantes avec des reversements satisfaisants pour les éditeurs. Au-delà d’apporter
un chiffre d’affaires aux éditeurs, nous leur fournissons une information qualifiée sur le lectorat en temps réel. Tous les titres – beaucoup plus que sur les kiosques physiques – sont mis en avant, sans algorithmes », nous explique Jean-Frédéric Lambert.
Le président de Toutabo prend acte que Le Monde n’est toujours pas prêt à venir sur
sa plateforme, ce qu’il regrette. « Cela mettra du temps. Soit ils continuent à mener leur politique seuls, ce qui n’est pas impossible comme c’est une très belle marque, soit ils décident de prendre position sur plusieurs tableaux et nous pourrions faire partie de la solution. Le marché change et il y a cette évolution sur le droit voisin [taxe sur les agrégateurs d’actualités prévue dans le projet de directive européenne sur le droit d’auteur, ndlr]. Dans les dix-huit mois ou deux ans qui viennent, il y aura des changements dans l’organisation de la distribution de la presse », prévoitil. Pour autant, il comprend que ePresse ait été « sous le feu de la critique lorsque notre offre grand public a été distribuée gratuitement – ou incluse – aux abonnés Orange ». Mais ce fut une expérience qui a cessé au moment où, à partir du 1er mars 2018, la fiscalité des offres couplées « presse-accès » des FAI a été moins favorable pour ces derniers (7). Ces offres d’« inclusion » avaient deux avantages pour les éditeurs : ils étaient payés grâce à la puissance financière des opérateurs télécoms qui ont tout réglé en leur versant un chiffre d’affaires significatif (ce n’était pas gratuit) et ils ont eu un moyen formidable de mise en avant de nombreux titres auprès de lecteurs qui ne les auraient jamais découverts autrement. Jean-Frédéric Lambert reconnaît en tout cas que gérer une plateforme comme ePresse s’avère complexe. Il ne livre d’ailleurs aucune clé de répartition des recettes entre son kiosque numérique et les éditeurs présents, alors que la règle sur Internet est souvent du 70/30 (70 % pour l’éditeur d’une application mobile, par exemple) ou du 50/50 (50 % dans le partage de revenus publicitaires, comme autre possibilité). « Nous sommes en tout cas considérablement moins cher que le papier, admet-il. Nos accords ne sont pas que des accords tarifaires. Chaque éditeur a sa politique de prix. Chaque éditeur a des accords spécifiques. Il n’y a pas d’accord transversal. C’est comme une épicerie ; c’est vraiment très compliqué à monter. Contrairement à la musique où pouvez négocier avec quatre majors, pour monter une plateforme de distribution de la presse, il faut tenir compte des multiples paramètres de chaque éditeur (politique de prix, ligne éditoriale, retour d’informations, mise en avant, visibilité, …) ».
Des opérateurs télécoms s’y sont cassé les dents par le passé. Orange avait développé il y a huit ans sa propre plateforme de lecture numérique baptisée à l’époque Read & Go, du nom de la solution de la société miLibris (8) rachetée depuis par Altice pour SFR Presse, pour y proposer des livres numériques, des BD et des titres de presse. Un accord entre Orange et le GIE ePresse avait ensuite été signé fin novembre 2010 pour lancer le kiosque numérique au printemps de l’année suivante (9). « Orange en est sorti car c’était pour eux “de l’épicerie” – dans le sens où c’est impossible pour eux à gérer.
Il a préféré passer par nous, rappelle le président de Toutabo/ePresse. Tous les autres éditeurs ont au contraire des véhicules comme nous : un moyen de mutualisation de la distribution et un outil puissant qui est rémunérateur. Nous ne sommes pas parfaits. Les éditeurs voudraient aussi récupérer la base de données des lecteurs, ce qui n’est pas possible, surtout dans le cadre du règlement général sur la protection des données (RGPD). Au moins, nous sommes une source de revenus et un outil d’analyse de l’audience très performant ». @

Charles de Laubier

ZOOM

Quatre e-kiosques parmi d’autres
• LeKiosk, créé en 2007 : lekiosk.com
• ePresse, créé en 2010 et racheté fin 2015 par Toutabo : epresse.fr
• SFR Presse, créé en avril 2016 (rachat de miLibris en 2017) : magazine-presse.sfr.fr
• PressReader, créé par NewspaperDirect en 1999 au Canada, en France depuis 2012 : pressreader.com @