La « taxe GAFA » imposée par plusieurs pays, dont la France, pourrait coûter très cher aux annonceurs

Google va répercuter à partir du 1er mai en France des « coûts d’exploitation » de 2% pour compenser la taxe GAFA. En Espagne aussi. D’autres pays y ont déjà droit, jusqu’à 5%de hausse : Le Royaume-Uni, l’Autriche et la Turquie. L’OCDE espère un accord international d’ici mi-2021.

Google Ads commencera à facturer de nouveaux frais supplémentaires pour les annonces diffusées dans certains pays. « A compter du 1er mai 2021, des coûts d’exploitation liés à la réglementation de 2% seront ajoutés à votre facture ou relevé pour les annonces diffusées en France. Les coûts d’exploitation liés à la réglementation sont ajoutés pour couvrir une partie des coûts associés au respect de la réglementation concernant la taxe sur les services numériques en France », a prévenu Google début mars sur le support en ligne de Google Ads (1).

Un « protectionnisme-mendiant » (Google)
Et Google de préciser : « Les frais supplémentaires seront ajoutés à vos frais Google Ads à la fin de chaque mois, et le montant correspondant sera prélevé à la date de facturation suivante ». Cette répercussion de la « taxe GAFA » sur les acteurs de la publicité est aussi mise en place en Espagne, à la même date et avec le même taux d’augmentation tarifaire. Au Royaume-Uni, même punition : depuis le 1er novembre 2020, une taxe de 2 % sur les services numériques est facturée pour les annonces diffusées dans ce pays.
En Autriche, la facture est encore plus salée puisque, depuis le 1er novembre 2020, il s’agit d’une taxe de 5 % sur les services numériques ajoutée aux factures ou relevés pour les annonces diffusées en Autriche. La Turquie y a même droit : depuis le 1er novembre 2020, 5% sont ajoutés. « Ces frais supplémentaires découlent de la nouvelle taxe sur les services numériques dans ce pays », justifie à chaque fois Google. La TVA sera facturée en plus de ces nouveaux frais supplémentaires.
Pour l’Union des marques (ex-Union des annonceurs), dirigée par Jean-Luc Chetrit, qui regroupe en France 142 membres (2), la décision de Google est regrettable. L’organisation professionnelle des annonceurs a aussitôt organisé le 17 mars dernier « une session de “questions/réponses” avec les représentants de Google ». Et ce, « compte-tenu de l’importance de cette décision et de ses conséquences potentielles pour la communication des marques ». En France, la « taxe GAFA » a été instaurée pour la première fois en Europe par une loi promulguée en juillet 2019. Cette « taxe sur les services numériques » (3) vise les géants du Net dont le chiffre d’affaires mondial dépasse les 750 millions d’euros, le prélèvement est de 3% du chiffre d’affaires réalisé dans l’Hexagone s’il dépasse les 25 millions d’euros « au titre des services fournis en France ». Sur l’année 2019, cette taxe GAFA chère au ministre français de l’Economie et des finances, a rapporté 400 millions d’euros environ et sans doute davantage sur 2020 malgré les menaces de représailles de l’ancienne administration Trump (4).
Emboîtant le pas de son voisin, l’Espagne a adopté en octobre 2020 une même taxe de 3 %. Google plaide pour une « taxe internationale » qui soit négociée au niveau de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Karan Bhatia (photo), vice-président en charge des affaires gouvernementales et publiques de Google, avait encore plaidé dans ce sens le 25 février dernier sur un blog officiel du géant du Net : « Certains des pays qui imposent ces taxes ciblées affirment qu’elles contribuent à donner un élan à une réforme fiscale internationale plus vaste. Mais ces taxes sur les services numériques compliquent les efforts pour parvenir à un accord équilibré qui fonctionne pour tous les pays – elles ne font que revendiquer des revenus qui seraient autrement imposés aux Etats-Unis. Nous encourageons ces gouvernements à réduire ce qui est essentiellement des tarifs ou, au minimum, les suspendre pendant que les négociations se poursuivent », avait-t-il tenté de raisonner les pays instaurant une taxe GAFA (5). En vain.
Et Karan Bhatia d’enfoncer le clou : « Laissée sur la trajectoire actuelle, la discorde fiscale pourrait rapidement donner lieu à un protectionnisme “mendiant-ton-voisin” [beggar-thy-neighbor] qui affaiblirait la coopération sur de nombreuses questions ».

Les Etats-Unis renoncent au « safe harbour »
Autant l’administration Trump avait mis des battons dans les roues de l’OCDE dans le processus de réforme de la fiscalité des entreprises multinationales, provoquant à l’automne dernier l’échec des négociations, autant l’administration Biden semble disposée à trouver un accord d’ici le prochain « G20 Finance » réunissant du 9 et 10 juillet prochains les ministres des Finances et les gouverneurs des banques centrales. La nouvelle secrétaire au Trésor américain, Janet Yellen, a assuré le 26 février dernier, lors d’un G20 Finance en visioconférence, que les Etats-Unis étaient prêts à négocier des droits d’imposition entre pays de production et pays de consommation (premier pilier) et un taux minimum au niveau mondial (deuxième pilier). Elle a annoncé que Washington renonçait au principe de « safe harbour » qui, s’il avait été maintenu, aurait permis aux géants du numérique d’accepter ou pas le nouveau régime fiscal. Ce verrou est levé.

Janet Yellen d’accord avec Bruno Le Maire
Les représailles envisagées par l’administration Trump à l’encontre de produits français, en leur appliquant des droits de douane supplémentaires, avaient été suspendues juste avant la fin du mandat de Donald Trump. Avant même sa prise de fonction en janvier, Janet Yellen avait admis que « [cette taxe] permettrait de percevoir une juste part des entreprises, tout en maintenant la compétitivité de nos entreprises et en diminuant les incitations (…) aux activités offshore». Le ministre français de l’Economie, des Finances et de la Relance, Bruno Le Maire, s’est félicité de « l’engagement de la secrétaire d’Etat [au Trésor américain, Janet Yellen] en faveur d’une participation active des équipes américaines aux discussions sur la fiscalité au sein de l’OCDE, en vue d’un accord international d’ici la fin du semestre ». L’optimisme est de retour.
Ironie du calendrier : un premier Etat américain, le Maryland, a adopté le 12 février dernier une taxe sur la publicité en ligne où dominent Google et Facebook. Ce qui devrait lui rapporter 250 millions de dollars par an. Mais des voix se sont élevées aux Etats-Unis pour pointer le risque que cette taxe numérique soit répercutée sur les petites et moyennes entreprises faisant de la publicité sur Internet. Une action en justice a même été lancée conjointement par la chambre de commerce américaine (US Chamber of Commerce), l’organisation professionnelle NetChoice, ainsi que la Computer & Communications Industry Association (CCIA) et l’Internet Association (IA) (6).
Les négociations fiscales au sein de l’OCDE – auxquelles participent 137 pays dans le cadre de l’initiative BEPS (voir encadré ci-contre) visant à mettre un terme aux pratiques d’évasion fiscale des entreprises (7) – portent sur tous les secteurs d’activité, mais tous les regards se tournent vers les GAFAM. « Le numérique est la priorité des priorités, c’est pourquoi tous nos efforts porteront sur le fait de s’assurer que nous trouvions un accord sur le pilier un et deux. Notre but est d’avoir un projet d’accord global à la toute fin de juin, voire la première semaine de juillet, et que cet accord soit ensuite validé par le G20 », a déclaré début mars Pascal de Saint-Amans, directeur du centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE. Si les grands argentiers des vingt nations les plus riches du monde réussissaient à se mettre d’accord d’ici fin juin 2021 (alors que le G7, lui, se sera réuni du 11 au 13 juin), cela serait l’aboutissement de discussions engagées à partir de 2015. Ce serait aussi une victoire pour la France qui a été aux avant-postes de cette taxe GAFA. Mais si les négociations de l’OCDE échouaient, il n’est pas exclu que l’Union européenne (UE) mettre en place sa propre taxe GAFA. La Commission européenne prépare le terrain : elle mène une consultation publique jusqu’au 12 avril prochain sur la taxation numérique. « L’UE a besoin d’un cadre réglementaire et fiscal moderne et stable pour répondre de manière appropriée aux évolutions et aux défis de l’économie numérique. Le Conseil européen a chargé la Commission (européenne) de présenter des propositions relatives à des ressources propres supplémentaires. La taxe numérique est l’une d’entre elles » explique-t-on à Bruxelles (8).
Cette consultation publique alimentera les travaux en cours sur la proposition de taxe numérique attendue pour «mi- 2021 ». Selon la Commission européenne, « la nouvelle initiative contribuera à résoudre la question de la fiscalité équitable liée à la numérisation de l’économie et, dans le même temps, vise à ne pas interférer avec les travaux en cours au niveau du G20 et de l’OCDE sur une réforme du cadre international de l’impôt sur les sociétés ». Le risque de télescopage est grand.

Digital Services Tax (DST) en vue en Europe
Malgré le projet de Digital Services Tax (DST) à l’échelle de l’UE, plusieurs pays européens – France, Autriche, Italie, République tchèque, Espagne et, avant le Brexit, le Royaume-Uni – ont instauré des taxes unilatérales, lesquelles ont provoqué un patchwork européen et des tensions commerciales avec les Etats-Unis sous l’administration Trump. En 2019, le représentant au Commerce des Etats-Unis (USTR) avait dénoncé une « fiscalité discriminatoire » à l’égard des entreprises américaines. Le gouvernement français avait suspendu un temps la perception de sa « taxe GAFA » avant de reprendre son recouvrement. @

Charles de Laubier

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BEPS, quésaco ?
Base Erosion and Profit Shifting (BEPS) ou base d’imposition et le transfert de bénéfices. Il s’agit d’un programme de l’OCDE visant à mettre fin aux pratiques d’évasion fiscale des entreprises, dans tous les secteurs d’activité, y compris dans l’économie numérique. Les pouvoirs publics perdent de précieuses recettes, qui, selon des estimations livrées par l’OCDE, sont comprises entre 100 et 240 milliards de dollars par an, soit 4 % à 10 % du total des recettes de l’impôt sur les sociétés au niveau mondial. Cela ne peut plus durer. @

Après Québecor, Qobuz veut signer d’autres accords

En fait. Le 21 septembre, la plateforme française de musique en ligne de haute-qualité Qobuz (éditée par Xandrie), a annoncé avoir levé 10 millions d’euros auprès de ses actionnaires historiques, Nabuboto et Québecor. Après l’alliance avec ce dernier, d’autres accords à l’international sont prévus.

En clair. Au-delà de la douzaine de pays où elle est disponible en tant que telle, à savoir France, Royaume-Uni, Irlande, Allemagne, Autriche, Belgique, Suisse, Luxembourg, Pays-Bas, Espagne, Italie et Etats-Unis, la plateforme française Qobuz se déploie aussi ailleurs dans le monde selon une stratégie de licences (en marque blanche). C’est le cas avec le groupe de médias et de télécoms Québecor, dont le « partenariat à la fois stratégique et financier initié de longue date » avec Qobuz – via sa maison mère Xandrie – s’est concrétisé en mai par le lancement de la plateforme « Qub musique ».
Le groupe québécois s’est appuyé sur l’expertise technique et le catalogue de titres de Qobuz pour développer sa propre offre de streaming musical. « La licence que nous avons négociée avec Qub est une licence pour le Canada », précise à Edition Multimédi@ Denis Thébaut, PDG de Xandrie, maison mère de Qobuz. La plateforme française de musique en ligne de hautequalité cherche à se développer aussi en Scandinavie, au Japon, en Australie ou encore en Amérique latine. « Nous avons la volonté de rechercher de nouveaux partenariats avec des médias et opérateurs étrangers. La réussite du projet Qub musique nous place ainsi sur un nouvel axe de développement très prometteur », avait déclaré début juin Denis Thébaud, lors de l’annonce du partenariat avec Québecor. Qobuz a été racheté en décembre 2015 par la société Xandrie, contrôlée par Nabuboto, la holding personnelle de Denis Thébaud. C’est auprès de cette dernière et de Québecor, également actionnaire de Qobuz, qu’une seconde levée de fonds a pu être faite. Elle a été annoncée le 21 septembre (1). La précédente levée de fonds par augmentation de capital de 12 millions d’euros remonte à août 2019. Qobuz a en outre officialisé la nomination de Georges Fornay comme directeur général délégué (2), fort de son expérience d’une quinzaine d’années chez Sony (1995-2011) où il a déployé la console de jeux PlayStation en France et en Suisse. Il était en outre un administrateur de l’éditeur français de jeux vidéo Focus Home Interactive, jusqu’à ce que Denis Thébaud en cède le contrôle en juillet (3). Ce dernier a en effet vendu ses 35,5 % du capital de Focus Home Interactive à Neology Holding, la holding de l’homme de médias Fabrice Larue. Qobuz ne dévoile pas le nombre de ses abonnés, qui dépassait les 100.000 début 2019. @

Deezer s’implante à Dubaï pour être plus global

En fait. Le 5 février, la filiale de Deezer à Dubaï (Emirats arabes unis) a annoncé
la nomination du Libanais Tarek Mounir directeur général pour la région Moyen-Orient/Afrique du Nord et la Turquie (MENAT). Il prendra ses fonctions le 1er avril prochain. Par ailleurs, l’exclusivité Deezer-Orange se poursuit en 2019.

En clair. Selon nos informations, l’accord exclusif entre Orange et Deezer – qui devait arriver à son terme fin décembre dernier après avoir été renouvelé pour 2017 et 2018 – « se poursuit ». Contesté, notamment par Qobuz (lire EM@ 108, p. 3), il date d’août 2010. Pour autant, Orange a vu sa participation dans le capital de Deezer passer de 14,5 % à environ 12 %. Il faut dire que le prince saoudien Alwalid ben Talal, dont la société d’investissement Kingdom Holding Company (KHC) a injecté 230 millions d’euros en août 2018 (soit 1 milliard de rials saoudiens), est entré au capital de Deezer. La transaction a valorisé la plateforme musicale 1 milliard d’euros.
Cette entrée capitalistique dans Deezer, qui a émis de nouvelles actions mais sans préciser le niveau de participation, s’est faite aussi via le groupe de divertissement Rotana, également contrôlé par l’homme le plus riche du Moyen-Orient et neveu du roi Salmane d’Arabie saoudite. Ce double investissement du prince saoudien dans Deezer est assorti d’« un accord à long terme visant à distribuer en exclusivité sur la plateforme Deezer le catalogue de contenus audio et vidéo de Rotana [riche de 13.000 titres et 2.000 vidéos, ndlr] dans les régions du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ». Par ailleurs, c’est par un discret communiqué diffusé en arabe et en anglais – en ligne ici (1) – que la plateforme française de musique en ligne Deezer a fait part de la nomination du Libanais Tarek Mounir au poste de directeur général pour la région Moyen-Orient/Afrique du Nord et la Turquie (MENAT). Ce francophone prendra ses fonctions à partir du 1er avril, après avoir été durant huit ans dans le groupe audiovisuel américain Turner – en tant que dernièrement viceprésident et directeur général sur la même région (2). Cette nomination intervient après que Deezer se soit lancé en octobre 2018 à la conquête de cette région MENAT et alors qu’un bureau a été installé à Dubaï au début de l’année avec une équipe en cours de recrutement. « Deezer est une success story de la French Tech dont le terrain de jeu est global », avait alors lancé Guillaume d’Hauteville, président du conseil d’administration de Deezer et vice-président d’Access Industries – holding de l’Américain d’origine russo-ukrainienne Leonard Blavatnik détenteur d’environ 30 % du capital de Deezer (3). Revendiquant 14 millions d’utilisateurs dans le monde, Deezer concrétise sa stratégie de développement sur des marchés émergents. @

Imposition : l’Europe veut taxer l’économie numérique sans attendre le consensus international

Alors que l’OCDE et le G20, lequel se réunit en avril en Argentine, se donnent jusqu’à 2020 pour trouver un consensus international sur la fiscalité du numérique dans le monde, la Commission européenne veut accélérer le mouvement en proposant de taxer les GAFA sans attendre au sein des Vingt-huit.

La Commission européenne a proposé le 21 mars dernier de nouvelles règles pour garantir que
les activités des entreprises numériques soient imposées dans l’Union européenne (UE) d’une manière « équitable et propice à la croissance ». Elle part du contact que les règles d’imposition des sociétés en vigueur au niveau mondial existent depuis plus de cent ans et ne sont plus adaptées à l’essor de l’économie numérique. Ces règles fiscales ont été conçues pour des entreprises physiques traditionnelles et impliquent qu’une société doit être physiquement présente dans un pays pour y être imposée. C’est là que le bât blesse.

OCDE et G20, pour un consensus d’ici 2020
Alors que les entreprises exerçant des activités en ligne créent de la valeur et se développent beaucoup plus rapidement que l’économie dans son ensemble, les règles existantes ne permettent pas de les imposer efficacement sur les bénéfices générés en grande partie grâce à l’exploitation des données de consommateurs. La Commission européenne constate que cette situation crée une distorsion fiscale importante : « Le taux d’imposition effectif des entreprises numériques – telles que les entreprises du secteur des médias sociaux, les plateformes collaboratives et les fournisseurs de contenu en ligne – est de moitié environ inférieur à celui des entreprises traditionnelles, et est souvent encore bien plus bas. En moyenne, les entreprises du numérique sont imposées à un taux effectif d’imposition de 9,5 % seulement, contre 23,2 % pour les modèles d’affaire traditionnels ». L’Europe estime que si les bénéfices réalisés par les entreprises du numérique – au premier rang desquels les GAFAM américains mais aussi les BATX asiatiques – ne peuvent être taxés, « les recettes fiscales des Etats membres de l’UE risquent d’être menacées ». Alors que le marché unique numérique est une priorité absolue de Jean-Claude Juncker (photo de gauche), président de la Commission européenne, l’impôt sur les sociétés n’est pas adapté au digital justement et met à mal les recettes publiques qui financent les écoles, les hôpitaux ou encore les transports. La proposition présentée le 21 mars consiste en une taxation de l’économie numérique dans l’UE, laquelle permettrait aux Vingt-huit (bientôt Vingt-sept) d’imposer les bénéfices réalisés sur leur territoire, même si l’entreprise n’y est pas présente physiquement. « Une nouvelle taxe provisoire sur les services numériques serait appliquée pour remédier aux lacunes et aux failles les plus manifestes constatées en matière d’imposition des activités numériques. Cette mesure garantit que les activités qui ne sont actuellement pas imposées de manière effective commenceraient à générer immédiatement des recettes pour les Etats membres », est-il expliqué. La Commission européenne est ainsi la première autorité publique dans le monde à prendre des mesures sur l’imposition du numérique. Elle fait même figure de pionnière pour élaborer une solution mondiale qu’elle appelle de ses voeux, y compris en soutenant les travaux de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui doit rendre en avril – lors du sommet du G20 en Argentine – un rapport final sur « les défis fiscaux soulevés par la numérisation » : « Les propositions de l’UE en matière d’imposition de l’économie numérique devraient également inspirer et stimuler les travaux internationaux en cours dans le cadre du G20 et de l’OCDE sur la fiscalité du numérique. Dans le même temps, toute solution proposée au niveau de l’UE doit également tenir compte de la dimension mondiale : l’OCDE s’est engagée à présenter un rapport sur les prochaines étapes au niveau international d’ici 2020 ».
L’OCDE a déjà publié un rapport intermédiaire sur les défis fiscaux soulevés par la numérisation, le 16 mars dernier (1), juste avant un « G20 des Finances » qui s’est tenu mi-mars à Buenos Aires. Le problème est qu’il n’y a pas de consensus international sur le sujet. Chargée plus globalement par le G20 de piloter un groupe de 110 pays sur
« l’érosion des bases fiscales et les transferts de bénéfices » ou BEPS (2), ce rapport intermédiaire s’est contenté de faire état des positions des différents pays et d’énumérer les différentes mesures envisagées.

Une directive européenne avant 2020 ?
« Ces approches vont de celle des pays qui considèrent qu’aucune action n’est nécessaire, à celle des pays selon lesquels il faut agir pour reconnaître le rôle de la contribution des utilisateurs, en passant par celle des pays qui considèrent que tout changement devrait s’appliquer à l’économie dans son ensemble », a expliqué Angel Gurría (photo de droite), le secrétaire général de l’OCDE. L’organisation travaille avec le G20 pour trouver une solution consensuelle d’ici 2020.
« Au cours de l’étude de ces changements potentiels, les membres considéreront les effets de la numérisation sur l’économie, en référence aux principes régissant l’alignement des bénéfices sur les activités économiques et la création de valeur », indique l’organisation dont le siège est à Paris (3). Quant à la directive européenne sur la taxation des géants du numérique, si le projet devait aboutir, elle ne devrait pas être transposée dans les différents Etats membres avant 2020 – même si Paris le souhaite pour 2019 en espérant un accord avec Berlin d’ici juin prochain (4). Car difficile d’imaginer que l’UE avance de son côté sur un sujet éminemment international et où l’OCDE et le G20 souhaitent parvenir à un consensus à l’horizon 2020.

Taxe immédiate de 3 % en Europe
Quoi qu’il advienne, la Commission européenne a présenté deux propositions législatives. La première d’entre elles, qui est présentée comme « la solution à long terme privilégiée », vise à réformer les règles d’imposition des sociétés de façon à ce que les bénéfices soient enregistrés et taxés là où les entreprises ont une interaction importante avec les utilisateurs par l’intermédiaire de « services numériques » (voir liste ci-dessous établie par la directive). Les Etats membres pourront alors taxer les bénéfices qui sont réalisés sur leur territoire, même si une entreprise du numérique n’y est pas présente physiquement, pour peu que la plateforme numérique satisfait à l’un des critères suivants : elle génère plus de 7 millions d’euros de produits annuels dans un Etat membre ; elle compte plus de 100.000 utilisateurs dans un Etat membre au cours d’un exercice fiscal ; plus de 3.000 contrats commerciaux pour des services numériques sont créés entre l’entreprise et les utilisateurs actifs au cours d’un exercice fiscal (voir graphique p. 11). La seconde proposition législative consiste en une « taxe provisoire sur certains revenus tirés d’activités numériques (…) où les utilisateurs jouent un rôle majeur dans la création de valeur et qui sont les plus difficiles à prendre en compte par les règles fiscales actuelles, comme les produits tirés de la vente d’espaces publicitaires en ligne, générés par les activités intermédiaires numériques qui permettent aux utilisateurs d’interagir avec d’autres utilisateurs et qui facilitent la vente de biens et de services entre eux, tirés de la vente de données générées à partir des informations fournies par les utilisateurs ».
Ce système s’appliquera uniquement à titre provisoire, jusqu’à ce que la réforme ait
été mise en oeuvre et pour éviter que certains pays européens ne prennent des mesures unilatérales pour taxer les activités numériques – ces réponses nationales seraient alors, selon la Commission européenne, « préjudiciables pour notre marché unique numérique ». Cette taxe provisoire – applicable aux entreprises dont le chiffre d’affaires annuel total atteint au moins 750 millions d’euros au niveau mondial et 50 millions d’euros dans l’UE (5) – sera perçue immédiatement par les Etats membres. Selon les estimations de la Commission européenne, 5 milliards d’euros de recettes
par an pourraient être réalisés pour les Etats membres si la taxe est appliquée à un taux de 3 %. @

Charles de Laubier

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Liste des « services numériques » susceptibles d’être taxés en Europe
• la fourniture de produits numériques en général, en ce compris les logiciels et leurs modifications ou leurs mises à jour • les services consistant à assurer ou à soutenir la présence d’entreprises ou de particuliers sur un réseau électronique, tels qu’un site ou une page Internet • les services générés automatiquement par ordinateur sur l’Internet ou sur un réseau électronique, en réponse à des données particulières saisies par le preneur • l’octroi, à titre onéreux, du droit de mettre en vente des biens ou des services sur un site Internet opérant comme marché en ligne, où les acheteurs potentiels font leurs offres par un procédé automatisé et où les parties sont averties de la réalisation d’une vente par un courrier électronique généré automatiquement par ordinateur • les offres forfaitaires de services Internet (ISP) dans lesquelles l’aspect télécommunications est auxiliaire et secondaire, en d’autres mots des forfaits allant au-delà du simple accès à l’Internet et comprenant d’autres éléments comme des pages à contenu donnant accès aux actualités, à des informations météorologiques ou touristiques, des espaces de jeu, l’hébergement de sites, l’accès à des débats en ligne ou tout autre élément similaire •fourniture et hébergement de sites Internet • maintenance automatisée de programmes, à distance et en ligne • administration de systèmes à distance
• entreposage de données en ligne, permettant le stockage et l’extraction de données particulières par voie électronique • fourniture en ligne d’espace disque sur demande
• logiciels utilisés en ligne ou téléchargés (notamment, programmes de passation des marchés/de comptabilité, logiciels antivirus) et leurs mises à jour • logiciels servant à empêcher l’apparition de bannières publicitaires , connus également comme filtres antibannières •pilotes à télécharger, tels que les logiciels d’interconnexion entre un ordinateur et des périphériques (tels que les imprimantes) •installation automatisée
en ligne de filtres sur des sites Internet • installation automatisée en ligne de pare-feu
• consultation ou téléchargement d’éléments servant à personnaliser le «bureau» de l’ordinateur •consultation ou téléchargement de photos, d’images ou d’économiseurs d’écran • contenu numérisé de livres et autres publications électroniques • abonnement à des journaux et à des périodiques en ligne • blogs et statistiques de fréquentation de sites Internet • informations en ligne, informations routières et bulletins météorologiques en ligne • informations en ligne générées automatiquement par un logiciel, au départ de données saisies par le client, telles que des données juridiques ou financières (notamment, cours des marchés boursiers en temps réel) •fourniture d’espaces publicitaires, en ce compris de bannières sur un site ou une page Internet • utilisation de moteurs de recherche et d’annuaires Internet • consultation ou téléchargement de musique sur les ordinateurs et les téléphones mobiles • consultation ou téléchargement de sonals, d’extraits, de sonneries ou d’autres sons • consultation ou téléchargement de films •téléchargement de jeux sur les ordinateurs et les téléphones mobiles • accès à des jeux automatisés en ligne qui sont dépendants de l’Internet ou de réseaux électroniques analogues et où les différents joueurs sont géographiquement distants les uns des autres • enseignement à distance automatisé dont le fonctionnement dépend de l’Internet ou d’un réseau électronique analogue et dont la fourniture exige une intervention humaine limitée, voire nulle, y compris les classes virtuelles, sauf lorsque l’Internet ou un réseau électronique analogue est utilisé comme simple moyen de communication entre l’enseignant et l’étudiant •cahiers d’exercices complétés en ligne par les élèves, avec notation automatique ne nécessitant aucune intervention humaine. @

Nos vies aux enchères

Je suis en train d’arriver à destination au volant de
ma voiture sans volant, alors qu’une place de parking réservée dès mon départ m’attend en centre-ville. Rien d’extraordinaire, puisque un tel système de réservation automatisée est disponible depuis quelques années déjà.
La nouveauté, c’est le système d’enchères que la municipalité vient de lancer pour attribuer les places tout au long de la journée et de la nuit en fonction de la fréquentation. Ce véritable système d’enchères en temps réel est censé optimiser l’occupation des places et le budget de la mairie dans un contexte toujours plus tendu d’une ville sans voiture. Le développement des enchères, touchant à des moments de plus en plus nombreux de notre vie quotidienne, est un marqueur de notre époque. Cela nous surprend encore, tant ce système est toujours empreint d’un parfum d’archaïsme. Outre leur origine antique remontant au marché du mariage de Babylone,
où la main de jeunes femmes était accordée au plus offrant, les enchères ont longtemps été cantonnées, dans l’imaginaire collectif, aux ventes d’objets rares ou d’œuvres d’art organisées par la figure tutélaire du commissaire-priseur.

« C’est au croisement des phénomènes du Big Data
et du Web temps réel que ce sont développées de
nouvelles pratiques d’enchères. »

Bien sûr, les enchères ont régulièrement défrayé la chronique en étant utilisées par des acteurs publics et privés pour mettre en vente des ressources rares comme des licences de téléphonie mobile, des fréquences ou des concessions pétrolières. C’est Internet qui a véritablement été le déclencheur d’un phénomène touchant le grand public. A tel point que les enchères, massivement démocratisées par la création d’eBay en 1995, sont rapidement devenues un business model alternatif à ceux de la publicité ou de la vente
de services en ligne : une combinaison habile de gestion de catalogue, d’e-commerce et de recommandations permettant de transposer sur le Net le bon vieux système, jusqu’à reproduire, pour chaque utilisateur connecté, les conditions addictives des enchères.
Ce succès massif permit de mettre sur la place de marché numérique des objets qui retrouvaient une valeur et des clients, ce qui contribua à l’émergence du concept de long tail. Mais c’est au croisement des phénomènes du Big Data et du Web temps réel que ce sont développées de nouvelles pratiques d’enchères. De ce point de vue, la publicité a été un terrain de jeu extraordinaire, avec des acteurs toujours prêts à financer les innovations dès lors qu’elles améliorent le ciblage et l’optimisation du ROI (Return on Investment) des annonceurs. Le Real Time Billing (RTB) a été la killer application : placer la bonne publicité, au bon moment, avec le bon message, dans le bon contexte et au bon prix. Il a été possible, dès 2010, de proposer à l’internaute une bannière profilée et vendue par un processus d’enchères, le tout exécuté en quelques millisecondes. Un nouvel espace de jeu pour de nombreuses start-up comme Blukai, Exelate ou Datalogics, qui se sont développées sous l’oeil de géants, tous en compétition pour ne pas perdre le contrôle de ce nouveau marché stratégique. Des entreprises françaises comme Ezakus ou La Place Media ont su se lancer très tôt, mettant ainsi en lumière l’existence d’une « école des mathématiques publicitaires » reconnue au niveau international. Certaines de ces start-up à succès, crées entre 2010 et 2020, ont su profiter d’un marché national pour une fois
en avance, pour partir très tôt à la conquête du monde. Le RTB s’est rapidement imposé comme le standard de la publicité en ligne, avec un marché pesant déjà plus de 17 milliards d’euros en 2017 et représentant aujourd’hui plus de 60 % du marché du display. Mais son champ d’application couvre désormais tous les services disponibles en ligne comme les radios, la télé, mais également les services embarqués dans nos voitures connectées. Quant aux traditionnels panneaux d’affichage de nos villes, ils sont devenus des écrans branchés aux espaces publicitaires vendus aux enchères. Nous voici donc entrés de plain-pied dans ce que certains comparent cyniquement à un immense « marché aux esclaves », ouvert sans interruption sous le vaste ciel numérique, pour vendre aux enchères notre bien le plus précieux : notre temps ! @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2025 » : Smart Toys.
* Directeur général adjoint de l’IDATE,
auteur du livre « Vous êtes déjà en 2025 » (http://lc.cx/b2025).
Sur le même thème l’institut vient de publier son rapport
« Real-Time Bidding: Further evolution
in the automated display-advertising market »,
de Soichi Nakajima, consultant senior.