La nouvelle Commission européenne veut présenter en mai 2015 une stratégie numérique « équilibrée »

Andrus Ansip, vice-président de la Commission européenne en charge du Marché unique numérique, et Günther Oettinger, commissaire à l’Economie numérique et à la Société, ont six mois pour trouver un « équilibre » entre les intérêts des consommateurs et ceux des opérateurs télécoms.

Andrus Ansip

Les consommateurs européens et les opérateurs télécoms ont des intérêts divergents. Les premiers veulent garder des prix bas d’accès
aux réseaux fixe et mobile auprès d’un grand nombre d’opérateurs télécoms en concurrence, avec la garantie de la neutralité du Net.
Tandis que les seconds demandent à être moins nombreux sur un marché consolidé et à pouvoir proposer des services aux tarifs différenciés, dont certains plus élevés en fonction d’une meilleure qualité de la bande passante.

L’Europe, trop « consumériste » ?
Ce sont ces deux approches opposées qui se sont notamment retrouvées au coeur des débats de deux conférences sur le monde numérique organisées en même temps les 19 et 20 novembre derniers : le DigiWorld Summit de l’Idate à Montpellier et la TMT Conference de Morgan Stanley à Barcelone.
Ces deux événements ont permis aux opérateurs télécoms de faire passer leur message auprès de la nouvelle Commission européenne – dont Andrus Ansip (photo), son vice-président en charge du Marché unique numérique – et avant le Conseil de l’Union européenne réuni à Bruxelles le 27 novembre. Les ministres des Vingt-huit en charge des télécoms (1) ont en effet examiné ce jour-là le projet de cadre réglementaire « Continent connecté » (2).

Bien que leurs revenus se soient en moyenne stabilisés (après une baisse de 15 % depuis 2008), avec une reprise espérée l’an prochain grâce à la 4G, et que leurs marges restent encore confortables (15 % à 30 %), les opérateurs télécoms européens (Orange, Deutsche Telekom, Telefonica, Vodafone, …) se plaignent toujours de leur sort auprès de la Commission européenne dont ils jugent la politique « trop consumériste ». Selon les opérateurs historiques européens, réunis depuis vingt ans au sein de l’organisation de lobbying ETNO (3) basée à Bruxelles, il y a trop d’opérateurs télécoms (y compris en France depuis, selon eux, l’arrivée de Free Mobile en 2012), trop de baisses de prix imposés (par la concurrence elle-même, par l’Europe sur les frais d’itinérance mobile, par la régulation des coûts de terminaison d’appel, …), et trop de mesures en faveur des consommateurs (bataille des prix, principe de neutralité du Net, …). Et à l’instar de l’ETNO, la Fédération française des télécoms (FFTélécoms)
en appelle à la régulation des GAFAM – les Google, Apple, Facebook, Amazon et autres Microsoft – qui, selon son étude confiée à Arthur D. Little, capteraient « 50 %
de la valeur numérique en Europe ». A Montpellier, Michel Combes, le DG de l’équipementier télécoms franco-américain Alcatel-Lucent, s’est fait le porte-parole
des opérateurs télécoms dont bon nombre sont ses clients : il a appelé à un
« aggiornamento » des règles de concurrence en Europe pour permettre aux opérateurs fixe et mobile d’investir dans les nouvelles fréquences mobile (4) et les réseaux nouvelle génération, dont la 5G. Car, selon lui, « l’Europe est à la traîne (…), ce qui nous met en danger ». Présent physiquement à Barcelone mais virtuellement
à Montpellier, Stéphane Richard, PDG du groupe Orange, a tenu le même discours :
il faut, selon lui, passer de quatre à trois opérateurs télécoms sur un marché comme
en France, compte tenu des investissement élevés à faire dans le fixe et le mobile.
Au DigiWorld Summit, un échange entre Yves Gassot, DG de l’Idate, et Jean-Ludovic Silicani, président de l’Arcep (5), a montré – comme l’an dernier (6) – une divergence de vue entre les opérateurs télécoms et le régulateur français. Ce dernier estime au contraire que si la concurrence à quatre opérateurs mobile a permis de baisser « le prix standard de base », cela n’empêche de « monter en gamme » en termes de tarifs et de services. « Je suis plus optimiste… », a contredit Jean-Ludovic Silicani, rappelant que la quatrième licence mobile avait été attribuée à Free Mobile cinq ans après une amende record de 534 millions d’euros infligée à Orange, SFR et Bouygues Télécom pour «entente illicite » (7).

Le projet législatif examiné le 27 novembre est composé d’une communication sur le marché unique des télécoms et une recommandation sur des obligations de non discrimination (Internet ouvert) et de promotion de la concurrence – avec le souci d’encourager l’investissement dans le (très) haut débit. Il s’agit de trouver « un juste équilibre » entre la neutralité de l’Internet en faveur des consommateurs et la gestion raisonnable du trafic par les opérateurs télécoms.

Risque de hausse des tarifs
Mais tant que les définitions des expressions « services d’accès à Internet », « services spécialisés » et « niveau de qualité de service » ne seront pas clairement définis, le risque est d’aboutir à un dialogue de sourds entre pro-consommateurs et pro-opérateurs – avec une hausse des tarifs mal venue en temps de crise. @

Charles de Laubier

Mauvaise qualité de service Internet : les FAI en cause

En fait. Le 3 octobre, l’Arcep a indiqué qu’elle publiera le 15 octobre les résultats de la première enquête sur la mesure de la qualité de service d’accès à Internet en France par un réseau fixe. Le 25 septembre, le Geste présentait son 6e observatoire de la qualité de service Internet : elle se dégrade.

En clair. Les temps de latence empirent ! C’est ce que montre l’observatoire mensuel du Groupement des éditeurs de contenus et services en ligne (Geste), réalisé avec Cedexis (un « aiguilleur du Net »). Sa 6e édition pointe « le rôle important que les FAI ont à jouer pour l’amélioration de la qualité service » (voir graphique). Surtout que la qualité d’accès est l’une des principales composantes de la neutralité d’Internet. Les chiffres à venir de l’Arcep (1), qui y travaille depuis début 2012, devrait refléter eux aussi cette piètre qualité chez les cinq FAI mesurés : Bouygues Telecom, Free, Numericable, Orange et SFR. Les mesures porteront sur le temps de latence (exprimé en secondes pour l’affichage des pages web), les débits (descendants et montants),
les pertes de paquets, la lecture de vidéos en streaming ou encore le téléchargement en peer-to-peer. Sont concernés non seulement les internautes sur ordinateur connecté à une box (ADSL ou FTTx) mais aussi… les mobinautes raccordés en Wi-Fi à cette même box. En outre, le régulateur devrait fournir aux internautes une application et un site web de monitoring pour qu’ils puissent contrôler par eux-mêmes les éventuels blocages ou ralentissements de leur ligne. @

Le Conseil d’Etat se pose en allié de la neutralité de l’Internet et de la liberté d’expression

Dans son rapport 2014 sur « le numérique et les droits fondamentaux », le Conseil d’Etat met en garde la France contre toutes atteintes à la neutralité de l’Internet et à la liberté d’expression. Il prône notamment la création du statut de « plateforme d’intermédiation » et un recours au droit à l’oubli.

Par Winston Maxwell, avocat associé, Hogan Lovells

Winston MaxwellAprès une étude sur « le droit souple » en 2013, le Conseil d’Etat consacre son étude annuelle 2014 au numérique et aux droits fondamentaux (1). En 1998 le Conseil d’Etat avait déjà publié un rapport précurseur en matière de droits sur Internet (2).
Seize ans plus tard, le Conseil d’Etat examine de nouveau la délicate cohabitation entre le droit et l’Internet, s’attaquant cette fois-ci aux problèmes de Big Data, algorithmes, neutralité de l’Internet, loyauté des plateformes, droit à l’oubli, activités de renseignement, et gouvernance de l’Internet.

Neutralité du Net versus « priorisation »
La grande qualité de cette étude tient à sa prise de hauteur par rapport aux débats actuels sur la dominance des plateformes américaines et les menaces posées par la collecte de renseignement. Le rapport refuse toute attitude caricaturale sur la lutte entre le droit des citoyens français et la menace posée par des plateformes « GAFA » (3). Même en matière d’activités de renseignement, le Conseil d’Etat reste mesuré. Sur l’affaire Snowden, le Conseil d’Etat souligne les dérapages de la National Security Agency (NSA) à l’égard de la surveillance de citoyens non-américains, mais remarque en même temps que la loi française accorde une liberté similaire aux agences de renseignement françaises pour espionner les communications en dehors du territoire français. Le rapport préconise un renforcement des contrôles des activités de renseignement en France par la création d’une autorité administrative indépendante.

Financement de la création contre meilleure bande passante ?
En matière de neutralité de l’Internet, le rapport soutient le principe d’une neutralité des fournisseurs d’accès à Internet (FAI), mais estime « prématurément contraignantes » certaines propositions du parlement européen qui encadreraient strictement les « services gérés ». Selon le rapport, tant qu’il n’existe pas de baisse dans la qualité de service de l’Internet « meilleurs efforts » (best effort), il serait disproportionné d’encadrer trop strictement des services payants de « priorisation » (3).
De plus, le Conseil d’Etat critique l’idée du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) selon laquelle un FAI pourrait accorder une bande passante prioritaire aux plateformes qui s’engageraient volontairement à appliquer les mesures en faveur de la création française. Une telle discrimination dans la bande passante serait contraire à la neutralité du Net. Une priorisation pourrait s’envisager toutefois dans le cadre d’un service géré, ou bien au niveau des magasins d’applications (App Stores). Le rapport analyse le concept de « neutralité des plateformes » (5), proposé par le Conseil national du numérique (CNNum) et par le rapport de la sénatrice Catherine Morin-Desailly (6). Selon le Conseil d’Etat, la dichotomie « hébergeur/éditeur » envisagée
par la directive « Commerce électronique » (7) n’est pas satisfaisante. Un intermédiaire qui propose, conseille et organise des contenus n’est pas un hébergeur. Mais il n’est pas un éditeur non plus, car il ne crée aucun contenu. Il serait disproportionné de lui applique une responsabilité d’éditeur. Le rapport propose de créer une nouvelle catégorie d’intermédiaire technique, dénommée « plateforme d’intermédiation »,
qui inclurait « tous les sites qui servent de point de passage pour accéder à d’autres contenus, notamment les moteurs de recherche, les agrégateurs ou les comparateurs de prix ». (p. 216). Le rapport reconnaît que les plateformes d’intermédiation détiennent un certain pouvoir, mais rejette l’idée de leur appliquer le statut d’« infrastructure essentielle », ni de leur appliquer un devoir total de neutralité. Selon le Conseil d’Etat,
il ne serait pas envisageable d’appliquer à ces plateformes un devoir de neutralité car l’objet même de ces plateformes est de hiérarchiser des contenus et de les conseiller aux utilisateurs.

Appliquer un « devoir de loyauté »
Ces plateformes d’intermédiation ont une activité de sélection qui est incompatible avec un devoir de neutralité. Appliquer aux plateformes une obligation de non-discrimination nierait leur rôle de tri et de recommandation. Le Conseil d’Etat suggère de reconnaître aux plateformes un rôle de conseil à l’internaute, et de leur appliquer un « devoir de loyauté » à l’égard des utilisateurs. Ce devoir de loyauté se traduirait essentiellement par une transparence à l’égard des utilisateurs sur la méthodologie utilisée par la plateforme, et notamment les algorithmes de recherche ou de recommandation (8).
Les critères utilisés dans l’algorithme doivent être pertinents par rapport aux objectifs recherchés. Le devoir de loyauté interdirait aux plateformes de cacher certains objectifs ou conflits d’intérêts, tels que favoriser ses propres services par rapport aux services d’un fournisseur tiers qui rempliraient mieux les besoins de l’utilisateur.

Balkanisation et surblocage du Net
La plateforme devra fournir aux utilisateurs une information claire sur les critères de retrait de contenus licites, et permettre à l’utilisateur de fournir ses observations en
cas de retrait de contenus par la plateforme. A l’égard d’utilisateurs commerciaux,
la plateforme devra fournir une information préalable avant de changer les règles
de référencement, afin que les utilisateurs commerciaux puissent s’adapter.
Enfin, le rapport ne s’alarme pas de l’existence de règles d’utilisation au sein des plateformes. Il s’agit d’une forme de droit souple. Certes les règles d’utilisation peuvent conduire au retrait de certains types de contenus, et éventuellement poser une menace pour la liberté d’expression. Mais interdire aux plateformes la possibilité de retirer des contenus en fonction de leurs règles internes créerait une interférence disproportionnée avec leur liberté d’entreprendre et leur liberté contractuelle. En tant qu’instrument du droit souple, ces règles internes devraient en revanche obéir à certaines règles de transparence et de procédure. Le rapport propose que les règles d’utilisation soient élaborées en concertation avec les utilisateurs. La création d’un nouveau statut de
« plateforme d’intermédiation » nécessiterait une modification de la directive
« Commerce électronique » (9).
Concernant l’application de la loi française aux sites étrangers, le Conseil d’Etat propose de créer un socle de règles fondamentales qui s’appliqueraient à tout service qui viserait le public français. Ces règles viseraient la protection de droits fondamentaux de l’individu, et seraient considérées comme des « lois de police » qui seraient prioritaires par rapport aux contrats privés. Parmi ces règles de police figurerait la protection des données personnelles, ainsi qu’un devoir de coopérer avec la justice en France. Pour le Conseil d’Etat, un service étranger qui vise le public français devrait avoir une obligation de coopérer avec la justice en France. En revanche, il n’est pas favorable à une application systématique de toute la réglementation française. Il rappelle que la France n’est pas seulement un pays consommateur de services en provenance de l’étranger, mais qu’elle produit elle-même des services et contenus disponibles à l’étranger via l’Internet. Appliquer une règle de « pays de destination »
à l’égard de tous les aspects de la réglementation créerait un précédent international regrettable, car chaque pays pourrait dès lors interdire un service Internet qui n’était pas en conformité avec l’ensemble de la réglementation locale. Pour le Conseil d’Etat, une telle balkanisation de l’Internet serait dommageable pour la liberté d’expression et pour l’innovation.
En matière de lutte contre la contrefaçon en ligne, le rapport préconise de créer une
« injonction de retrait prolongé » qui pourrait être appliquée par une autorité administrative indépendante telle que l’Hadopi, ou son éventuel successeur. Il suggère de légitimer l’utilisation des outils de reconnaissance de contenus au sein des plateformes, mais souhaite les mieux encadrer afin de limiter les risques de surblocage. A l’instar des autres obligations de transparence qui pèseraient sur les plateformes, celles-ci auraient une obligation de publier les règles de fonctionnement des outils de reconnaissance de contenus, et les mesures prises par les plateformes pour éviter le surblocage. Sur la protection des données à caractère personnelles, le Conseil d’Etat soutient la proposition de règlement européen, tout en critiquant certains de ses aspects. Certaines dispositions du règlement sont trop détaillées, selon lui, et risquent de devenir obsolètes rapidement. Certaines dispositions sont trop vagues et seraient contraires à la règle constitutionnelle de prévisibilité de la loi (p. 194). Il soutient l’idée d’un droit à l’oubli sur les moteurs de recherche, tout en soulignant la nécessité de prendre en considération la liberté d’expression de l’éditeur du site déréférencé, et la liberté d’expression de l’internaute qui ne pourra plus trouver l’information déréférencée. L’éditeur du site déréférencé doit bénéficier d’un droit de recours efficace contre le déréférencement.

Droit à l’oubli versus liberté d’expression
Le Conseil d’Etat a publié, à la fin de leur rapport, un article dont je suis l’auteur sur
la liberté d’expression aux Etats-Unis. Dans cet article (10), je soutiens que le droit
à l’oubli tel que défini par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) serait contraire à la liberté d’expression aux Etats-Unis, car il créerait un « effet réfrigérant » (chilling effect) nuisible à la libre circulation des idées. Je soutiens par ailleurs que la CJUE, dans sa décision sur le droit à l’oubli, n’a pas suivi sa propre méthodologie en matière de proportionnalité, car elle n’a pas pris la mesure des effets négatifs du droit
à l’oubli sur la liberté d’expression, ni examiné si d’autres mécanismes, moins attentatoires à la liberté d’expression, pouvaient atteindre l’objectif recherché. @

* Winston Maxwell est membre de la Commission
de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge
du numérique à l’Assemblée nationale.

Les adblockers grippent les « rouages » de l’édition et de la publicité numériques

Le « rouage » était au Moyen-Âge une redevance payée en fonction des
places occupées dans les foires. Un peu comme le sont aujourd’hui certains adblockers… En Allemagne, des éditeurs ont saisi la justice contre ces bloqueurs de pubs. En France, la pédagogie sera-t-elle suffisamment payante ?

Par Inès Veyne et Etienne Drouard (photo), K&L Gates Avocats

Les internautes qui ne veulent pas voir s’afficher de publicités
sur Internet peuvent ajouter à leur logiciel de navigation un filtre bloquant les contenus publicitaires, ou « adblocker ». Or, les modèles économiques des éditeurs de services en ligne reposent en grande partie sur le financement par la publicité des contenus publiés gratuitement auprès des internautes. Le taux de blocage de ces logiciels « anti-pub » – pouvant aller de 15 % à 60 % de l’inventaires publicitaires selon les sites web – remet aujourd’hui
en cause les modèles économiques des éditeurs de services en ligne.

Adblock Plus : anti-pub, sauf si…
Dans le même temps, certains adblockers ont très bien compris qu’ils agissent à la
fois sur le marché de l’anti-pub et de la pub. Le 17 juin dernier, le groupe européen
de presse Axel Springer et les chaînes de télévision ProSiebenSat.1 et RTL ont introduit devant le tribunal de Munich une action contre la société Eyeo GmbH,
éditeur d’Adblock Plus, principal adblocker aux 50 millions d’utilisateurs. Ces médias
et éditeurs critiquent son modèle économique, en particulier l’« offre » qui est faite
aux éditeurs de services d’appartenir à une liste « blanche » permettant aux publicités qualifiées d’« acceptables » de ne pas être bloquées, moyennant le versement d’une somme d’argent à Eyeo/Adblock Plus.
Cet adblocker est une extension pour navigateur (1) qui permet de bannir la réception de la majorité des publicités présentes sur le web : pop-ups, bannières mais également publicités vidéo. Les exploitants d’Adblock Plus ont conscience de « l’arme destructrice pour l’écosystème d’Internet » que peut devenir leur filtre. Ainsi, Till Faida, co-gérant du filtre anti-pub, reconnaissait récemment qu’Adblock Plus avait bloqué jusqu’à 70 % des publicités sur certains blogs allemands.

Sous la pression des critiques, le système a évolué : le « Whitelisting », activé par défaut, permet de diffuser des publicités jugées acceptables par Adblock Plus ;
l’entrée dans cette liste « blanche » est « gratuit(e) pour tous les petits et moyens
sites et blogs » (2) ; il faut simplement remplir des conditions fixées par Adblock Plus (3) et contrôlées manuellement – avec une efficacité et une objectivité critiquées.
Le filtre « anti-pub » précise ainsi que « la gestion de la liste nécessite un effort important », justifiant le versement d’une rémunération « par des fonds privés qui agissent au bénéfice des publicités non-intrusives, et qui veulent participer à l’initiative des Annonces Acceptables » (4). De grandes sociétés, telles que Google pour Google Search, ont reconnu avoir signé de tels accords avec Adblock Plus. Ce serait là la véritable source de financement de la société, qui ne serait « antipub » qu’à l’égard
des publicitaires qui refuseraient de lui verser de l’argent (sic).

Quid des conséquences néfastes sur l’écosystème des services en ligne ? Le manque à gagner pour les régies publicitaires, éditeurs de sites web et intermédiaires techniques est loin d’être négligeable. Les sites dédiés aux nouvelles technologies et
à l’information sont les plus touchés, connaissant un blocage des publicités supérieur
à 40 % – voire jusqu’à 60 % pour certains.
Cette pratique est d’autant plus néfaste que la publicité en Real Time Bidding (5) permet un remplissage plus complet des espaces publicitaires jusqu’alors invendus. Bloquer les publicités entraîne donc une perte directe plus lourde pour les régies et les sites diffuseurs.

Les éditeurs versus les adblockers
Les serveurs de publicité, ou « Adservers », ont pour leur part recherché des solutions techniques qui modifient la manière de servir ces publicités, en permettant par exemple à un second Adserver de prendre le relais au cas où la première publicité n’aurait pas pu être affichée. Mais les éditeurs constatent, quant à eux, que certaines solutions seraient néfastes : cela augmenterait le nombre de publicités sur leurs sites – ce qui
ne ferait qu’encourager les internautes à bloquer ces publicités trop nombreuses –,
ou le nombre de pages vues en découpant la pagination des contenus. Ce qui limiterait l’ergonomie du site ou bien augmenterait le rafraîchissement automatique des pages. Certains éditeurs envisagent également d’installer un « Paywall », obligeant l’internaute à payer pour accéder au site, ou des abonnements « Premium » pour des privilégiés qui disposeront d’un contenu plus large, voire différentes versions de leurs sites – une payante enrichie et une gratuite dégradée – afin d’inciter l’internaute à payer. D’autres éditeurs ont également recours à des contenus sponsorisés par des marques, présentant des dossiers ou des tests de produits sur leur site, lorsque ce n’est pas du brand content ou du native advertising.

Entre pédagogie et juridique
Certaines solutions techniques envisageables seraient vouées à un contournement rapide, comme le fait de bloquer les bloqueurs de publicités ou d’empêcher les internautes munis d’adblockers d’accéder aux sites. Le site de télévision sur Internet Play TV explique par exemple ce choix difficile aux internautes : « Nous avons fait le choix d’un modèle basé sur la publicité, mais gratuit pour l’utilisateur final […]. Ce modèle permet à des millions d’internautes de profiter de programmes en direct chaque mois » (6).
Les éditeurs sont pour la plupart conscients qu’il est très difficile de vivre de solutions payantes pour l’internaute.
Or, toutes les autres solutions recherchées soulèvent de nombreux écueils économiques (renoncer à un visiteur) et déontologiques (refuser l’accès à l’information sans publicité).

La solution la moins polémique semble être celle de la sensibilisation. Par le biais de messages à destinations des internautes munis d’adblockers, remplaçant les publicités bannies, les éditeurs expliquent l’importance de la publicité pour leur survie et invitent les visiteurs à désactiver les bloqueurs (7).
Des sociétés se sont ainsi développées, proposant aux sites de mesurer le nombre d’utilisateurs munis d’adblockers sur leur site et les pertes ainsi encourues, mais également d’afficher un message personnalisé, non intrusif mais visible, demandant aux internautes de désactiver leur bloqueur ou de placer le site sur la liste blanche d’AdBlock Plus. Exemple : la start-up Page Fair (8), à Dublin, mesure le nombre de visiteurs bloquant les publicités et affiche même « une publicité non intrusive personnalisée » accompagnée d’un message.
D’autres sociétés, telles que Clarityray (9) et Adunblock (10), proposent des services similaires aux éditeurs.
Certains éditeurs et Adversers envisagent la possibilité d’agir contre ces adblockers au niveau national et même européen, qualifiant le modèle économique de certains adblockers de « racket ». Les voies d’actions sont diverses : concurrence déloyale, dénigrement, voire atteinte aux droits de propriété intellectuelle des éditeurs et des Adservers, au motif que le code HTML d’une page serait protégé par divers droits de propriété intellectuelle et que sa modification par les adblockers pour évincer la publicité serait donc une violation de ces droits.

Ces diverses pistes méritent d’être évaluées par deux arbitres. L’un est médiatique.
Or, communiquer sur le terrain de la défense de la publicité n’est pas chose facile, même lorsqu’il s’agit de démontrer que l’indépendance comme le pluralisme imposent de parvenir à des financements adaptés aux modes de consommation des internautes, tels que la … publicité. L’autre arbitre est juridique. Mais il manque de résonance, tant qu’on ne se situe pas au niveau paneuropéen de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE).

Neutralité du Net, pub comprise
La « Net neutralité », principe invoqué par les acteurs les plus antagonistes, commence par la neutralité du transport de l’information prévue par les textes européens et français en vigueur et garante de la circulation de toute donnée, y compris publicitaire, dès lors que celle-ci n’est pas illicite. Cette neutralité-là n’est encore qu’objectif sociétal louable, auquel les régulateurs et les tribunaux doivent donner une substance concrète. Une chose reste certaine, pour l’heure : le « droit » de surfer sans publicité n’est reconnu, à ce jour, par aucun texte en vigueur.

Il est donc urgent d’expliquer la chaîne de financement des contenus éditoriaux si l’on ne souhaite pas que ces derniers ressemblent bientôt aux publicités que les adblockers prétendent filtrer pour la tranquillité des internautes. @

Projet de règlement « Continent connecté » : étape difficile vers le marché unique des télécoms

Le projet de règlement « Continent connecté », étape ultime vers le marché unique des télécoms, vise de nombreux objectifs pour le moins ambitieux constituant autant de sujets sensibles qui peinent à trouver le consensus nécessaire entre opérateurs, OTT, Etats membres et institutions européennes.

Par Katia Duhamel, avocat, cabinet Bird & Bird

Le Parlement européen a adopté, lors de la première lecture en avril 2014, d’importants amendements au projet de règlement présenté par la Commission (1). Après cette révision, ce projet de texte reste perçu plus que jamais comme une épée de Damoclès par les opérateurs télécoms qui dénoncent ses conséquences négatives sur les innovations et investissements. C’est donc maintenant au tour du Conseil de l’Union européenne (UE) de se prononcer sur le projet et d’arbitrer entre les différents groupes d’intérêt.

Itinérance : « utilisation raisonnable » ?
Pour mémoire, les règlements sur les frais d’itinérance (2) ont permis d’ores et déjà une baisse significative des tarifs au public par l’instauration progressive de plafonds (dits
« eurotarifs ») pour les appels vocaux et les SMS. Jugeant ces mesures insuffisantes, la Commission européenne a proposé que les opérateurs mobiles aménagent leur accords d’itinérance internationale afin d’internaliser les coûts de gros liés au roaming et de ramener progressivement les tarifs des communications en itinérance au niveau des prix nationaux. Et ce, d’ici juillet 2016 (3).
Largement favorable à la suppression de frais d’itinérance, le Parlement européen en
a cependant durci les modalités d’application. Tout d’abord, les eurodéputés ont opté pour un délai plus court – la suppression progressive devrait ainsi intervenir le 15 décembre 2015 au plus tard. En plus des communications voix et SMS, les services
de donnée mobiles (Internet) seraient également concernés par cette obligation.
A cette occasion, le Parlement européen a précisé le dispositif, jusque-là brièvement évoqué par la proposition de la Commission qui permettrait aux opérateurs de restreindre l’application de la mesure. En effet, les opérateurs seraient autorisés à imposer aux consommateurs des « clauses d’utilisation raisonnable » des services d’itinérance facturés au tarif national à condition de les en informer clairement. Soumises au contrôle des autorités réglementaires nationales, ces restrictions seraient fixées en référence à des critères à définir par l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques (ORECE). La notion d’« utilisation raisonnable » reste assez vague mais l’idée serait de permettre aux utilisateurs de conserver, en itinérance dans l’UE, leurs habitudes de consommation nationale. Toujours est-il que cette bonne nouvelle pour les consommateurs n’enchante pas les opérateurs mobiles qui craignent une baisse significative des recettes destinées potentiellement à financer le déploiement du très haut débit.

Concernant cette fois la mise en oeuvre d’une autorisation unique européenne pour
les opérateurs, préconisée par la Commission, le Parlement qui juge cette solution irréaliste a préféré s’en tenir au régime d’autorisation générale actuellement en vigueur, mais en prévoyant des mesures supplémentaires d’harmonisation et de simplification, et en impliquant dans certains cas l’ORECE.
Pour les opérateurs paneuropéens, le régime d’autorisation unique proposé par la Commission européenne consistait à ne notifier l’exercice d’activités de communications électroniques que dans un seul Etat membre dit l’Etat d’origine
où se trouve l’établissement principal de l’entreprise.

Difficulté de l’autorisation unique
Or, la mise en oeuvre de ce dispositif mécanisme aurait pu rencontrer des difficultés dans la mesure où la déclaration préalable de l’activité d’opérateur n’est pas obligatoire dans tous les Etats membres – à la différence de la France qui a opté pour la déclaration préalable (4).
Pour contourner cette difficulté et dans un souci de pragmatisme, les députés européens ont proposé plutôt d’uniformiser le régime de l’autorisation générale dans tous les pays de l’UE en limitant strictement l’exigence d’une déclaration préalable. Concrètement, lorsqu’un Etat membres estime justifié d’imposer une obligation de déclaration préalable, il ne peut qu’exiger des entreprises de se déclarer auprès de l’ORECE (5). Par ailleurs, la Commission et le Parlement européens ont considéré que l’utilisation du spectre dans le cadre d’une autorisation générale ne devait pas emporter des conditions supplémentaires portant atteinte au régime d’autorisation harmonisé.
La mise en oeuvre de cette dernière disposition et son articulation avec les dispositions des directives en vigueur pourraient se révéler difficiles.

Coordination de gestion des fréquences
L’objectif de la Commission européenne était de mettre en place une coordination accrue en termes de calendrier, de durée et d’autres conditions concernant l’assignation des radiofréquences pour que les opérateurs de réseau mobile puissent élaborer des plans d’investissement transfrontaliers plus efficients. Le Parlement européen a accueilli favorablement le projet de la Commission tout en renforçant les dispositions visant une utilisation coordonnée du spectre au niveau européen.
Ainsi, la durée minimale de l’utilisation des bandes harmonisées qui restent à définir précisément (6) ne devrait pas être inférieure à 25 ans et suffisamment longue, voire indéterminée, pour encourager l’investissement, l’innovation et la concurrence. Les députés européens ont également introduit un amendement permettant aux Etats membres d’octroyer des autorisations d’utilisation des fréquences selon des procédures conjointes préalablement élaborées en coopération avec la Commission : calendrier commun, conditions et d’utilisation similaires. La procédure commune serait à tout moment ouverte aux autres Etats membres. On peut toutefois s’interroger sur le fait de savoir si la création de ces nouvelles procédures portera les fruits espérés alors que des instruments déjà disponibles en matière de planification coordonnée de l’utilisation restent largement lettre morte.

Les dispositions concernant la mise en oeuvre de la neutralité du Net sont probablement celles pour lesquelles le consensus sera le plus difficile à trouver.
La tentative de la Commission européenne de concilier au mieux les intérêts des différentes parties prenantes avait déjà essuyé de vives critiques de la part des défenseurs de la neutralité « absolue ». Tout en reconnaissant le principe de la neutralité de l’Internet à travers l’obligation imposée aux fournisseurs d’accès de garantir aux utilisateurs une connexion sans restriction à tous les contenus, la Commission admettait certaines mesures de gestion du trafic et la commercialisation
de « services spécialisés » autrement dit des services « premium ». A ce titre, les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) étaient autorisés à conclure des contrats accordant des conditions de trafic privilégiés vers les services en ligne. Il était néanmoins entendu que la mise en oeuvre de ces offres « premium » ne devait pas avoir pour objet ou pour effet de dégrader la qualité de service des offres « standards ».

Partageant largement la position équilibrée de la Commission européenne, le Parlement y a cependant apporté quelques retouches. La neutralité du Net a enfin été définie comme « le principe selon lequel l’ensemble du trafic Internet est traité de façon égale, sans discrimination, limitation ni interférence, indépendamment de l’expéditeur, du destinataire, du type, du contenu, de l’appareil, du service ou de l’application ». Dans le même sens, les députés européens ont substitué à la « liberté d’accéder aux contenus » posée comme principe par la Commission européenne le principe plus fort du « droit des utilisateurs d’accéder aux contenus ».
La liberté d’offrir des services « premium » a été également d’avantage encadrée dans la mesure où ils ne peuvent être proposés que si la capacité du réseau est suffisante pour les fournir en plus des services standards.

Neutralité du Net, le talon d’Achille
Les opérateurs télécoms se désolent toutefois que ces dispositions ne concernent toujours pas les plateformes de contenus, principaux défenseurs de la neutralité
« absolue » et qui peuvent gérer leurs services sans contrainte, alors que – selon le leitmotiv maintenant parfaitement connu des opérateurs – lesdits acteurs génèrent des bénéfices sans contribuer aux investissements nécessaires sur les réseaux, à l’emploi, l’innovation et la compétitivité européenne. Le Conseil de l’UE entendra- il leur voix ?

A ce stade, il souligne l’importance de clarifier plus encore les textes (notamment
la nécessité de définir ou redéfinir « l’accès au service Internet » et « le service spécialisé ») et de faire en sorte qu’ils résistent à l’épreuve du temps, autrement dit
aux évolutions du secteur. De leur côté, les Etats membres sont d’accord sur le fait
de parvenir à un équilibre entre neutralité et gestion raisonnable du trafic. Malheureusement, les opinions divergent quant aux moyens pour y parvenir. @