Les industriels financent la presse française, engagée dans une course à l’audience et à l’instantanéité

La presse française, cas unique dans le monde, est détenue en partie par des industriels. Sa course à l’audience sur Internet et à l’actualité instantanée nécessite des capitaux. Mais l’argent des Bernard Arnault, Bergé-Niel-Pigasse
et autres Patrick Drahi soulève des questions sur l’indépendance.

C’est la course à l’échalote. Les hommes de pouvoir et d’argent ont, depuis l’après-Seconde Guerre mondiale, trouvé dans la presse française leur « danseuse », à l’image de feu Marcel Dassault et son Jours de France dans les années 1950, suivi aujourd’hui de son fils Serge avec Le Figaro qu’il possède depuis dix ans (1).

Cumuler les titres et les audiences
Dernier rebondissement en date dans la presse « industrielle » : Bernard Arnault, l’homme le plus riche de France et d’Europe, a confirmé – via son groupe LVMH, déjà propriétaire du quotidien Les Echos (racheté pour 240 millions d’euros en 2007) – être entré en négociations exclusives avec le groupe Amaury pour racheter Le Parisien et son édition nationale Aujourd’hui en France. Les discussions, portant sur un montant d’acquisition d’environ 50 millions d’euros, devraient aboutir en septembre ou octobre. Ce mouvement de concentration de la presse est aussi marqué par les investissements du milliardaire Patrick Drahi, propriétaire de Numericable-SFR via sa holding Altice :
il a sauvé l’été dernier Libération en en devenant coactionnaire après y avoir injecté
18 millions d’euros, suivis de 10 millions d’euros supplémentaires (2) ; il a en outre racheté en février dernier L’Express et l’Expansion au groupe belge Roularta (3). Ainsi est né Altice Media Group, qui intègre par ailleurs la chaîne d’information en continu israélienne i24 News. Auparavant, en janvier 2014, c’est Le Nouvel Observateur qui passait sous le contrôle du trio « BNP » – comprenez le milliardaire Pierre Bergé, l’industriel Xavier Niel (fondateur de Free et patron d’Iliad) et le banquier Matthieu Pigasse (banque Lazard). Ensemble, ils l’ont acheté 13,4 millions d’euros à son fondateur Claude Perdriel qui en conserve 35 %. Outre Le Nouvel Obs rebpatisé
depuis L’Obs, l’acquisition inclut le site de presse en ligne Rue89. Ces titres vont rejoindre ceux du groupe Le Monde (Le Monde, Télérama, Courrier International,
La Vie Catholique), que le trio « BNP » avait acquis en 2010 pour 100 millions d’euros. Le tout est placé au sein du nouveau groupe de presse « Le Monde Libre », lequel aura son futur siège près de la Gare d’Austerlitz à Paris : déménagements prévus au cours de l’été 2017. Citons encore le milliardaire François Pinault (fils de François-Henri) qui détient Le Point depuis 1997 via sa holding Artemis, ou encore le Crédit Mutuel qui possède le groupe de presse régional Ebra (L’Est Républicain, Les Dernières Nouvelles d’Alsace, Le Progrès, Le Dauphiné Libéré, …). Sans oublier Bernard Tapie qui est devenu le propriétaire de La Provence, rachetée en janvier 2014 à la famille Hersant, puis de Corse- Matin, tout en étant par ailleurs le soutien financier de la coopérative Nice-Matin. Le paysage « industriel » de la presse français ne serait pas quasi complet sans Valeurs Actuelles qui est passé depuis les années 1990 entre les mains du milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière, de l’industriel Serge Dassault (4) et de Pierre Fabre (du groupe pharmaceutique éponyme).

Le mouvement de concentration de la presse en France, sur fond de crise publicitaire historique et de concurrence de l’Internet, suscite ainsi – plus que jamais – l’appétit de milliardaires et d’industriels. Ces derniers sont en quête d’influence, tandis que les éditeurs sont en quête d’audience. Face à l’érosion de la diffusion du journal imprimé,
le numérique apparaît comme un relais de croissance : à la baisse du lectorat papier,
la course à l’audience en ligne. « Une combinaison du quotidien d’infos générales et
du journal de l’économie afficherait une diffusion d’environ 500.000 exemplaires et près de 10 millions de lecteurs numériques », a justifié Francis Morel, PDG du groupe Les Echos. LVMH va davantage sur le digital, notamment sur Le Parisien qui est en retard sur ce terrain-là (5). Comme milliardaires et industriels ne sont pas philanthropes, l’objectif de ces mouvements de concentrations est de constituer des groupes de médias de taille critique – tant papier que web – pour « vendre » aux annonceurs des audiences cumulées conséquentes. A l’heure de l’audience de masse sur Internet et de la publicité programmatique sur les sites web ou les mobiles en Real Time Bidding (6), l’agrégation des inventaires publicitaires est de mise. La concentration des titres peut aussi aboutir à la mutualisation des rédactions papier-web, afin de réduire les coûts.

Capitaux et conflits d’intérêt
Mais la digitalisation demande des capitaux, que les chiffres d’affaires des ventes,
des abonnements et de la publicité ne suffisent pas à fournir. Contrairement à la presse anglo-saxonne, le recours aux « business angels » industriels – avec le risque de conflits d’intérêts évidents – ne fait pas débat en France depuis bien longtemps… @

Charles de Laubier

Livre numérique : les auteurs s’inquiètent du piratage et de leur rémunération

Alors que le marché du livre numérique peine à décoller en France, les auteurs doutent de la capacité de l’industrie de l’édition à lutter contre le piratage sur Internet. En outre, ils se prennent à espérer une meilleure rémunération avec le nouveau contrat d’édition tenant compte du numérique.

Ils sont désormais plus de 400 auteurs à avoir signé la pétition contre le piratage lancée il y a un peu plus d’un mois. « Le temps où le monde du livre se pensait à l’abri du piratage est révolu. Nous sommes très nombreux à nous être aperçus que plusieurs
de nos ouvrages étaient mis à disposition sur de sites de téléchargement gratuits », s’inquiètent-ils. Après la musique et le cinéma, c’est au tour du livre de tirer la sonnette d’alarme sur ce qui pourrait devenir un fléau pour l’industrie de l’édition.

Sondage : 20 % piratent des ebooks
Selon le 5e baromètre réalisé pour la Société française des intérêts des auteurs de l’écrit (Sofia), le Syndicat national de l’édition (SNE) et la Société des gens de lettres (SGDL), et publié au Salon du livre en mars dernier, 20 % des personnes interrogées disent avoir eu recours à une offre illégale. Le piratage de livres numériques serait en nette augmentation, puisque ce taux n’était que de 13 % il y a trois ans. Cette pratique illicite concerne aujourd’hui 4 % de la population français, selon l’institut de sondage OpinionWay qui a mené cette enquête (1). « Aujourd’hui, les livres mis en ligne illégalement pullulent », constatent les auteurs qui multiplient les e-mails d’alerte aux hébergeurs Internet pour leur demander de supprimer immédiatement des liens de téléchargement. Mais les écrivains et illustrateurs de livre craignent le même problème que pour les sites web pirates de la musique (The Pirate Bay, T411, …) ou du cinéma (Allostreaming, eMule, Wawa, …) : les hébergeurs ont beau supprimer les liens d’accès, ils réapparaissent peu après avec de nouvelles adresses ou sites miroirs.
« Ce qui revient à lutter contre une grave avarie par voie d’eau avec un dé à coudre ! », déplorent les auteurs, tout en critiquant le fait que la directive européenne « Commerce électronique » de 2000 « dédouane de toute responsabilité en la matière l’ensemble des hébergeurs » (2). En France, cette disposition a été transposée il y a maintenant plus de dix par la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) de 2004.
Ce qui confère aux plateformes et hébergeurs numériques une responsabilité limitée
au regard du piratage en ligne qui pourrait être constaté chez eux, à ceci près qu’ils doivent retirer « promptement » les contenus illicites qui leur seraient signalés (3).
Le livre, la musique et le cinéma sont main dans la main à Bruxelles pour demander à la Commission européenne de réformer ce statut d’hébergeur, comme en contrepartie de la révision de la directive « DADVSI » (4) de 2001 que souhaite Jean-Claude Juncker pour « casser les silos nationaux dans le droit d’auteur » (suppression du géo-blocage, élargir les exceptions au droit d’auteur, harmoniser la copie privée, …).

En France, au moment où le gouvernement met en place un plan de lutte contre le piratage en impliquant les acteurs du Net, les auteurs ne veulent pas être les laissés pour compte. Une première charte « anti-piratage » engageant les professionnels de
la publicité en ligne a été cosignée en mars par le SNE, lequel devrait aussi cosigner
la seconde charte prévue en juin avec les professionnels du paiement sur Internet (5). Mais cette volonté d’« assécher » les sites web illicites en les attaquant au portefeuille sera-elle suffisante, notamment dans le monde du livre ? « Le piratage, tentaculaire et en permanente évolution, ne pourra être combattu que par la mise en place d’une action commune à tous les acteurs du monde éditorial : auteurs, éditeurs, distributeurs, libraires, site de téléchargement légaux, etc… Le phénomène du piratage littéraire ne doit plus être pris en compte de façon ‘artisanale’ au coup par coup », estiment les auteurs, qui rappellent en outre que le SNE avait écarté en 2011 le recours à l’Hadopi parce que « le phénomène du piratage était marginal dans le domaine du livre numérique ». En fait, le coût de la réponse graduée était le vrai obstacle.

Précarité des auteurs
Autre sujet de préoccupation : la rémunération. Alors que la ministère de la Culture
et de la Communication mène jusqu’au 25 mai une enquête sur les revenus des auteurs (6), un sondage que la Société civile des auteurs multimédia (Scam) et la SGDL ont rendu public au Salon du livre en mars montre que 60 % des auteurs se disent « insatisfaits » de leurs relations avec leurs éditeurs : àvaloir en baisse, droit d’auteur inférieur à 10 %, précarité de la profession, … Reste à savoir si le nouveau contrat d’édition tenant compte du numérique, qui est censé être appliqué par les éditeurs depuis le 1er décembre dernier, améliorera le traitement et la rémunération
des auteurs à l’heure d’Internet. @

Charles de Laubier

La presse européenne s’est « vendue » à Google pour seulement 150 millions d’euros sur trois ans

La presse européenne ne vaut-elle pas mieux que 150 millions d’euros étalés
sur trois ans ? Le géant du Net consacre cette manne au fonds qu’il vient de créer – Digital News Initiative (DNI) – pour venir en aide aux journaux en Europe. Il prendra le relais du fonds français Finp qui prend fin en 2016.

Cent cinquante millions d’euros sur trois ans pour les éditeurs de presse dans vingthuit pays, l’Europe, c’est
à peine plus du double des 60 millions d’euros sur trois
ans que Google a consentis pour un seul pays, la France. Autant dire que le Digital News Initiative (DNI) est proportionnellement moins disant que le Fonds pour l’innovation numérique de la presse (Finp). « Pour toute l’Europe, 150 millions d’euros, c’est assez faible, et surtout une goutte d’eau par rapport à ce que génère Google »,
a réagi Louis Dreyfus (1), le président du directoire du groupe Le Monde, quasiment
le seul patron de la presse français à s’être exprimé sur cette aumône versée par le numéro un mondial des monteurs de recherche et éditeur de Google News.

Risque de conflits d’intérêts ?
Le Monde fait parti des journaux français d’information politique et générale (le critère de sélection) à avoir bénéficié de l’aide financière de Google, à savoir de 1,8 million d’euros en 2013 pour lancer – début mai – une édition numérique du matin destinée aux tablettes et aux mobiles, et de 402.000 euros en 2014 pour son projet numérique
« Le Monde Afrique ». Au total, avec le fonds Finp, déjà plus de la moitié des 60 millions d’euros prévus sur trois ans (2013-2015, prorogeables deux ans maximum) ont été alloués à 53 projets de presse numériques (2). Le quotidien détenu par le trio Xavier Niel-Mathieu Pigasse-Pierre Bergé ne fait en revanche pas partie des huit autres ayant, parallèlement au fonds européen DNI, noué un partenariat avec Google : Les Echos en France, The Financial Times et The Guardian au Royaume-Uni, Frankfurter Allgemeine Zeitung et Die Zeit en Allemagne, El Pais en Espagne, La Stampa en Italie et NRC Media aux Pays-Bas. Ces huit quotidiens « partenaires fondateurs » ont vocation à être rejoints par d’autres journaux, mais force est de constater que pour l’instant la presse magazine et les sites de presse en ligne sont absents de ce premier tour de table. Pourtant, lors de la FT Media Conference le 28 avril à Londres, Carlo d’Asaro Biondo (photo), président européen (EMEA) et des relations stratégiques de Google, a présenté le nouveau fonds DNI comme étant ouvert et non limité a priori aux journaux d’information politique et générale (IPG). « Tous ceux qui travaillent sur l’innovation dans l’actualité en ligne en Europe pourront demander un financement, y compris les éditeurs nationaux et régionaux, les nouveaux acteurs et les pure players. (…) Cette initiative n’a pas pour vocation à être un club fermé », a-t-il tenu à préciser. En France, le Syndicat de la presse indépendante en ligne (Spiil) avait dénoncé en 2013 la gouvernance du fonds Finp de Google et menacé de porter plainte en France et en Europe pour « conflit d’intérêt et distorsion de concurrence » (3). Le Groupement des éditeurs de services en ligne (Geste), lui, avait regretté la limitation aux seuls titres IPG. Les huit éditeurs du fonds DNI, dont Les Echos pour la France, ne vont-ils pas être favorisés par Google ? Le quotidien de Bernard Arnault (LVMH), un des membres
du conseil d’administration du fonds français Google-AIPG (4), a touché près de 2,5 millions d’euros en 2014 pour deux plateformes en ligne (annonces légales et étudiants) et 588.000 euros en 2013 pour une application mobile dédiée aux entreprises.
Si Google n’a pu convaincre que huit éditeurs dans toute l’Europe pour lancer DNI, c’est probablement que d’autres ont décliné l’aumône que leur tend Google, ou hésite
à franchir le pas. D’autant que les relations entre le géant du Net et la presse sont loin d’être au beau-fixe. En Allemagne, la coalition VG Media de 200 groupes de médias (dont Axel Springer) exige du géant du Net une rémunération pour les extraits d’articles de presse utilisés sur Google News. L’Espagne, elle, a adopté l’an dernier une loi sur la propriété intellectuelle – entrée en vigueur le 1er janvier dernier – qui oblige les médias espagnols à faire payer leurs services, poussant le géant du Net à fermer le Google News espagnol. Sans parler des plaintes de l’Open Internet Project (OIP), qui réunit notamment des éditeurs en Europe, contre les abus de position dominante du moteur de recherche Google, lequel attend le verdict de la Commission européenne.

La presse ne peut plus s’en passer
Reste que le géant du Net a l’ascendant sur la presse : Google Actualités (65 000 éditeurs) et Google Search redirigent plus de 10 milliards de visites par mois vers
les sites d’informations ; ses plateformes publicitaires comme AdSense ont partagé
10 milliards de dollars en 2014 avec les éditeurs du monde entier ; et Google Play, l’écosystème d’Android, permet aux éditeurs de proposer leurs contenus par abonnement. @

Charles de Laubier

La francophonie numérique veut s’imposer face à un Internet colonisé par les pays anglophones

Ayant succédé au Sénégalais Abdou Diouf en tant que secrétaire générale de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), lors du XVe Sommet de la francophonie de novembre 2014, la Canadienne Michaëlle Jean (photo) a présenté le 18 mars dernier à Paris le premier rapport sur la « francophonie numérique ».

Par Charles de Laubier

Michaëlle JeanIl y a aujourd’hui 274 millions de francophones dans le monde. Ils seront 700 millions en 2050, soit une personne sur treize. Au moment où est célébrée, ce 20 mars, la Journée internationale de la francophonie (1), le rapport sur la « francophonie numérique » dresse pour la première fois un état des lieux de la langue française et des francophones sur Internet.
« A première vue, on peut penser que les francophones sont bien servis dans l’univers du numérique. Bien qu’ils ne constituent que 3 % de l’ensemble des internautes, 4 % de l’ensemble des contenus qu’on trouve sur Internet sont en français », constate-t-il.
L’anglais, sureprésenté sur Internet
Mais à y regarder de plus près, l’anglais est la langue la plus surreprésentée sur Internet : « Il y est deux fois plus présent que ne paraît le justifier sa proportion du nombre d’internautes ». Les utilisateurs de langue anglaise représentent en effet 27 % de l’ensemble des internautes, alors que les contenus en anglais pèsent 56 % sur Internet – soit une offre deux fois plus importante que la demande.
Les francophones, eux, ne représentent que 3 % des internautes mais disposent de contenus en français en proportion avec leur nombre. Encore faut-il que les habitants des 57 pays membres de la francophonie – sur cinq continents – aient bel et bien accès à des contenus numériques de qualité, particulièrement pédagogiques. «Pour que la quantité de contenus numériques de qualité en français et en langues partenaires s’accroisse sur Internet et ailleurs, les acteurs francophones doivent continuer d’investir dans leur production et leur diffusion », recommande vivement ce rapport présenté le 18 mars par secrétaire général de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), Michaëlle Jean (photo). Face aux Etats-Unis qui produisent le plus de contenus sur Internet, portés par les GAFA américains (3), l’OIF en appelle aux gouvernement des pays francophones pour que leurs populations aient accès à des contenus en langue française. Cela passe par la production de contenus, le développement de technologies en français, le soutien à la créativité artistique francophone, mais aussi la production dynamique de contenus en mode collaboratif, à l’image de ceux de l’encyclopédie Wikipédia ou du système de base mondiale de données géographiques OpenStreetMap. « Il faut publier des livres numériques en français. Il faut publier des vidéos en français sur YouTube. Il faut produire des logiciels en langue françaises, notamment dans le logiciel libre [voir tableau ci-contre, ndlr]», a insisté Réjean Roy, chargé de la rédaction du rapport de l’OIF et expert canadien en technologies de l’information.

Droit d’auteur et domaine public
La question du droit d’auteur à l’ère du numérique est également posée, dans la mesure où les internautes et mobinautes francophones peuvent créer de nouveaux contenus et services en se servant de ce qui existe. « En fait, il n’a jamais été aussi facile de combiner différents films pour en créer un nouveau, d’enrichir un jeu vidéo
de ses propres idées, de produire une nouvelle chanson en modifiant le rythme d’un classique, de modifier un livre existant pour le mettre au goût du jour et ainsi de suite.
Il existe cependant un grand obstacle à la créativité potentiellement sans fin des internautes et des utilisateurs des TIC : le manque de matériel qu’il leur est possible d’exploiter librement », relève le rapport de l’OIF, au moment où la Commission européenne s’apprête de son côté à réformer la directive « Droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information » (DADVSI) de 2001. Il y a bien le Réseau numérique francophone (RNF), créé à Paris en 2006 par les bibliothèques nationales de différents pays avec pour mission d’assurer la présence du patrimoine documentaire francophone sur le Web. Ce sont ainsi plus de 800 000 documents en français qui sont accessibles sur le site Rfnum.org : journaux, revues, livres, cartes et plans, documents audiovisuels. Il y a aussi le Calculateur du domaine public, dont la version bêta est en ligne : créé à l’initiative de la France en partenariat avec l’Open Knowledge Foundation, il s’agit d’un outil de valorisation des œuvres qui ne sont plus protégées par un droit de propriété littéraire et artistique. Cet outil s’appuie sur les métadonnées des établissements culturels pour identifier, explorer et valoriser les oeuvres du domaine public. Mais ces initiatives ont encore une portée limitée. « D’autres contenus ne peuvent être exploités de façon optimale par les utilisateurs des TIC, parce que le mode de protection intellectuelle sélectionné volontairement ou involontairement par les créateurs les empêche de le faire. Pour contourner ce problème, les francophones gagnent à recourir à de nouveaux instruments comme les licences Creative Commons», explique le rapport de l’OIF (4).
Par exemple, un cinéaste pourra choisir une licence Creative Commons pour laisser d’autres artistes intégrer des extraits de ses films dans leurs propres productions et vendent ces dernières. Ou un photographe pourra laisser les internautes reproduire et distribuer ses clichés librement, à condition que ces derniers ne soient pas modifiés, que l’on indique qu’ils sont de lui et qu’aucune utilisation commerciale n’en soit faite.
A noter que depuis janvier 2012, la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) et la Creative Commons Collective Societies Liaison ont un accord pour permettre aux artistes de mettre à disposition, notamment sur Internet, leurs œuvres pour une utilisation non commerciale.

Vers un plan numérique de la francophonie ?
L’année 2015 marque en tout cas une prise de conscience des enjeux culturels de la francophonie numérique, au moment où c’est justement en octobre prochain que va être fêtée les dix ans de la Convention de l’Unesco sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. Signée le 20 octobre 2005 à Paris, où se situe aussi le siège de l’OIF, ce texte international doit faire l’objet de « directives opérationnelles » pour prendre en compte le monde digital (5). Le rapport de l’OIF montre bien que la francophone numérique dépend aussi à des infrastructures d’accès à Internet (6). Selon l’Internet Society, cité dans le rapport, « la faible connectivité entre les fournisseurs de services Internet (FAI) se traduit souvent par le routage du trafic local vers des liens internationaux coûteux, simplement pour atteindre ensuite des destinations dans le pays d’origine. Ces liens doivent être payés en devise étrangère. De fait, les FAI doivent payer les taux d’expédition internationale pour une livraison locale. Il y a une solution internationalement reconnue à cette inefficacité. Il s’agit d’un point d’interconnexion Internet ou IXP ». Or, sur plus de 400 IXP dans le monde, il sont seulement 60 à être situés dans des pays membres de l’OIF – surtout en Europe et au Canada.
Côté financements, afin de favoriser l’incubation dans l’investissement numérique, notamment auprès de projets et start-up francophones innovantes, le Fonds francophone des inforoutes (FFI) – créé en 1998 – vient d’être transformé en Fonds francophone de l’innovation numérique (FFIN), dont les capacités financières seront renforcées. « Un appel à projets va être lancé prochainement », a indiqué Eric Adja, directeur de la francophonie numérique à l’OIF. Le Réseau francophone de l’innovation (Finnov (7)), créé en juillet 2013, recense pour l’instant 64 incubateurs dans les pays francophones. De là à imaginer un « plan numérique de la francophonie » (dixit Louis Houle, président du chapitre québécois de l’Internet Society), il n’y a qu’un pas… Peut-être d’ici le prochain Sommet de la francophonie prévu à Madagascar en 2016. @

Charles de Laubier

Comment Facebook a inventé la propriété des données personnelles qui n’existe pas encore !

Acheté il y a tout juste 10 ans pour 200.000 dollars, Facebook.com pèse aujourd’hui 212 milliards de dollars en Bourse. Grâce au « don » – gracieux –
que lui accordent ses 1,4 milliard d’« ami(e)s », le réseau social a empoché
12,46 milliards de dollars l’an dernier. Mais il y a un vrai « déséquilibre ».

C’est en août 2005 que Mark Zuckerberg (photo)
et ses coéquipiers ont acheté le nom de domaine
« facebook.com », qui fut créé huit ans auparavant
et qui remplacera « thefacebook.com » d’origine.
Dix ans plus tard, la firme de Palo Alto est un géant du
Net – le « F » de GAFA – avec 3 milliards de dollars de bénéfice net l’an dernier (1). Pourtant, le réseau social
– aux 1,4 milliard d’utilisateurs dans le monde – est gratuit mais il brasse des milliards grâce aux recettes publicitaires.

Déséquilibre flagrant en faveur de Facebook
Or chacun a fait « don » de ses données personnelles, sans contrepartie financière mais seulement en échange de l’utilisation gratuite de cet outil. Pour certains juristes,
il y a là un déséquilibre qui ne pourra pas durer. « Facebook déclare qu’il est propriétaire de l’ensemble des données – à la fois dans sa valorisation boursière et dans sa valorisation contractuelle. Il y a bien une monétarisation qui n’est plus basée sur le don mais bien sur l’échange de valeurs. Cette rupture entre cette logique du don est un système biface sur le plan économique : une face en don et une face en échange. Le système est en train de se déséquilibrer », affirme Alain Bensoussan, avocat et président de la société éponyme (2). Ardent défenseur de l’idée de propriété des données à caractère personnel, il dénonce ce déséquilibre et considère Facebook comme emblématique. « Il n’y a de capacité d’exister dans une démocratie que s’il y
a une propriété. Or, si quelqu’un fait de la valeur avec mes données, et surtout mes données évoluant dans le temps, cette valeur-là ne peut pas être asymétrique en droit. Il va bien falloir, à un moment donné, passer de la logique du don à la logique de l’échange », a-t-il plaidé le 19 novembre dernier, lors d’un séminaire au DigiWorld Summit de l’Idate. Or, fait-il remarquer, la propriété des données personnelles n’existe nulle part dans le monde, alors que tout le monde dit : « Ce sont mes données, mes informations ». Il y a un possessif énorme (« mes coordonnées », « mon nom », « mon adresse », « ma signature », …) et pourtant ce « droit naturel » n’existe pas. Pas plus qu’il existe de protections juridiques des données personnelles telles que les brevets pour les inventions ou de droit d’auteur pour les contenus. Mais il y a bien un débat qui commence 2008 avec le réseau social de Mark Zuckerberg : « Le premier à donner des droits universels [sur nos données personnelles] et à les reconnaître, c’est Facebook ! Les Etats dans le monde ne les ayant alors pas encore mis en place. Pourquoi Facebook fait-il cela ? Tout simplement pour créer de la confiance dans l’utilisateur, lequel pense qu’il a un droit de reprise – alors qu’il n’a aucun droit de reprise – et qu’il
a un droit d’accès – alors qu’il a faiblement des droits d’accès. Facebook a créé les éléments d’une création d’un “juris-système”, parce que ce droit-là est parfaitement opérationnel », a expliqué Alain Bensoussan. Les 1,4 milliard de personnes ont
accepté l’économie du don : « Je te donne mes données qui m’appartiennent et,
en contrepartie, tu me prêtes tes services ». L’économie numérique commence par cette économie du don, laquelle apparaît aujourd’hui asymétrique et déséquilibrée.
Or, l’avocat, fait remarquer que « dans le contrat mondial de Facebook, il y a un article 1 qui stipule : “Vous restez propriétaire de vos données et Facebook n’a qu’une licence gratuite et non exclusive” ». En conséquence : « En vous accordant une licence à vos données, Facebook reconnaît implicitement que vous êtes propriétaire d’une propriété qui n’existe pas légalement ! ». Google, YouTube, Twitter, LindedIn, Instagram et les autres réseaux sociaux ont copié à leur tour Facebook. Tous reconnaissent le droit universel de chacun d’entre nous à être propriétaire de ses données, sachant qu’il n’y aucun Etat régalien qui le reconnaisse encore… Certains disent qu’il est impossible d’être propriétaire des données personnelle parce que ce sont des éléments qui tiennent à la qualité de l’homme : un droit de la personnalité, oui ; un droit de propriété, non. On ne vend pas ses organes ; on ne peut pas vendre ses données.

Vers un droit à la maîtrise de ses données
Pour Alain Bensoussan, il y a là un paradoxe d’analyse : « Je défends l’idée que
l’on est chacun propriétaire de ses données à caractère personnel, et que les droits naturels naissent avant les droits légaux. C’est un problème de droits de l’homme numérique ». La question est posée, même si le Conseil d’Etat – dans son rapport
« Le numérique et les droits fondamentaux » de septembre 2014 – recommande de
ne pas aller vers le droit à la propriété des données personnelles, lui préférant « un droit à l’autodétermination » (3). Or cela pourrait être un premier pas vers l’extension
de la propriété – consacrée en 1789 – aux données personnelles. Ce serait alors une révolution ! @

Charles de Laubier