Réforme du droit d’auteur en Europe : inquiétudes légitimes du secteur de l’audiovisuel

La Commission européenne avait présenté, le 14 septembre 2016, la version finale du « Paquet Droit d’auteur ». Ce texte, qui vise à réformer le droit d’auteur afin de l’adapter au « marché unique numérique », suscite inquiétudes et critiques de la part des acteurs du secteur de l’audiovisuel.

Par Etienne Drouard et Olivia Roche, avocats, cabinet K&L Gates

Ces propositions de la Commission européenne s’inscrivent dans la lignée de sa « Stratégie pour le marché unique numérique » (1) adoptée en mai 2015 et de sa communication de décembre de la même année intitulée « Vers un cadre moderne et plus européen pour le droit d’auteur » (2). La Commission européenne avait alors affirmé sa volonté d’adapter le cadre européen en matière de droits d’auteur aux nouvelles réalités du numérique, notamment en améliorant l’accès transfrontière aux œuvres et en clarifiant le rôle des services en ligne dans la distribution des œuvres.

Combler des vides juridiques et rééquilibrer
En effet, la régulation actuelle de la propriété littéraire et artistique en Europe repose essentiellement sur la directive européenne sur l’harmonisation de certains aspects
du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information de 2001 (directive « DADVSI » (3)), rédigée à l’heure où les technologies numériques émergeaient tout juste. En quinze ans, les évolutions des technologies numériques ont mené à des bouleversements considérables de l’offre et des pratiques culturelles, en particulier dans le secteur de l’audiovisuel, que les législateurs européens de 2001 n’avaient
pas envisagés, ce qui explique les nombreux vides juridiques que la Commission européenne souhaite aujourd’hui combler.
Cette stratégie est structurée autour de trois objectifs qui touchent directement le secteur de l’audiovisuel : améliorer l’accès aux biens et services numériques dans toute l’Union européenne (UE) pour les consommateurs et les entreprises, mettre en place un environnement propice au développement des réseaux et services numériques, et maximiser le potentiel de croissance de l’économie numérique européenne. La réponse que la Commission européenne souhaite apporter aux enjeux du numérique s’articule ainsi autour de la nécessité, d’une part, de réformer le cadre réglementaire actuel pour mieux protéger les industries culturelles face à l’émergence de nouveaux risques et d’acteurs tels que les GAFA et, d’autre part, d’adapter l’offre et la structure du marché culturel aux nouvelles pratiques des consommateurs depuis l’apparition du numérique. A l’appui de cette double logique (réformer/adapter), le « Paquet Droit d’auteur »,
qui comporte quatre volets, développe des obligations nouvelles figurant dans la proposition de directive sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique (4) et dans la proposition de règlement établissant des règles sur l’exercice du droit d’auteur et des droits voisins applicables à certaines diffusions en ligne d’organismes de radiodiffusion et retransmissions d’émissions de télévision et de radio (5). S’y ajoutent deux textes (6) qui entérinent les exigences du Traité de Marrakech (7) dont l’UE est signataire depuis 2014 et organisent des aménagements du droit d’auteur en faveur des aveugles, déficients visuels et personnes ayant d’autres difficultés de lecture des textes imprimés. La révolution numérique a abouti à l’émergence de nouveaux canaux de distribution sur le marché de l’audiovisuel via la démultiplication des services en ligne et des plateformes permettant le partage, par les utilisateurs, de contenus protégés.
Ces acteurs de l’Internet ont progressivement bénéficié d’une part grandissante des revenus générés par l’exploitation en ligne des œuvres audiovisuelle, en partie grâce à leur statut privilégié d’hébergeurs (8), confirmé par une jurisprudence établie des juridictions nationales et européennes. Les plateformes telles que YouTube ou Dailymotion, pour ne citer que les plus célèbres, n’avaient en effet jusqu’à ce jour aucune obligation de contrôle « a priori » de la licéité des contenus publiés par les internautes.

Risque de divergences d’interprétation
La Commission européenne propose ainsi d’instaurer, pour certains types de services en lignes, l’obligation de se doter de technologies permettant le filtrage automatisé et systématiques des contenus mis en ligne par les utilisateurs (9). Ce type de technologie s’apparenterait au système ContentID développé et déjà utilisé par YouTube pour lutter contre la contrefaçon, la pédophilie ou l’apologie des actes terroristes, et aurait ainsi vocation à être généralisé. Néanmoins, cette mesure a fait l’objet de vives critiques et de plusieurs amendements déposés par les eurodéputés qui, pour certains vont jusqu’à en demander la suppression. En effet, les observateurs jugent, pour certains, que les termes de la proposition de directive sont trop vagues, dans la mesure où, d’après le considérant 38, cette disposition ne s’appliquerait qu’aux « prestataires de services de la société de l’information qui stockent un grand nombre d’œuvres ou autres objets protégés par le droit d’auteur ». L’absence de précision sur l’appréciation du « grand nombre » pourrait générer des divergences d’interprétation entre les États membres
et réduire considérablement le champ d’application de cette disposition.

Répartition équitable et territorialité des droits
Par ailleurs, plusieurs autres mesures de la proposition de directive sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique visent à favoriser une répartition plus équitable des bénéfices issus de la distribution en ligne de contenus protégés par le droit d’auteur.
La Commission européenne propose, notamment, la création d’une obligation pour les plateformes de conclure, dans certaines conditions, des contrats de licence avec les titulaires des droits.
De même, le texte met en place une obligation de transparence quant à l’exploitation des œuvres et des revenus générés, à la charge des prestataires de services en ligne, via la mise en place de mécanismes appropriés et suffisants. Néanmoins, là encore, d’après le considérant 38 de la proposition, ces obligations n’ont vocation à s’appliquer que si le prestataire de services joue un « rôle actif, notamment en optimisant la présentation des œuvres ou autres objets protégés mis en ligne ». Le grand nombre d’amendements, parfois contradictoires, déposés par les eurodéputés sur ces dispositions, illustre la cristallisation des débats autour de ce sujet, ainsi que l’importance de ces enjeux pour les acteurs du secteur de l’audiovisuel.
En outre, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), dans une décision du
14 juin 2017 (10), vient de confirmer la position de durcissement de la Commission européenne à l’égard des fournisseurs de services en ligne et, en particulier, des plateformes de partage de contenus audiovisuels. Dans cette décision, la CJUE affirme en effet que la mise à disposition et la gestion sur Internet d’une plateforme, intégrant l’indexation des œuvres, un moteur de recherche et des moyens de partage peer-to-peer, constituent « un acte de communication au public » (11). Cette interprétation de
la CJUE, dans la lignée de ses récentes décisions « GS Media » (12) et « Stichting Brein contre Jack Frederik Wullems » (13), devrait ainsi permettre d’engager la responsabilité de ces plateformes sur le terrain de la contrefaçon.

πUne autre mesure proposée par la Commission européenne en vue d’adapter le cadre réglementaire européen du droit d’auteur aux évolutions du marché de l’audiovisuel sous l’influence des technologies numériques, émane de la proposition de règlement
« Télévision et Radio » (14). En effet, le cadre réglementaire actuel reposant sur la directive de 1993 concernant le câble et le satellite (15), prévoit pour la seule radiodiffusion par satellite un droit de communication au public fondé sur le principe
dit « du pays d’origine », à savoir qu’une seule licence, octroyée dans le pays d’origine du programme diffusé par satellite, est suffisante pour une exploitation sur l’ensemble du territoire de l’UE. La proposition de règlement vise à étendre ce régime à la transmission des programmes audiovisuels en ligne. La proposition de la Commission européenne ne concerne que les services directement liés à l’émission originale (par exemple, les services de rattrapage ou les services dits « accessoires »).
Les critiques autour de cette extension du principe du pays d’origine sont particulièrement virulentes dans la mesure où le modèle de financement de la création audiovisuelle repose essentiellement sur la territorialité des droits et l’acquisition des droits par les diffuseurs des différents Etats membres de l’UE. Les détracteurs de
ce texte, dénoncent une évolution du financement des créations audiovisuelles qui pourrait, à terme, fragiliser l’indépendance des acteurs européens du secteur et la diversité de l’offre culturelle européenne, au profit des grandes productions. Il est difficile de ne pas être convaincu par cet argument, tant l’impact sur les schémas actuels semble évident.

Divergence et importance des intérêts en jeu
Au-delà de l’apparente complexité de ces débats autour de la réforme, pourtant souhaitable, du droit d’auteur, notamment dans son application au secteur de l’audiovisuel, se révèlent la divergence et l’importance, culturelle et économique,
des intérêts en jeu tant au niveau européen qu’à un niveau global. Il serait temps
que les spécialistes de l’inflation réglementaire soient substitués à des représentants des Etats membres disposant d’une vision politique et stratégique européenne claire sur l’articulation entre le financement durable de politiques culturelles et le poids de
la concurrence extra-européenne sur la diffusion numérique des contenus. @

TVA réduite pour les ebooks et la presse en ligne : la CJUE ne veut pas ouvrir la boîte de Pandore

Si la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a refusé le 7 mars 2017 d’accorder aux livres numériques et à la presse sur Internet le bénéfice de la TVA réduite comme pour leur équivalent papier, c’est pour éviter « une inégalité de traitement » entre services matérialisés et électroniques.

« Admettre que les Etats membres disposent de la possibilité d’appliquer un taux réduit de TVA à la fourniture de livres numériques par voie électronique, comme cela
est permis pour la fourniture de tels livres sur tout type
de support physique, reviendrait à porter atteinte à la cohérence d’ensemble de la mesure voulue par le législateur de l’Union [européenne] consistant à exclure tous les services électroniques de la possibilité d’application d’un taux réduit de TVA », a prévenu la CJUE dans son arrêt du 7 mars 2017.

Supports électroniques versus physiques
Autrement dit, élargir la possibilité d’appliquer un taux réduit de TVA à l’ensemble des services électroniques aurait introduit « une inégalité de traitement entre les services non électroniques, qui ne bénéficient pas en principe d’un taux réduit de TVA, et les services électroniques ». C’est ainsi que la CJUE, présidée par Koen Lenaerts (photo), a estimé que les publications numériques – du livre et de la presse – doivent être soumises au taux normal de TVA. A une exception près, c’est que « la fourniture de livres, sur tout type de support physique, y compris en location dans les bibliothèques (1), les journaux et périodiques, à l’exclusion du matériel consacré entièrement ou d’une manière prédominante à la publicité » peuvent faire l’objet de taux réduit de TVA. Et ce, conformément à la directive de 2006 sur le système commun de taxe sur la valeur ajoutée (directive TVA) qui, tel que le prévoir son article 98, dresse la liste en annexe des biens et prestations pouvant bénéficier de taux réduits (2). Ce régime particulier accordé aux livres, aux journaux et aux périodiques fournis sur cédérom ou autres supports physique – avec l’objectif sous-jacent de favoriser la lecture – ne saurait être étendu à d’autres biens et services dématérialisé – ebooks ou journaux numériques compris – et par extrapolation à tout le commerce électronique. Avec cet arrêt, qui a suivi les conclusions de l’avocate générale Juliane Kokott formulée en septembre (3), c’est un peu comme si la CJUE voulait éviter d’ouvrir la boîte de Pandore en accordant aux maisons d’édition et aux éditeurs de presse le taux réduit que pourraient réclamer ensuite les autres fournisseurs de biens et services du commerce électronique. « Il a été jugé nécessaire de soumettre les services fournis par voie électronique à des règles claires, simples et uniformes afin que le taux de TVA applicable à ces services puisse être établi avec certitude et ainsi que soit facilitée la gestion de cette taxe par les assujettis et les administrations fiscales nationales », précise d’ailleurs la CJUE.
Elle reconnaît au passage qu’elle n’a pas à juger « des choix de nature politique, économique ainsi que sociale » pris par le législateur lors de l’adoption de mesures fiscales, en l’occurrence la directive TVA et ses exceptions, mais à seulement dire s’il y a erreur manifeste. Comme il n’y en a pas et que le principe d’égalité de traitement (4) est respecté, la directive TVA est valide. Le principe d’égalité de traitement ne s’oppose donc pas à ce que les livres, les journaux et les périodiques numériques fournis par voie électronique soient exclus de l’application d’un taux réduit de TVA. @

Charles de Laubier

ZOOM

La France, en infraction en Europe, fait profil bas
Curieusement, il n’y a pas eu de réaction en France à la suite de l’énoncé de cet arrêt de la CJUE – laquelle avait été saisie par la Cour constitutionnelle de Pologne en juillet 2015. Ni le Syndicat national de l’édition (SNE) ni le Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (Spiil), qui ont été parmi d’autres organisations professionnelles aux avant-postes de l’harmonisation fiscale, n’ont fait de déclaration. Du côté du gouvernement français (à Bercy et rue de Valois) : silence radio… En fait, tous attendent que les propositions fiscales pour le e-commerce présentées par la Commission européenne le 1er décembre 2016, notamment « réduire les taux de TVA applicables aux publications électroniques telles que les livres électroniques et les journaux en ligne », soient adoptées par le Parlement européen. Le 21 mars dernier, les ministres des Finances européens – dont ceux de la France (Michel Sapin) et de l’Allemagne (Wolfgang Schäuble) – ont dit avoir trouvé« un large consensus » favorable mais il faut l’unanimité en matière fiscale. Pour l’heure, Paris a déjà été condamné, en mars 2015, par la CJUE pour avoir appliqué à tort depuis avril 2012 la TVA réduite (5,5 %) sur les livres numériques afin de l’aligner sur celle de l’édition papier (5). La France est également dans le collimateur pour avoir, en février 2014, aligné le taux de TVA de la presse en ligne sur celui (2,10 %) de la presse imprimée (6) comme le Mediapart le souhaitait. @

Liens hypertextes « pirates » : la jurisprudence « GS Media » menace-t-elle la liberté d’informer ?

Le 13 octobre 2016, le tribunal d’Attunda (Suède) a fait application pour la première fois en droit national des critères énoncés par la CJUE dans l’arrêt
« GS Media », et vient ainsi préciser les contours du régime s’appliquant au
droit de communication au public pour les liens hypertextes.

Par Etienne Drouard (photo), avocat associé, et Antoine Boullet, juriste, cabinet K&L Gates

L’intérêt de cette décision réside dès lors dans l’application concrète des critères abstraitement énoncés par la CJUE. Pour rappel, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a décidé – dans l’ arrêt « GS Media » rendu le 8 septembre dernier (1) – que pour juger du caractère licite ou illicite d’un acte de communication au public au sens de la directive européenne de 2001 sur le droit d’auteur (dite « DADVSI »), il fallait non seulement démontrer l’existence d’un acte de communication et l’existence d’un public, mais également « tenir compte de plusieurs critères complémentaires, de nature non autonome et interdépendants les uns par rapport aux autres » (2).

Le cas d’une vidéo d’accident
La CJUE a ainsi précisé le régime des liens hypertextes qui renvoient vers des œuvres protégées, librement disponibles sur un autre site Internet et sans l’autorisation du titulaire du droit d’auteur. Pour déterminer si de tels liens constituent des actes de communication illicites au public, il convient, selon l’arrêt européen, de « déterminer si ces liens sont fournis sans but lucratif par une personne qui ne connaissait pas ou ne pouvait raisonnablement pas connaître le caractère illégal de la publication de ces œuvres sur cet autre site Internet ou si, au contraire, lesdits liens sont fournis dans un tel but, hypothèse dans laquelle cette connaissance doit être présumée ». L’application concrète de ces critères par les juridictions nationales était attendue pour envisager leur pleine portée. Dans l’arrêt « Rebecka Jonsson c/ Les Editions de L’Avenir », le juge suédois est le premier à se prononcer dans le sillage de la CJUE.
Deux critères essentiels de la décision européenne méritent en effet d’être clarifiés. Tout d’abord, comment définir le but lucratif ? Ensuite, comment prouver la connaissance, ou au contraire l’absence de connaissance, du caractère illégal d’une publication qui rendrait un lien vers celle-ci lui-même licite ou illicite ? En l’espèce,
la plaignante Rebecka Jonsson a filmé en 2012 un accident de saut à l’élastique en Afrique. La vidéo a ensuite été mise en ligne sans son autorisation sur YouTube.
Le 9 juin 2012, le journal belge L’Avenir a publié cette vidéo sur son site Internet pour illustrer un article. La spécificité du litige résidait dans le fait que la plaignante n’avait ni autorisé la mise en ligne de la vidéo sur YouTube, ni sa publication par Les Éditions de l’Avenir. La plaignante reprochait au journal d’avoir porté atteinte à ses droits d’auteur en publiant la vidéo sur son site Internet, ainsi qu’une capture d’écran de la vidéo de celle-ci, et en ne reconnaissant pas à Rebecka Jonsson la qualité d’auteure de la vidéo. Les faits en cause se rapprochaient ainsi de ceux l’arrêt européen « GS Media » puisqu’ils portaient sur la publication d’un lien hypertexte vers une oeuvre publiée sans le consentement de son auteur. La juridiction suédoise a donc opportunément appliqué les critères développés par les juges européens.
Dans son jugement, le tribunal d’Attunda répond aux demandes de la plaignante en trois points, dont seul le premier retiendra particulièrement notre attention, les deux autres portant respectivement sur la publication d’une capture d’écran de la vidéo et
sur la qualité d’auteure de la plaignante. La juridiction suédoise commence par énoncer que la notion de « communication au public » doit être interprétée au regard de la directive « DADVSI » et de son analyse par le juge communautaire.
Le journal L’Avenir a, en l’espèce, publié le lien hypertexte litigieux sur son site Internet ; cette forme de mise à disposition du public constitue donc une « communication au public ». Cette communication s’adresse bien à un public distinct (les visiteurs du site web de L’Avenir ) du public visé par l’acte de communication originaire de l’oeuvre, c’est-à-dire un public nouveau. Les deux premiers critères permettant de caractériser un acte de communication au public sont donc satisfaits.

La jurisprudence « GS Media »
La juridiction suédoise s’appuie ensuite sur l’arrêt « GS Media » qui a confirmé que la publication d’un lien hypertexte vers une oeuvre protégée sans le consentement de son auteur constituait bien une communication au public. Dans la même affaire, la CJUE
a décidé que lorsque le fournisseur de lien hypertexte poursuit un but lucratif, sa connaissance de l’illicéité de la source doit être présumée. En l’espèce, Rebecka Jonsson nie avoir consenti à la publication de son film sur YouTube.
Par ailleurs, le journal L’Avenir ayant publié le lien litigieux sur une page d’actualité de son propre site, il poursuit ainsi un but lucratif. Selon le juge suédois, la connaissance du caractère illicite de la publication par le journal L’Avenir doit dès lors être présumée.

La notion de but lucratif
La décision suédoise fait pour la première fois application du critère du but lucratif mis en avant par la CJUE dans l’arrêt « GS Media ». La connaissance de l’illicéité de la publication vers laquelle renvoie le lien hypertexte est ainsi présumée et peut conduire à engager la responsabilité de la personne publiant le lien dans un contexte à but lucratif.
Le critère du but lucratif avait soulevé de nombreuses interrogations, en raison de son imprécision. En effet, comment déterminer si un site Internet – et encore moins un lien – poursuit un but lucratif ? La réponse à cette question doit être apportée par les juges nationaux, la CJUE ayant explicitement décidé que cette appréciation devait être
« individualisée ». Nous pouvons toutefois émettre l’hypothèse que le caractère lucratif d’une publication doit être déterminé selon qu’elle est le fait d’un professionnel ou d’un non-professionnel (3). La juridiction suédoise dessine une première interprétation de l’intention lucrative.
On regrettera toutefois l’absence de justification claire en l’espèce. En effet, le tribunal d’Attunda se contente d’affirmer qu’il apparaissait « évident » que le journal L’Avenir avait publié le lien hypertexte litigieux dans l’intention de réaliser un profit. La juridiction n’explique toutefois pas quels éléments lui ont permis de conclure que le défendeur poursuivait un but lucratif. En application du critère imprécis énoncé par la CJUE, la juridiction suédoise conclut donc à l’existence d’une intention lucrative de manière tout aussi obscure. Il sera donc aisé pour les demandeurs de démontrer l’intention lucrative du fournisseur de lien, et ainsi présumer sa connaissance du caractère illicite de la source vers laquelle pointe le lien hypertexte. Si la CJUE a formulé une présomption
de connaissance du caractère illicite de la source, une présomption simple implicite d’intention lucrative semble également peser sur le fournisseur de lien professionnel.
La présomption de responsabilité serait donc acquise s’agissant de la publication à but lucratif de lien hypertextes renvoyant vers une source illicite.

Les conséquences de la jurisprudence « GS Media » pourraient donc s’avérer plus redoutables qu’imaginées de prime abord, et éventuellement avoir « des conséquences fortement restrictives pour la liberté d’expression et d’information », comme le craignait la Commission européenne.
La présomption d’intention lucrative doublée d’une présomption de connaissance du caractère illicite de la source fait donc peser une présomption de responsabilité extrêmement lourd e s u r les professionnels fournissant des liens hypertextes. Selon les critères énoncés par la CJUE dans l’arrêt « GS Media », après avoir démontré l’existence d’un but lucratif, les personnes publiant des liens hypertextes peuvent encore s’exonérer de leur responsabilité en démontrant avoir accompli « les vérifications nécessaires pour s’assurer que l’oeuvre concernée n’est pas illégalement publiée sur le site auquel mènent lesdits liens hypertexte ».
Une nouvelle fois, la juridiction européenne se garde bien d’expliquer quelles diligences doivent être effectuées par les fournisseurs de liens pour s’assurer de la licéité de la source. Nous pouvons présumer qu’il s’agira de contacter l’éditeur du site web vers lequel le lien renvoi, voire de contacter directement l’auteur ou les ayants droit. La fiabilité du site-source pourrait également être un indice.
La juridiction suédoise réserve un traitement doublement exigeant à l’égard des fournisseurs de liens. Non seulement leur intention lucrative devient très facile à caractériser, mais en plus les titulaires de droits d’auteur bénéficient d’un traitement favorable. En effet, dans cette affaire « Rebecka Jonsson c/ Les Editions de L’Avenir », aucun devoir de vigilance n’était imposé à l’auteure de la vidéo.
Cette dernière a été admise à rechercher la responsabilité du journal, sans avoir à l’informer du caractère illicite de sa publication initiale sur la plateforme YouTube, ni même avoir à démontrer avoir accompli des diligences pour faire retirer le contenu illicite originairement publié sur YouTube.

Obligation lourde de vérification
Cette décision suédoise démontre que, contrairement au droit des marques, aucun devoir de surveillance ne pèse les titulaires de droits d’auteur dans l’utilisation de leurs œuvres. S’agissant des éditeurs de liens, ces derniers sont soumis à une obligation de vérification extrêmement lourde. Dès lors qu’ils fournissent un lien vers une vidéo YouTube ou vers un autre site en ligne, ils devront ainsi s’assurer au préalable que le titulaire initial de droits a autorisé ce site-là à publier l’oeuvre protégée. @

Numérisation des livres indisponibles : la tentation d’ignorer la décision de la CJUE invalidant ReLire

La plateforme ReLire de numérisation des 500.000 livres indisponibles du XXe siècle a été partiellement invalidée le 16 novembre par la justice européenne. Comme pour la TVA sur les ebooks, la tentation – exprimée un temps par le DG
du Syndicat national du livre (SNE) – serait d’ignorer cette décision.

« Lorsque nous avons eu une condamnation au niveau français pour l’application d’un taux de TVA réduit sur le livre numérique, nous avons tenu bon sans appliquer la décision de la CJUE, et nous avons finalement obtenu gain de cause. Nous pourrions soutenir une position similaire dans le cas de ReLire, dans l’attente de mesures rectificatives ». Lorsque le directeur général du Syndicat national de l’édition (SNE), Pierre Dutilleul (photo), tient
ces propos dans une interview à ActuaLitté, c’est cinq
jours avant le verdict.

Manque de respect des auteurs
Son idée est alors de s’inspirer de ce qui a été fait lorsque la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) avait invalidé le taux réduit de TVA sur les livres numériques par décision du 5 mars 2015. Ainsi, la France pourrait ignorer l’invalidation de ReLire en attendant que la législation sur la numérisation les 500.000 livres indisponibles du XXe siècle (1) soit corrigée. Mais cette attitude risquerait cette fois de ne pas avoir la bienveillance de la Commission européenne. Autant l’harmonisation des taux de TVA entre livres imprimés et livres numériques apparaît inéluctable aux yeux de cette dernière, autant le non respect de l’auteur à qui il n’est pas demandé d’accord préalable avant toute numérisation ne saurait être toléré. Paris, qui se vante constamment d’être aux avant-postes de la protection du droit d’auteur face à la réforme envisagée par Bruxelles, se retrouve dans cette affaire en porte-à-faux et pris en flagrant délit de non respect des auteurs eux-mêmes…
Cinq jours après l’hypothèse formulée par Pierre Dutilleul, le verdict tombe et invalide
le dispositif mis en place par la France depuis quatre ans (2) (*) (**) car contrevenant à la directive « Droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information » (DADVSI) de 2001. Contacté par Edition Multimédi@, le directeur général du SNE a
un tout autre discours : « La décision de la CJUE n’invalide pas ReLire mais impose certaines conditions à la réalisation de sa mission, et nous respectons bien évidemment cette décision. Dans cette attente, l’octroi de nouvelles licences est bien évidemment suspendu », nous a-t-il répondu. Si la France devait faire la sourde oreille, elle risquerait de s’exposer à une notification de griefs de la part de la Commission européenne, voire à une procédure d’infraction pour manquement.
Ce que reproche la CJUE à la réglementation française réside dans l’absence d’une information individuelle de l’auteur avant toute numérisation de son oeuvre littéraire.
En effet, il est prévu que le droit d’autoriser l’exploitation numérique des livres indisponibles est transféré à la Société française des intérêts des auteurs de l’écrit (Sofia) « lorsqu’un livre est inscrit dans la base de données [ReLire de la BnF (3)] depuis plus de six mois » – autrement dit lorsque l’auteur ne s’y est pas opposé par écrit dans les six mois après l’inscription de son livre dans la base de données.

C’est justement ce principe de opt-out qui pose problème à la CJUE, car il n’est pas assorti d’une obligation d’information préalable des intéressés. « Il n’est donc pas exclu que certains des auteurs concernés n’aient en réalité pas même connaissance de l’utilisation envisagée de leurs œuvres, et donc qu’ils ne soient pas en mesure de prendre position (…). Dans ces conditions, une simple absence d’opposition de leur
part ne peut pas être regardée comme l’expression de leur consentement implicite
à cette utilisation. », déplore la CJUE, laquelle avait été saisie par le Conseil d’Etat (renvoi préjudiciel) après la plainte de deux auteurs français (4) qui avaient dénoncé une violation des droits exclusifs garantis aux auteurs par l’instauration d’une exception ou d’une limitation. « Tout auteur doit être effectivement informé de la future utilisation de son oeuvre par un tiers et des moyens mis à sa disposition en vue de l’interdire s’il le souhaite », souligne l’arrêt. Une simple absence d’opposition de la part de l’auteur d’un livre ne peut pas être regardée comme l’expression de leur consentement implicite à sa numérisation et son exploitation en gestion collective. Directement concernée par ce désaveux, la Sofia (5) – dont le conseil d’administration s’est réuni le 22 novembre dernier – estime qu’il est urgent d’attendre : « Cette décision appelle une analyse approfondie. Le Conseil d’Etat aura à en préciser le sens et la portée [s’il n’annule
pas le décret d’application (6) ndlr], au regard de la réglementation française »

L’Etat français doit corriger
Pourtant, le 1er mars 2014, le Conseil constitutionnel avait validé la loi du 1er mars 2012 sur cette exploitation par le Registre des livres indisponibles en réédition électronique (ReLire). Sont actionnaires de cette société commune la Caisse des dépôts et consignations (CDC), bras armé financier de l’Etat, et le Cercle de la librairie, syndicat historique des éditeurs et des libraires (7). @

Charles de Laubier