Le numérique en procédure accélérée au Parlement

En fait. Le 18 juin, est paru au Journal Officiel un décret convoquant le Parlement en session extraordinaire à partir du 1er juillet 2019. Plusieurs projets et propositions de loi vont (continuer à) être examinés : taxe GAFA, droit voisin
de la presse, sécurité de la 5G, lutte contre la cyberhaine, CNM (musique).

En clair. La session extraordinaire du Parlement, à partir du 1er juillet, s’annonce chargée. Sur les 32 textes législatifs listés dans le décret présidentiel signé le 17 juin par Emmanuel Macron, avec son Premier ministre Edouard Philippe, une demi-douzaine traite du numérique et chacun est en procédure accélérée (engagée par
le gouvernement). Du côté des « projets » de loi (donc déposés au nom du gouvernement), il y a la taxe GAFA. Le ministre de l’Economie et des Finances, Bruno Le Maire, a promis qu’elle sera retirée dès que l’OCDE aura trouvé une solution. Ce projet de loi « portant création d’une taxe sur les services numériques (…) », soit 3% sur le chiffre d’affaires réalisé en France (1), a déjà été voté en première lecture par l’Assemblée nationale (le 9 avril) et le Sénat (le 21 mai).
Un autre projet de loi concerne, lui, l’extension au numérique de la loi « Bichet » de 1947 sur distribution de la presse. Il s’agit de « réguler les kiosques et les agrégateurs numériques, en soumettant les premiers à des obligations de diffusion et les seconds
à des obligations de transparence ». Ce texte, qui ouvre le marché de la distribution de la presse – actuellement sous duopole de Presstalis, mal en point, et des MLP – a été voté en première lecture par le Sénat (le 22 mai). Du côté des « propositions » de loi cette fois (donc déposées à l’initiative du Parlement), il y a la création du droit voisin que devront payer les moteurs de recherche et les agrégateurs d’actualité tels que Google News aux éditeurs de presse et aux agences de presse (2).
Cette redevance découle de la directive européenne « Droit d’auteur dans le marché unique numérique ». Autre proposition de loi : la création du Centre national du numérique (CNM), qui sera à la filière musicale ce qu’est le CNC au cinéma. Le texte
a été déposé à l’Assemblée nationale (le 27 mars). Ce futur établissement public à caractère industriel et commercial (Epic), placé sous la tutelle du ministre de la Culture, devra notamment « promouvoir l’innovation (…) face aux révolutions du numérique et du streaming qui ouvrent les portes de l’international avec d’immenses opportunités » (3). Deux autres propositions de loi sont aussi à l’agenda du 1er juillet : l’une pour lutter contre la haine sur Internet (4) (*) (**), l’autre pour assurer la sécurité des réseaux mobile (5G en tête) et visant le chinois Huawei (5) (*) (**). @

Eric Woerth le dit : « La taxe GAFA sera provisoire »

En fait. Le 14 mai, Eric Woerth – ancien ministre et actuel président de la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire à l’Assemblée nationale, ainsi que député (LR) de l’Oise – avait « carte blanche »
au 29e colloque NPA-Le Figaro. Il a expliqué que la future « taxe GAFA » était
« provisoire ».

En clair. « La France a mis en place un dispositif – transitoire – assez brutal, assez rustique, et arrivant un peu tardivement. C’est une taxation sur le chiffre d’affaires. Bon, cela n’est pas formidable. Mais c’était une bonne idée de le faire, mais c’est une idée provisoire. Il faut que l’on aille beaucoup plus loin sur ce sujet », a prévenu Eric Woerth, lors du colloque NPA-Le Figaro. Le président de la commission des finances à l’Assemblée nationale intervenait une semaine avant que le Sénat n’adopte à son tour le 22 mai le projet de loi (1) visant à créer « une taxe sur les services numériques » de 3% sur le chiffre d’affaires réalisé en France.
Eric Woerth a insisté sur le fait que la taxe GAFA n’a pas vocation à perdurer. « C’est bien que la France puisse montrer un chemin, sans doute provisoire mais nécessaire ». Il a raconté avoir reçu à Paris le sous-secrétaire américain au Trésor responsable des négociations internationales, Heath Tarbert, qui a demandé au gouvernement et aux parlementaires de « retirer ce texte ». Fin de non-recevoir : « Il faut bien que les entreprises américaines paient un peu de fiscalité : il n’y a rien de nouveau sous le soleil ! Il ne faut pas que cela soit une fiscalité uniquement négociée. Depuis quand négocie-t-on la fiscalité ? ». L’ancien ministre du Budget de Sarkozy a en outre précisé que cette taxe ne toucherait pas uniquement les GAFA et la numérisation de l’économie, mais aussi le e-commerce de proximité dont les effets les plus visibles pour la population : la désertification des centres-villes (2). « Là-dessus, l’inégalité fiscale est très forte ; elle est souvent fondée sur le foncier. On voit qu’Amazon dispose de grands entrepôts, mais a une fiscalité low cost», pointe-t-il.
Alors que l’Europe est contrainte par sa règle de l’unanimité en matière fiscale, l’issue se trouve du côté de l’OCDE (3). Mais, prévient Eric Woerth, « l’OCDE souhaite l’abandon des règles fiscales traditionnelles au profit de la règle du pays de consommation, car c’est la consommation qui fait la valeur ajoutée ». Or la France, grand pays de production, est un petit pays de consommation à l’échelle du monde. Selon lui, elle ne peut donc pas prendre acte de cela. « C’est un risque tout à fait majeur pour nos finances publiques », met-il en garde. Pour l’heure, la « taxe GAFA » pourrait rapporter 400 millions d’euros en 2019 et 650 millions en 2020. @

Publicité en ligne : les GAFA américains n’ont pas réussi à tuer l’ex-licorne française Criteo

Alors qu’il sera redevable de la taxe « GAFA » de 3 % applicable dès cette année,
le spécialiste mondial du (re)ciblage publicitaire en ligne – le français Criteo – a frôlé la catastrophe industrielle après avoir été déstabilisé par Apple et Facebook. Son chiffre d’affaires a stagné en 2018, à 2,3 milliards de dollars. Et son résultat net a reculé, à 96 millions de dollars.

Impactée coup sur coup, d’une année à l’autre, par deux décisions successives prises de façon unilatérale par les américains Apple et Facebook, l’ex-licorne française Criteo – valorisée 1,8 milliard au Nasdaq (1) où elle est cotée depuis 2013 – aurait pu mettre la clé sous la porte si elle n’avait pas « pivoté » à temps vers le ciblage mobile (2). Son PDG cofondateur Jean-Baptiste Rudelle (photo) a même parlé de « choc exogène très violent ».

Bataille larvée entre App et Web
La première déstabilisation de l’écosystème de Criteo – vulnérable aux choix technologiques des GAFA – est venue en décembre 2017 d’Apple, qui a fait des changements dans son système d’exploitation et son navigateur Safari – à partir de
sa version 11. Le but de la marque à la pomme : rendre plus difficile et limité le pistage des utilisateurs par des cookies – ces petits fichiers de suivi logé dans le terminal de
ce dernier à des fins de ciblage publicitaire. Apple interdit depuis toute utilisation de cookies plus de vingt-quatre heures, conformément à son Intelligent Tracking Prevention (ITP). Et au bout de trente jours, ils sont automatiquement supprimés !
Ces changements sont intervenus avec le système d’exploitation iOS 11.2 pour mobile. « Maintenant on comprend mieux pourquoi Apple a fait ça : ils veulent basculer un maximum les gens dans le monde des “app” [applications mobile, ndlr], qu’ils contrôlent mieux que le monde des navigateurs [sur le Web] », avait expliqué Jean- Baptiste Rudelle lors d’une conférence téléphonique avec des analystes financiers le 1er août 2018.
Apple, de son côté, justifie cette restriction pour éviter les pratiques dites de retargeting jugées abusives. Ces reciblages publicitaires – grande spécialité de Criteo – consistent à recourir à des cookies pour traquer les internautes dans leur navigation sur différents sites web – notamment de e-commerce – afin de leur envoyer ensuite des publicités digitales (bannières ou vidéos) en rapport avec leurs centres d’intérêt détectés. Le retargeting peut aussi se faire par mots-clés sur les liens commerciaux affichés par
les moteurs de recherche. Google a d’ailleurs dû mettre en place un nouveau cookie
« Google Analytics » et une nouvelle balise de conversion « AdWords » spécifiques
à Safari pour être conforme à l’ITP. Reste à savoir si Google limitera à son tour les cookies sur son navigateur Google Chrome (3). La marque à la pomme a ainsi souhaité reprendre la main sur les annonceurs publicitaires et les prestataires techniques comme Criteo qui font du cross-tracking (suivi d’un internaute d’un site web à l’autre
à l’insu de ce dernier et souvent au mépris du respect de sa vie privée). La firme de Cupertino mise surtout sur le monde fermé des « apps » de son App Store qu’elle contrôle, contrairement au Web ouvert. Résultat, dès mi-décembre 2017, Criteo a vu son cours de Bourse au Nasdaq s’effondrer de près de 30 % à l’annonce de l’ITP d’Apple. La pépite de la « French Tech » avait alors dû revoir à la baisse ses prévisions de croissance et d’objectifs de chiffre d’affaires, tout en rappelant Jean-Baptiste Rudelle à la rescousse en avril 2018 (après que celui-ci se soit mis en retrait en 2016). La vulnérabilité de Criteo était déjà apparue face aux logiciels anti-pub, les ad-blocks (4). Cette fois, les GAFA mettent le français à rude épreuve. Après Apple, ce fut au tour
de Facebook de s’en prendre l’an dernier à l’ex-licorne française en mettant un terme au partenariat avec elle à partir de juillet 2018. La perte de l’accréditation « Facebook Marketing Partner » empêche Criteo d’accéder aux outils de ciblage publicitaire proposés en version bêta par le premier réseau social mondial. Cette rétrogradation
fut révélée par Goldman Sachs début septembre, entraînant un recul jusqu’à 16 % de l’action Criteo en Bourse. Selon la banque américaine, le géant français du retargeting a été décertifié parce que « son intégration personnalisée ne correspondait plus aux priorités de Facebook ». Une autre analyse financière affirme que la firme de Mark Zuckerberg a décidé de pousser ses propres solutions de reciblage publicitaire et d’avoir des relations directes avec ses clients. C’est désormais plus difficile pour Criteo d’acheter auprès de Facebook des inventaires publicitaires.

Entre la fraude aux clics et le RGPD
Aux Etats-Unis, il se dit même que Facebook a eu des doutes sur la viabilité de Criteo après que Gotham City Research ait évalué à la moitié du chiffre d’affaires du français la part provenant de « sources douteuses » (clics frauduleux, robots virtuels à clics, clickbots, …) ou de sites web de « faible qualité » (5) (*) (**). A cela s’ajoutent les règles contraignantes depuis mai 2018 du RGDP en Europe, avec le consentement préalable des internautes avant le dépôt de cookies. Qu’il est loin le temps où Amazon (en 2012) et Publicis (en 2014) voulaient racheter Criteo… @

Charles de Laubier