La presse française est de plus en plus digitale et dépendante de Google, mais plus du tout solidaire

62,7 millions d’euros : c’est ce que s’est engagé à verser Google à 121 journaux français membres de l’Apig qui a cosigné cet accord-cadre, dont 86,8 % étalés sur trois ans et le solde pour « mettre fin à tout litige » sur cette période. Deux syndicats d’éditeurs – le Spiil et la FNPS – s’insurgent.

Le Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (Spiil) a dénoncé le 8 février les accords « opaques, inéquitables et nuisibles », créant même « une dangereuse distorsion de concurrence » au sein de la presse français, signés par quelques journaux avec Google. Dès le 21 janvier, la Fédération nationale de la presse d’information spécialisée (FNPS) dénonçait, elle, l’accord-cadre annoncé ce jour-là entre le géant du Net et l’Alliance de la presse d’information générale (Apig) qui « acte de facto la position illégale de Google ».

Rémunérations inconnues et critères flous
L’agence Reuters a révélé le 12 février que l’accord-cadre « Google-Apig » portait sur un total de 62,7 millions d’euros (1). Le Spiil, présidé par Jean-Christophe Boulanger (photo de gauche) et représentant 150 éditeurs indépendants de 180 titres de presse, s’est « alarm[é] de la teneur des premiers accords signés entre Google et certains éditeurs de presse sur les droits voisins ». Ces accords de licence signés individuellement et uniquement par des journaux dits de « presse d’information générale » – le controversé statut IPG – avec Google (2) leur permettent de percevoir une rémunération pour les débuts d’articles et leurs liens exploités sur le moteur de recherche (Google Search et Google Actualités). Conformément au contrat-cadre (3) annoncé le 21 janvier par l’Apig, dont 285 titres – parmi lesquels les grands quotidiens nationaux – sont membres (4), chaque accord de licence individuel peut donner à l’éditeur un accès au «News Showcase » de Google, son nouveau programme de licence de publications de presse permettant aux lecteurs internautes d’accéder à un contenu éditorial enrichi ou qualifié de « premium ». Le problème est que la rémunération prévue dans les accords de licence entre chaque éditeur de presse et Google est à géométrie variable, dans le sens où elle est basée sur des « critères » tels que « la contribution à l’information politique et générale », « le volume quotidien de publications » ou encore « l’audience Internet mensuelle ». Pour le Spiil, c’est dommageable car ces accords ne permettent pas de s’assurer du traitement équitable de tous les éditeurs de presse dans la mesure où la formule de calcul des rémunérations n’est pas rendue publique : « La profession n’a pas su mettre ses désaccords de côté pour mener une négociation commune. Google a profité de nos divisions pour faire avancer ses intérêts. Un exemple en est le choix de l’audience comme un critère prépondérant du calcul de la rémunération. Ce choix est bien dans l’intérêt industriel de Google, mais il est une catastrophe pour notre secteur et notre démocratie. Il va favoriser la course au clic et au volume : une stratégie qui bénéficie plus aux plateformes qu’aux éditeurs et qui ne favorise pas la qualité ». Selon Jean- Christophe Boulanger, ces accords renforcent encore au sein de l’écosystème de la presse française le pouvoir d’intermédiaire de Google, lequel fait tout pour ne pas rémunérer les droits voisins et « noyer » son obligation à ce titre dans son initiative «News Showcase ». Autrement dit, bien qu’un éditeur de l’Apig puisse exiger une rémunération des droits voisins sans utiliser ce programme de licence « Google », son montant n’est cependant pas fixé dans l’accord-cadre « Apig », ce qui pousse ainsi les éditeurs à s’engager auprès de «News Showcase ». « Encourager une telle situation de dépendance [éditoriale et économique] vis-à-vis d’un tel acteur pour la conquête et la rétention d’abonnés nous semble une erreur stratégique majeure », déplore-t-il. Le Spiil alerte en outre sur un autre service qui existe depuis trois ans maintenant : le « Subscribe with Google » (5). Il s’agit d’un moyen simplifié de créer un compte sur un média en ligne et de s’y abonner. Le syndicat de la presse indépendante en ligne « appel[le] les régulateurs à examiner en détail les accords commerciaux conclus » pour l’utilisation de ce service d’abonnement en ligne pour s’assurer « qu’ils ne constituent pas un complément de rémunération au titre des droits voisins qui ne seraient offerts qu’à certains éditeurs ».

Le statut « IPG » : pas eurocompatible ?
Quant à Laurent Bérard-Quélin (photo de droite), président de la FNPS et par ailleurs directeur général de SGPresse (6), il représente 500 entreprises membres qui éditent 1.231 publications imprimées et 473 publications en ligne. Pour ce syndicat de la presse spécialisée, l’accord-cadre « Google- Apig » – décliné en accords individuels de licence avec le moteur du Net – « n’est pas conforme à l’esprit, si ce n’est à la lettre, de la loi [sur le droit voisin de la presse datée du 26 juillet 2019]». Car seulement quelques journaux, dits IPG, sont concernés. Or cette notion d’IPG porte sur « moins de 13 % des éditeurs de presse » (dixit le Spiil) et est « contraire à la législation européenne » (dixit la FNPS). @

Charles de Laubier

La grève historique du groupe L’Equipe (EPA) illustre la profonde crise chronique de la presse

Les deux semaines de grève qui ont marqué en janvier le vaisseau amiral des Editions Philippe Amaury (EPA), L’Equipe, illustrent la crise profonde qui secoue la presse française, confrontée à la destruction créatrice du numérique et à la pandémie de coronavirus. Internet, planche de salut ?

Le groupe familial Amaury – alias les Editions P Amaury (EPA) – vit la plus grave crise de son histoire, depuis le lancement du Parisien par Emilien Amaury en 1944 puis le rachat de L’Equipe et de France Football en 1965. Depuis le décès de son mari Philippe Amaury en mai 2006, il y a quinze ans, c’est sa veuve Marie-Odile Amaury (photo) de aux destinées de la société anonyme EPA constituée du groupe de presse et de la filiale organisatrice d’événements sportifs.

50 postes supprimés mais 12 créés sur Internet
Le groupe de média familial, qui est totalement indépendant depuis que le groupe Lagardère est sorti en 2013 du capital où il détenait 25 %, a vendu Le Parisien et Aujourd’hui en France à LVMH/Les Echos en mai 2015. Le chiffre d’affaires d’EPA est alors passé d’environ 680 millions d’euros en 2014 à une estimation de 500 millions d’euros aujourd’hui. Marie- Odile Amaury (81 ans) supervise encore EPA, dont elle est toujours présidente du conseil d’administration, mais elle a délégué la direction opérationnelle à ses deux enfants : Aurore Amaury, présidente de la société L’Equipe SAS depuis 2016 et présidente de la régie publicitaire Amaury Média SAS depuis 2018 ; Jean-Etienne Amaury, président d’Amaury Sport Organisation SA (ASO) depuis 2010. Depuis septembre dernier, Jean-Etienne Amaury est directeur général d’EPA et sa soeur Aurore Amaury directrice générale déléguée. Cependant, les héritiers ne sont pas en prise directe avec l’intersyndicale (1) du groupe L’Equipe.
C’est Jean-Louis Pelé, directeur général depuis 2018, qui porte le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), lequel prévoit, sur 350 personnes (le quotidien, le magazine, Vélo Magazine, France Football, …), la suppression d’une cinquantaine de postes, dont la quasi-totalité de journalistes (2). Objectif : faire 5 millions d’euros d’économies pour éviter 6 millions de pertes cette année (3). Les journaux imprimés sont confrontés à une baisse des ventes papier (déjà observée avant la crise sanitaire mais amplifiée par elle) et à la suspension des compétitions sportives (matière première des journaux et de l’organisateur du Tour de France, du Dakar ou du Marathon de Paris). En revanche, une douzaine de postes seront créés sur Internet pour renforcer l’offre digitale et augmenter les abonnements numériques payants qui sont actuellement au nombre de 300.000, tous supports de la « marque L’Equipe » compris, à 450.000 en 2025. Une nouvelle plateforme « télé et vidéo » doit voir le jour cette année sous la houlette de Laurent Prud’homme (ex- Eurosport France), directeur général adjoint depuis le 4 janvier, aux côtés d’Emmanuel Alix, directeur du numérique, et de Jérôme Saporito, directeur de la chaîne L’Equipe TV (1,3 % de part d’audience en 2020, contre 1,4 l’année précédent).
Le quotidien, lui, est en troisième position en termes de diffusion payante (236.286 exemplaires vendus en moyenne par jour l’an dernier), derrière Le Monde (336.593) et Le Figaro (327.374). La baisse sur un an est de 6 %, d’après l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias (ACPM). A y regarder de plus près, la « marque L’Equipe » – comprenant trois supports de presse (L’Equipe, L’Equipe Dimanche, L’Equipe Magazine) et deux supports numériques (L’Equipe.fr et les applis mobiles « E ») – est arrivée à un point de bascule où la diffusion payée des versions numériques est devenue depuis 2019 majoritaire (4). D’après l’ACPM en 2021, cette marque L’Equipe cumule une audience totale – papier et surtout numérique – de plus de 16,5 millions de lecteurs (5). Il faut dire que L’Equipe.fr draine à lui seul environ 7,8 millions de visiteurs chaque semaine, dont 68% sur smartphone ou tablette (6). Les deux applications (sous Android et sous iOS) attirent, elles, environ 2 millions de visiteurs chaque semaine, dont 85 % sur smartphone (7). Ainsi, comme le reste de la presse française et à l’instar des journaux du monde entier, le numérique est une planche de salut face à l’accumulation des crises qui touchent les éditeurs. Si le quotidien L’Equipe est revenu dans les kiosques physiques depuis le 23 janvier, il continue à se diversifier en ligne, notamment dans l’e-sport sur Twitch (26.000 abonnés) ou en partenariat avec Riot Games (championnat de « League of legends »), ainsi qu’en podcasts.

Le plan social de la dernière chance ?
Le papier est en perte de vitesse depuis des années, tendance qui s’accélère avec la crise sanitaire et la chute des recettes publicitaires de l’imprimé. L’information consultation sur le PSE ayant pris fin le 3 février dernier, la direction « Amaury » doit transmettre son plan social à la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte) pour homologation. « Grève suspendue, le mouvement continue », a prévenu l’intersyndicale. @

Charles de Laubier

La presse dans le monde vit la plus grave crise de son histoire, tandis que le papier tente de résister

La fin de la presse papier est un mythe savamment entretenu depuis deux décennies par des études plus ou moins pessimistes. Mais la profonde crise des journaux, exacerbée par le coronavirus, poussent certains éditeurs vers le « tout-numérique », mais avec des recettes publicitaires en moins.

« La consommation de journaux imprimés a diminué à mesure que le confinement compromet la distribution physique, ce qui accélère presque certainement la transition vers un avenir entièrement numérique », prédit le rapport 2020 de Reuters Institute sur l’information numérique, paru juste avant l’été. Et de constater : « Au cours des neuf dernières années, nos données ont montré que les actualités en ligne dépassaient la télévision comme source d’information la plus fréquemment utilisée dans de nombreux pays. Dans le même temps, les journaux imprimés ont continué à décliner tandis que les médias sociaux se sont stabilisés après une forte hausse ».

Futurologues au chevet de la presse
Le papier n’est plus en odeur de sainteté dans le monde de la presse. Imprimer des journaux n’a jamais été aussi coûteux et les distribuer encore plus difficile. Le coronavirus et son confinement exacerbent une crise de la presse qui était déjà chronique depuis près de deux décennies. La chute des recettes publicitaires, qui ne date pas d’hier, s’est accélérée de façon vertigineuse avec les conséquences du confinement imposé au printemps dans la majeure partie du monde. Les annonceurs ont fui les journaux imprimés qui ne pouvaient pas être distribués dans les kiosques physiques, fermés environ trois mois pour cause de crise sanitaire. En France, la faillite de l’ancien groupe de distribution de presse Presstalis – devenu France Messagerie en juillet dernier après avoir été placé en redressement judiciaire et liquidé en régions – a aggravé la situation. Jamais la presse n’a traversé une telle catastrophe industrielle, depuis la Seconde-Guerre mondiale.
La fin de la presse papier est dans tous les esprits, au point de donner a priori raison aux Cassandres d’hier. Car l’annonce de la fin de la presse de Gutenberg a commencé avec l’arrivée de la presse sur Internet à partir du milieu des années 1990, au cours desquelles il était question de cannibalisation du papier par les sites web (1). Les plus pessimistes prédisaient la disparition des journaux papier, tôt ou tard. Le futurologue australien Ross Dawson (photo) tablait, en octobre 2010, sur la disparition des journaux papier selon un calendrier mondial très précis appelé « Newspaper Extinction Timeline » (2) : à partir de 2017 aux Etats-Unis, à partir de 2019 au Royaume- Uni et en Islande, à partir de 2020 au Canada et en Norvège, puis dans de nombreux pays à partir de l’année 2040. Un documentaire diffusé en mai 2011 sur Canal+ et intitulé «La presse au pied du Net », mentionne cette disparition du papier « à partir de 2017 ». Et en octobre 2011, Francis Gurry, le directeur général de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) interprète ces prédictions en affirmant que les journaux papier auront disparus en 2040. Selon Ross Dawson, la disparition des journaux imprimés en France interviendra à partir de 2029, en même temps qu’Israël, la Malaisie et la Croatie (voir graphique page suivante). En 2017, année supposée de l’extinction progressive des journaux papier aux Etats-Unis, le futurologue a publié une mise au point où il reconnaît s’être trompé sur cette date. « Ma prévision selon laquelle les informations (publiées) sur papier deviendraient “non pertinentes” (définies comme étant inférieures à 2,5% des recettes publicitaires totales) aux Etats-Unis en 2017 était certainement erronée, comme on me l’a dit de façon explicite ». Pour autant, il estime qu’il est désormais très difficile d’obtenir de bonnes données sur l’état de l’industrie de la presse américaine car la Newspaper Association of America (devenue la News Media Alliance) ne livre plus de chiffres régulièrement. « De plus, pointe Ross Dawson, de nombreuses entreprises de presse à l’échelle mondiale ont été extrêmement opaques dans leurs rapports financiers, ce qui rend très difficile l’évaluation de l’état de leurs journaux par rapport à leurs propriétés numériques. En particulier, la grande majorité des chiffres disponibles sur la “circulation des journaux” comprennent à la fois les éditions imprimées et numériques, de sorte que nous ne savons pratiquement rien de l’état des journaux sur papier » (3). De son côté, le professeur américain Vin Crosbie, expert en nouveaux médias (4), avait affirmé en 2010 que plus de la moitié des 1.400 quotidiens américains auraient disparu dans les dix prochaines années. Tandis qu’en France, Bernard Poulet – journaliste et essayiste – avait publié en 2009 « La fin des journaux et l’avenir de l’information », (éditions Le Débat, Gallimard).

Vers une presse 100 % digitale ?
En 2011, le président du New York Times, Arthur Sulzberger (alors PDG du groupe), assurait lors d’un e-G8 à Paris que « la presse papier ne va pas disparaître ». Presque dix ans plus tard, la presse n’a effectivement pas disparue mais elle est très mal en point. Durant le confinement, des éditeurs de journaux ont suspendu leur impression papier lorsqu’il ne l’ont pas supprimée. L’effondrement du chiffre d’affaires publicitaire, lequel finance le papier, a eu des conséquences immédiates sur les effectifs. « Alors que certaines publications font état d’une croissance des abonnements numériques, certains éditeurs affirment que les revenus publicitaires ont chuté de près de 50 % et que de nombreux journaux ont réduit ou cessé d’imprimer des copies physiques et mis à pied du personnel », relève Reuters Institute dans son « Digital News Report 2020 ».

Suppression d’emplois et fermetures
En Australie, le groupe News Corporation de Rupert Murdoch a suspendu la production d’une soixantaine de journaux, tandis qu’au Royaume-Uni des analystes avertissaient que près d’un tiers des journalistes dans les médias pourraient perdre leur emploi en raison de la pandémie. « Tout cela met davantage l’accent sur les modèles de paiement en ligne des lecteurs – y compris l’abonnement, l’adhésion, les dons et les micro paiements – et sur la question de la confiance qui les sous-tend », poursuit Reuters Institute.
En Scandinavie, la perturbation causée par le covid-19 frappe plus durement les éditeurs d’informations locales, étant donné leur dépendance à l’égard de la publicité imprimée et numérique. Au Danemark, en Suède et dans d’autres pays, le gouvernement est intervenu pour accorder des subventions et des allégements à court terme au secteur. « Sans plus de soutien, d’autres fermetures et compressions semblent inévitables », prévient Reuters Institute. Aux Etats- Unis, le Poynter Institute for Media Studies – école de journalisme et organisme de recherche – fait état depuis le début de la crise de dizaines de journaux qui ont dû fermer ou ont été rachetés par d’autres éditeurs locaux. La presse américaine n’est pas au bout de ses peines en 2020, après avoir supprimé la moitié de ses emplois entre 2008 et 2019 si l’on en croit le Pew Research Center. Aux Philippines, le Press Institute (PPI) a indiqué que 10 de ses 70 journaux membres ont été contraints de fermer à cause de la pandémie. Au Royaume-Uni, le quotidien The Guardian prévoit 180 suppressions d’emplois, l’hebdomadaire The Economist moitié moins.
En France, La Marseillaise illustre les déboires de la presse face à la crise du secteur, accrue par le confinement : la société Les Fédérés qui édite ce quotidien régional a été placée en liquidation judiciaire le 13 juillet dernier. Son concurrent La Provence – dont Bernard Tapie est l’actionnaire majoritaire – a finalement renoncé mi-août à s’en emparer avec d’aide financière du fondateur de Free et milliardaire Xavier Niel via sa holding personnelle NJJ Presse. L’opposition à ce projet de rachat jugé hostile était telle que le duo Tapie- Niel a préféré jeter l’éponge. Lui aussi déjà déficitaire avant le covid-19, le quotidien Le Parisien – propriété avec Les Echos de Bernard Arnault (PDG de LVMH) – va devoir supprimer des emplois. Idem pour Paris-Normandie, quotidien régional repris par le groupe belge Rossel. Des vaisseaux-amiraux comme The New York Times ou Le Monde bénéficient de l’engouement pour leurs éditions numériques, au point de voir le centre de gravité de leur chiffre d’affaires pour le premier (5) ou de leur lectorat pour le second (6) basculer dans le digital. Le papier continue de se replier. Tandis que les relations se tendent entre les éditeurs et les GAFA, comme l’illustre aux Etats-Unis le courrier envoyé le 20 août (7) par la Digital Content Next (DCN) à Apple. @

Charles de Laubier

Le Monde : les abonnés numériques sont majoritaires

En fait. Le 8 juillet sur son site web et le 9 juillet dans son édition papier, Le Monde a fait état des résultats 2019 du groupe incluant « le quotidien de référence » mais aussi Courrier International, Le Monde Diplomatique et Télérama. Décidément, les abonnés numériques sauvent la presse. Le centre de gravité a basculé dans le digital.

En clair. Le quotidien Le Monde a franchi en mai dernier la barre des 300.000 « abonnés purs numériques », contre 220.000 à fin 2019 (1). Mais Jérôme Fenoglio, directeur du « Monde », et Louis Dreyfus, président du directoire du « Monde », ne précisent pas dans leur article (2) que ces chiffres incluent aussi la diffusion à l’international. Or si l’on s’en tient à la diffusion numérique payée uniquement en France, soit 184.898 de ventes numériques (dont 680 de ventes numériques par des tiers) selon le procès verbal de l’APCM (3), l’ex-OJD, l’édition numérique représente bien plus de la moitié – 57,1 % précisément (4) – de la diffusion payée du Monde en France (323.565 exemplaires vendus au total), contre 42,9 % pour le papier (appelé « Print »). Le basculement du centre de gravité du « quotidien de référence » est donc intervenu en 2019 (lire aussi EM@197, p. 1 et 2), alors qu’en 2018 (5) les ventes numériques pesaient encore moins de la moitié (47,9 %) et le papier était encore majoritaire (52,1 %). C’est que, à l’instar de la presse confrontée partout dans le monde à l’érosion de la diffusion papier, les abonnés numériques – de plus en plus nombreux – offrent aux éditeurs un relais de croissance salvateur. En cumulant Le Monde, Courrier International, Le Monde Diplomatique, Télérama et La Vie, le groupe atteint 415.117 abonnés numériques à mi-juin (voir graphique ci-contre). Ainsi, au cours de la 75e année de son « quotidien de référence » et grâce au digital, le groupe Le Monde a été rentable en 2019 et pour la troisième année consécutive : le bénéfice net est de 2,6 millions d’euros, pour un chiffre d’affaires global de 302,7 millions d’euros, lequel affiche un léger recul de 0,8 %. Mais l’impact covid- 19 entraînant la chute des recettes publicitaires ternit déjà l’année 2020. @

Pourquoi le groupe de médias allemand Axel Springer sort son joker « KKR » face aux GAFAM

C’est le plus grand groupe de médias en Europe. Créé il y a 73 ans par Hinrich Springer et son fils Axel, le groupe Axel Springer réalise aujourd’hui les trois-quarts de son chiffre d’affaires dans le numérique, lequel contribue pour près de 90 % à sa rentabilité. Mais la pression des GAFAM se fait plus forte.

« Le journalisme est l’âme et l’esprit de la société Axel Springer. Notre mission : l’établissement réussi du journalisme indépendant dans le monde numérique. Nous voulons devenir l’éditeur numérique le plus prospère au monde. (…) Environ 16.000 employés travaillent avec passion chez Axel Springer SE : l’éditeur leader du digital en Europe ». Le ton est donné sur le site web Axelspringer.com. Le groupe allemand – encore détenu à 42,6 % par Friede Springer (photo), la veuve du cofondateur Axel Springer (1), et à 9,8 % par les petits-enfants de ce dernier (Axel Sven et Ariane) – est « actif dans plus de 40 pays dans le monde, avec des holdings et des licences sur six continents ». Pourtant, le journalisme – si indépendant soit-il – est passé au second plan sur fond de déclin de la presse papier, derrière les petites annonces. Ce ne sont plus ses quotidiens allemands Die Welt (fondé en 1946) et Bild (lancé en 1952) que le plus grand conglomérat médiatique européen met en avant, mais désormais ses sites web de petites annonces – les fameuses classifieds : SeLoger (numéro un en France de l’immobilier en ligne), Logic- Immo (également leader en France), LaCentrale (là aussi présent en France dans l’automobile), Immowelt (immobilier en Allemagne), Autobazar.eu (en Slovaquie), ou encore StepStone, Jobsite et Totaljobs (dans les annonces d’emplois).

Devenir une méga-plateforme de petites annonces
La presse n’est finalement plus vraiment le leitmotiv du groupe allemand, basé à Berlin, mais bien les petites annonces en ligne. Ces classifieds sont devenues son premier relais de croissance et ont généré à elles seules 41 % du chiffre d’affaires d’Axel Springer en 2018, soit 1,3 milliard d’euros sur le total des revenus du groupe (plus
de 3,1 milliards), et même 61 % de son résultat brut d’exploitation. Les titres de presse de référence Die Welt et Bild devenant marginaux financièrement dans cette stratégie du « total-digital », c’est ce marché des petites annonces que va continuer à exploiter prioritairement le groupe de Friede Springer, avec l’idée de mieux rivaliser avec les GAFAM en devenant une méga-plateforme de petites annonces couvrant les besoins de la vie de tous les jours (logements, emplois, voitures, vacances, etc).

Impacté par la « taxe GAFA » en France
Mais ce marché des classifieds subit néanmoins de plein fouet la crise économique et la baisse du pouvoir d’achat, tandis que les GAFAM sont en embuscades sur fond de consolidation. Google et Facebook investissent déjà le marché en position de force. Le chiffre d’affaires généré par ces petites annonces – via ses filiales StepStone (emplois) et Aviv (immobilier) – devrait rester, selon la firme de Berlin, « au niveau de l’année précédente ou indiquer une augmentation dans la fourchette d’un pourcentage à un chiffre ». Il faut donc réinvestir sans tarder.
C’est là qu’intervient l’aide financière du fonds américain de capital-investissement KKR (2), qui lance – à la suite d’un accord signé le 12 juin avec Friede Springer et le PDG Mathias Döpfner (photo de droite), détenteur, lui, de 2,8 % du capital – une offre de 6,8 milliards d’euros en vue d’acquérir au moins 20 % d’Alex Springer (3). Mais que l’on ne s’y méprenne pas : Friede Springer et Mathias Döpfner, qui contrôlent conjointement le groupe avec les petitsenfants du fondateur, ne comptent pas vendre leur participation
et encore moins céder leur place de dirigeants. Aucune décision ne pourra en tous cas être prise sans l’aval de Friede Springer, qui revendique le titre de « vice chairwoman » en tant que vice-présidente du conseil de surveillance (4). Ce sont les 44,8 % restants des actions, actuellement sur le marché boursier, qui sont à vendre en vue de retirer Axel Springer de la cote à Francfort – où le titre avait fondu d’un quart l’an dernier. Revigoré par l’accord avec KKR, le groupe berlinois est aujourd’hui valorisé plus de
6,7 milliards d’euros.
Face aux GAFAM, le groupe veut surtout prendre le temps de devenir un géant du
Net sans tomber sous la contrainte financière court-termiste. L’autre groupe allemand Bertelsmann, de la famille Mohn, s’est toujours refusé pour cette raison à être côté en Bourse (à part sa filiale RTL Group, maison mère de M6). « Axel Springer vise à devenir le premier fournisseur mondial de contenus numériques et de petites annonces numériques », ambitionne la direction. L’argent frais du fonds KKR, lequel s’est engagé à rester au moins cinq ans, va lui permettre de maintenir les investissements prévus sur l’année 2019, « bien que (…) le développement du chiffre d’affaires [soit] plus faible, en particulier dans les annonces d’emplois ». De plus, prévient le groupe allemand, « avec la taxe numérique [la taxe GAFA (5)] qui a été introduite en France, cela se traduira par un ajustement partiel de l’orientation des revenus et bénéfices pour 2019 ». Axel Springer s’attend donc à ce que son chiffre d’affaires global diminue cette année entre – 1 % et – 5 %. Le nouvel actionnaire financier servira-t-il de levier pour procéder à des acquisitions ? « KKR serait un bon partenaire (…) avec lequel Axel Springer pourrait franchir les prochaines grandes étapes de croissance », veut espérer Friede Springer dans l’une de ses rares prises de parole. KKR a l’expérience des fusions-acquisitions dans le monde numérique (Scout24, GetYourGuide, ByteDance/TikTok, …). Le marché des annonces classées en ligne en Europe entre justement dans une phase de consolidation. Dans une conférence téléphonique du 12 juin, Mathias Döpfner, qui connaît bien le cofondateur de KKR Henry Kravis depuis des années, a été plus explicite en parlant de « faire des acquisitions ». La maison mère du français LeBonCoin (Adevinta, spin-off du norvégien Schibsted) serait dans le viseur. Après l’acquisition en début d’année du spécialiste allemand du paiement en ligne CeleraOne, Axel Springer a annoncé début juin porter à 26,6 % sa participation dans le capital
de l’agence hybride immobilière Purplebricks en Grande-Bretagne. Au même moment, le groupe a vendu les 51 % qu’il détient dans @Leisure (maisons de vacances). Axel Springer a aussi revendu l’an dernier à TF1 le site AuFeminin.
PDG du groupe depuis 2002, Mathias Döpfner – ce journaliste dans l’âme et voisin
de Friede Springer à Potsdam (le « Versailles » de Berlin) – est l’artisan de la transformation du groupe de presse en grand acteur du numérique. Les activités digitales pèsent 74 % du chiffre d’affaires 2018 d’Axel Springer et 87 % de son résultat d’exploitation. Les sites web de presse comptent plus de 500.000 abonnés au total ! Au-delà de Welt.de et de Bild.de, Axel Springer édite Politico.eu en Europe (via une coentreprise créée en 2014 avec l’éditeur américain), Businessinsider.com (racheté en 2015), ou encore eMarketer.com (site newyorkais d’informations marketing acquis en 2016) (6). En Europe, Mathias Döpfner a été un ardent défenseur de la directive sur le droit d’auteur et a même convaincu Mark Zuckerberg de payer pour la presse utilisée sur Facebook (7).

Google et Adblock Plus, ses deux bêtes noires
Google reste la bête noire. Idealo, le comparateur de prix qu’Axel Springer a racheté en 2006, a porté plainte au printemps contre Google à qui il demande 500 millions d’euros de dommages et intérêts. En 2014, Axel Springer avait accusé le moteur de recherche dominant de piller ses titres de presse. La même année, la firme de Berlin entrait à 18,4% dans le capital de Qwant (8) (*) (**). En revanche, Axel Springer n’a eu gain de cause contre la société allemande Eyeo (9), éditrice du fameux logiciel Adblock Plus. @

Charles de Laubier