Rachat d’Activision par Microsoft : pourquoi la Federal Trade Commission s’y oppose toujours

Cinq mois après que la Commission européenne a autorisé – « sous conditions » d’engagements – l’acquisition d’Activision Blizzard par Microsoft, l’autorité antitrust américaine FTC a fait savoir le 13 octobre qu’elle allait continuer à s’opposer à ce big-deal de 69 milliards de dollars.

L’autorité antitrust britannique – la Competition and Markets Authority (CMA) – n’est pas superstitieuse : elle a choisi le « vendredi 13 », en l’occurrence de ce mois d’octobre 2023, pour finalement donner son feu vert à Microsoft pour acquérir Activision Blizzard, mais sans les droits de diffusion en streaming dans le cloud des jeux de ce dernier. Ainsi, les jeux vidéo d’Activision Blizzard – dont les plus populaires comme « Call of Duty », « Diablo », « World of Warcraft », ou encore « Candy Crush » – seront exclus du périmètre de la méga-acquisition pour ce qui concerne les droits de diffusion en Cloud Gaming, lesquels sont cédés au français Ubisoft.

Cloud Gaming : préserver la concurrence
« Nous sommes la seule autorité antitrust au monde à avoir obtenu ce résultat, s’est félicitée le 13 octobre Sarah Cardell (photo de gauche), directrice générale de la CMA. Avec la vente des droits de streaming cloud d’Activision à Ubisoft, nous nous sommes assurés que Microsoft ne puisse pas avoir une emprise sur ce marché important [du Cloud Gaming, ndlr] et en développement rapide. A mesure que le Cloud Gaming se développe, cette intervention permettra aux gens d’obtenir des prix plus compétitifs, de meilleurs services et plus de choix » (1). Le français Ubisoft Entertainment fera donc – à la place de Microsoft qui a présenté cette concession en août dernier – l’acquisition des droits de « Cloud streaming » d’Activision Blizzard en dehors de l’Espace économique européen (EEE), auquel n’appartient plus le Royaume-Uni depuis le Brexit (2). Et ce, pour tout le contenu PC et console d’Activision produit au cours des 15 prochaines années – à savoir jusqu’en 2038.

Vente liée de Teams dans la suite « Office 365 » ? Microsoft risque une nouvelle amende européenne

Dans la torpeur de l’été, la Commission européenne a annoncé le 27 juillet avoir ouvert une enquête à l’encontre de Microsoft soupçonné de « vente liée ou groupée » avec son logiciel Teams. La firme de Redmond est coutumière du fait, malgré ses amendes « Mediaplayer » et « Internet Explorer ».

« Les outils de communication et de collaboration à distance comme Teams sont devenus indispensables pour de nombreuses entreprises en Europe. Nous devons donc veiller à ce qu’[elles] soient libres de choisir les produits qui répondent le mieux à leurs besoins. C’est la raison pour laquelle nous examinons si le fait que Microsoft lie ses suites de productivité [Office 365 et Microsoft 365, ndlr] à Teams est susceptible d’enfreindre les règles de concurrence de l’UE », a déclaré Margrethe Vestager (photo de gauche), vice-présidente exécutive de la Commission européenne, chargée de la concurrence. Et ce, avant de prendre congé (1) (*) (**).

21 milliards de dollars d’amende ?
En cas d’infraction aux règles antitrust, telle qu’un abus de position dominante, Microsoft risque de se voir infliger une amende pouvant aller jusqu’à 10 % de son chiffre d’affaires total. Clos le 30 juin dernier, son précédent exercice annuel affiche un total de 211,9 milliards de dollars de chiffre d’affaires. Le risque de sanction pécuniaire dans cette affaire « Teams » est potentiellement de plus de… 21 milliards de dollars. « Microsoft inclut Teams dans ses suites de productivité cloud bien ancrées pour les clients professionnels Office 365 et Microsoft 365 », a constaté la Commission européenne auprès de laquelle la société américaine Slack Technologies – éditrice de la plateforme de messagerie instantanée du même nom et propriété depuis plus de deux ans du groupe Salesforce – avait porté plainte le 14 juillet 2020.

Les engagements de Microsoft pris pour obtenir le feu vert de l’Europe sur son rachat d’Activision

« Notre décision constitue un pas important […], en mettant les jeux populaires d’Activision à la disposition de bien plus d’appareils et de consommateurs qu’auparavant grâce au streaming de jeux en nuage [cloud game streaming, ou Cloud Gaming, ndlr]. Les engagements proposés par Microsoft permettront pour la première fois la diffusion en streaming de ces jeux par n’importe quel service de streaming de jeux en nuage, ce qui renforcera la concurrence et les possibilités de croissance », a assuré le 15 mai Margrethe Vestager (photo), vice-présidente exécutive chargée de la politique de concurrence. Les engagements de Microsoft sur 10 ans La firme de Redmond (Etat de Washington), qui veut s’emparer de l’éditeur de jeux vidéo Activision Blizzard (basé à Santa Monica en Californie) pour 68,7 milliards de dollars comme elle l’avait annoncé en janvier 2022 (1), a pris auprès de la Commission européenne des engagements pour une durée de 10 ans, soit jusqu’en mai 2033 : une licence gratuite accordée aux consommateurs de l’Espace économique européen (EEE), à savoir les Vingtsept de l’Union européenne (UE) et trois autres Etats (Islande, Norvège et Liechtenstein), leur permettant de diffuser en streaming, en utilisant le service de streaming de jeux en nuage (Cloud Gaming) de leur choix, tous les jeux actuels et futurs d’Activision Blizzard pour PC et pour consoles pour lesquels ils disposent d’une licence ; une licence gratuite accordée aux fournisseurs de services de streaming de jeux en nuage, afin de permettre aux joueurs basés dans l’EEE de diffuser en streaming tous les jeux d’Activision Blizzard pour PC et pour consoles. « Aujourd’hui, explique la Commission européenne, Activision Blizzard ne concède pas de licence sur ses jeux aux services de streaming de jeux en nuage, et elle ne les diffuse pas non plus elle-même en streaming. Ces licences garantiront que les joueurs qui ont acheté un ou plusieurs jeux d’Activision dans une boutique pour PC ou pour consoles, ou qui ont souscrit à un service d’abonnement multi-jeux incluant des jeux d’Activision, auront le droit de diffuser ces jeux en utilisant le service de streaming de jeux en nuage de leur choix et de jouer sur tout appareil, peu importe le système d’exploitation utilisé. Les mesures correctives garantissent également que les jeux d’Activision disponibles pour le streaming auront la même qualité et le même contenu que les jeux disponibles en téléchargement traditionnel ». Résultat, les jeux d’Activision seront mis à la disposition de nouvelles plateformes de Cloud Gaming et en les rendant accessibles à plus de terminaux et consoles qu’auparavant. Ainsi, des millions de consommateurs de l’EEE pourront diffuser en streaming les jeux d’Activision en utilisant n’importe quel service de jeux en nuage dans l’EEE, et à condition que ces jeux soient achetés sur une boutique en ligne ou soient inclus dans un abonnement multi-jeux actif dans l’EEE. Ces engagements ne concernent pas ni le Royaume-Unis, qui s’est retiré de l’UE le 31 janvier 2020, ni les Etats-Unis où une procédure antitrust est toujours en cours, notamment de la part de la FTC (Federal Trade Commission). Dans ces deux pays, l’opération est toujours contestée, nous le verrons. Alors que la date limite contractuelle pour que cette mégafusion puisse se faire est le 18 juillet 2023. La Commission européenne dit avoir recueilli les avis d’un grand nombre d’acteurs du marché et de parties prenantes. « En particulier, a-t-elle indiqué, les fournisseurs de services de streaming de jeux en nuage ont fait part de leurs réactions positives et ont manifesté leur intérêt pour les licences. Certains de ces fournisseurs [notamment Nintendo et Nvidia, ndlr] ont déjà conclu des accords bilatéraux avec Microsoft sur la base des licences proposées pour diffuser en streaming les jeux d’Activision une fois l’opération effectuée ». L’autorité antitrust précise en outre que sa décision est subordonnée au respect intégral des engagements contractés et qu’un mandataire indépendant – sous sa supervision –sera chargé de contrôler leur mise en œuvre. Les craintes initiales d’une telle fusion Si tout est respecté pendant les dix ans à venir, Bruxelles assure que l’acquisition envisagée et modifiée par les engagements de Microsoft ne poserait plus de problèmes de concurrence et apporterait même d’importants avantages – « considérables », est-il même affirmé – pour la concurrence et les consommateurs. Dans son enquête préliminaire lancée au cours de l’année 2022, la Commission européenne craignait notamment qu’en acquérant Activision Blizzard, Microsoft puisse verrouiller l’accès aux jeux vidéo d’Activision Blizzard pour consoles et ordinateurs, notamment à des jeux emblématiques à succès tels que « Call of Duty ». Puis, lancée en novembre 2022, l’enquête approfondie a montré que Microsoft ne serait pas en mesure de porter préjudice aux consoles concurrentes et aux services concurrents d’abonnement multi-jeux, mais que Microsoft pourrait nuire à la concurrence dans la distribution de jeux par les services de Cloud Gaming, tout en renforçant sa position sur le marché des systèmes d’exploitation pour ordinateur de type PC. La concurrence et le cas de Sony (PS) Concrètement, Bruxelles fait cinq principaux constats concernant la concurrence face à cette fusion : Microsoft n’aurait aucun intérêt à refuser de distribuer les jeux d’Activision à Sony, qui est le principal distributeur mondial de jeux pour consoles, y compris dans l’EEE, où pour chaque console Microsoft Xbox achetée, ce sont quatre consoles PlayStation (PS) de Sony qui sont achetées par les joueurs. En effet, Microsoft aurait fortement intérêt à distribuer les jeux d’Activision sur une console aussi populaire que la PS de Sony (2). Même si Microsoft décidait de retirer les jeux d’Activision de la PlayStation, cela ne porterait pas de préjudice grave à la concurrence sur le marché des consoles. Bien que « Call of Duty » attire de nombreux joueurs sur consoles, ce jeu est moins populaire dans l’EEE que dans d’autres régions du monde et, parmi les jeux du même genre, il est moins populaire dans l’EEE que sur d’autres marchés. En conséquence, même sans être en mesure de proposer ce jeu spécifique, Sony pourrait tirer parti de sa taille, de son catalogue de jeux étoffé et de sa position sur le marché pour contrer toute tentative d’affaiblissement de sa position concurrentielle. Même sans l’opération de fusion Microsoft-Activision, Activision n’aurait pas mis ses jeux à la disposition des services d’abonnement multi-jeux, étant donné que cela cannibaliserait les ventes de jeux individuels. En conséquence, la situation des fournisseurs tiers de services d’abonnement multi-jeux n’évoluerait pas après l’acquisition d’Activision par Microsoft. L’acquisition nuirait à la concurrence sur le marché de la distribution des jeux pour PC et pour consoles par les services de streaming de jeux en nuage, un segment de marché innovant qui pourrait transformer la manière dont de nombreux joueurs jouent aux jeux vidéo. Malgré son potentiel, le Cloud Gaming est aujourd’hui très limité. La popularité des jeux d’Activision pouvait favoriser sa croissance. Au contraire, si Microsoft limitait exclusivement les jeux d’Activision à son propre service de streaming de jeux en nuage, Game Pass Ultimate, et ne les rendait pas accessibles aux fournisseurs concurrents de streaming de jeux en nuage, cela réduirait la concurrence sur le marché de la distribution de jeux par le streaming en nuage. Si Microsoft limitait les jeux d’Activision exclusivement à son propre service de streaming de jeux en nuage, cela pourrait aussi renforcer la position de Windows sur le marché des systèmes d’exploitation pour PC. Cela pourrait être le cas si Microsoft entravait ou dégradait le streaming des jeux d’Activision sur les PC utilisant d’autres OS que Windows. Si le groupe Microsoft a gagné une bataille en remportant le feu vert de la Commission européenne, ainsi que d’autre pays dans le monde tels que l’Arabie saoudite, le Brésil, la Serbie, le Chili, le Japon, l’Afrique du Sud et l’Ukraine, il n’est pas au bout de ses peines ailleurs. Le 27 avril dernier, l’autorité de la concurrence britannique – la Competition and Markets Authority (CMA) – a décidé d’interdire l’achat d’Activision par Microsoft malgré les solutions proposé par l’acquéreur (3). « L’accord changerait l’avenir du marché du Cloud Gaming en croissance rapide, ce qui réduirait l’innovation et le choix pour les joueurs britanniques au cours des années à venir », a justifié la CMA. Et pour Martin Coleman, président du groupe d’experts indépendant chargé de l’enquête britannique, a conclu : « Microsoft jouit déjà d’une position puissante et d’une longueur d’avance sur d’autres concurrents dans le Cloud Gaming et cet accord renforcerait cet avantage en lui donnant la capacité de saper les concurrents nouveaux et innovants » (4). La FTC va auditionner en août La Federal Trade Commission (FTC), qui est présidée depuis septembre 2021 par la redoutée Lina Khan (photo ci-dessus), réputée plutôt hostile aux positions dominantes des Big Tech (5), a programmé une audition pour le 2 août 2023, soit après la date limite contractuelle du 18 juillet. Cette autorité antitrust américaine a déjà donné le ton le 8 décembre 2022 saisissant la justice pour « bloquer l’acquisition d’Activision Blizzard ». Dans sa plainte, la FTC pointe le fait que Microsoft s’est déjà emparé de ZeniMax, société mère de Bethesda Softworks, et fait de plusieurs de ses titres – dont « Starfield » et « Redfall » – « des exclusives malgré les assurances qu’il avait donné aux autorités antitrust européennes » (6). Pas sûr que la mégafusion soit bouclée d’ici fin 2023. Peut-être 2024 ou bien peutêtre… jamais. @

Charles de Laubier

Affaire Schrems : probable non-invalidation des clauses contractuelles types, fausse bonne nouvelle ?

Alors que le scandale « Cambridge Analytica » continue depuis deux ans de ternir l’image de Facebook, une autre affaire dite « Schrems » suit son cours devant la Cour de justice européenne et fait trembler les GAFAM. Retour sur les conclusions de l’avocat général rendues le 19 décembre 2019.

Par Charlotte Barraco-David, avocate, et Marie-Hélène Tonnellier, avocate associée, cabinet Latournerie Wolfrom Avocats

Les clauses contractuelles types – conformes à la décision prise il y a dix ans maintenant, le 5 février 2010, par la Commission européenne (1) – seraient bien un moyen valable de transfert de données personnelles hors d’Europe (lire encadré page suivante). C’est en tous cas ce que l’avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) préconise de juger dans la deuxième affaire « Schrems » (2) qui fait trembler les GAFAM. Reste à attendre de savoir si, comme souvent, la CJUE le suivra. Cette décision, imminente, est attendue non sans une certaine fébrilité.