Etat de la « Décennie numérique » : le premier rapport illustre l’échec européen face aux GAFAM

La Commission européenne a publié le 27 septembre son premier rapport sur l’état d’avancement de « la décennie numérique ». Le constat est sévère : « lacunes », « retard », « insuffisance », « écart d’investissement », … Les champions européens du digital se font rares, les licornes aussi.

Lors de son tout premier discours annuel sur l’état de l’Union européenne (exercice renouvelé chaque année), le 16 septembre 2020 devant les eurodéputés, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, avait déclaré qu’il était grand temps de réagir face à la domination des GAFAM et de faire des années 2020 « la décennie numérique » de l’Europe qui doit « montrer la voie à suivre dans le domaine du numérique, sinon elle sera contrainte de s’aligner sur d’autres acteurs qui fixeront ces normes pour nous ». Trois ans après, force est de constater que les acteurs américains dominent encore et toujours Internet.

Champions européens du numérique ?
Dans son premier rapport sur l’état d’avancement de « la décennie numérique » 2020-2030, présenté le 27 septembre par les commissaires européens Véra Jourová (photo de gauche), vice-présidente chargée des valeurs et de la transparence, et Thierry Breton (photo de droite), commissaire au marché intérieur, la Commission européenne n’y trouve pas son compte. Le spectre des GAFAM plane sur l’Europe numérique, même s’ils ne sont pas nommés dans ce rapport. Aucun européen n’apparaît d’ailleurs parmi les six très grands acteurs du Net (les « gatekeepers ») désignés le 6 septembre dernier par la Commission européenne (1). Les américains Alphabet (Google Search/Maps/Play/ Shopping /YouTube/Android/Chrome), Amazon (Marketplace), Apple (iOS/App Store/Safari), Meta (Instagram/Facebook/ WhatsApp/Messenger) et Microsoft (Windows/LinkedIn), ainsi que le chinois ByteDance (TikTok), devront à partir du 6 mars 2024 se conformer tous aux obligations du Digital Market Act (DMA).
Auparavant, le 25 avril dernier, la Commission européenne avait publié la liste des très grandes plateformes grand public (2) tenues de se conformer, cette fois, au Digital Services Act (DSA) : sur les dix-neuf acteurs du Net ainsi désignés, seulement deux d’entre eux émanent de l’Union européenne, à savoir le néerlandais Booking, et l’allemand Zalando. Tous les autres sont soit américains : Google retenu avec cinq plateformes (Google Play, Google Search, YouTube, Google Maps et Google Shopping), Meta avec deux (Facebook et Instagram), Microsoft avec deux (Bing et LinkedIn). Amazon avec Amazon Store, Apple avec App Store, ainsi que Pinterest, Snap avec Snapchat, ByteDance avec TikTok, Twitter (devenu X) et Wikipedia. Le chinois Alibaba avec AliExpress complète ce « Big 19 » (3).
Autant dire que l’Union européenne reste colonisée, surtout par les géants américains du numérique et dans une moindre mesure par des géants chinois. Ce premier rapport du « Digital Decade » (4) ne dit mot sur la quasi-absence de champions européens du digital au sein des Vingt-sept, du moins explicitement. « Il est essentiel de progresser (…) pour favoriser la montée en puissance des acteurs numériques mondiaux européens, qui concevront les modèles économiques de demain et façonneront les technologies et applications numériques qui intègrent les valeurs européennes et contribuent aux intérêts de l’UE », est-il toujours fixé comme ambition à l’horizon 2030. Entre mars 2021 – date de la publication de la communication de la Commission européenne intitulée « Une boussole numérique pour 2030 : l’Europe balise la décennie numérique » (5) – et septembre 2023, les géants européens du Net tardent à émerger. Il y a deux ans et demi, le constat était déjà sans appel : « La position des acteurs européens est loin d’être en rapport avec le poids économique mondial de l’UE dans des secteurs technologiques clés tels que ceux des processeurs, des plateformes web et des infrastructures du nuage : par exemple, 90 % des données de l’UE sont gérées par des entreprises américaines, moins de 4 % des principales plateformes en ligne sont européennes et les puces électroniques européennes représentent moins de 10 % du marché européen ». Une autre préoccupation majeure pour la Commission européenne réside dans le secteur des fournisseurs de services de données sur le marché du cloud (services infonuagiques), « de plus en plus dominé par des acteurs non européens »malgré un contexte de forte croissance de ce marché.

Consortium EDIC, censé accélérer vers 2030
Aujourd’hui, à défaut de champions européens du numérique, et encore moins de taille mondiale capables de rivaliser avec les GAFAM et les BATX, le rapport « Digital Decade » recommande de faciliter la croissance des entreprises innovantes et d’améliore leur accès au financement, « ce qui entraîne au moins le doublement du nombre de licornes ». Et face à la déferlante de l’intelligence artificielle, popularisée par les IA génératives (ChatGPT en tête de l’américain OpenAI), elle craint aussi que les acteurs européens soient aux abonnés absents. « Les Etats membres devraient prendre des mesures politiques et affecter des ressources pour soutenir l’adoption de solutions fiables et souveraines basées sur l’IA par les entreprises européennes », recommande-t-elle. Les Vingtsept sont aussi invités à s’unir au sein du consortium EDIC (European Digital Infrastructure Consortium), créé dans le cadre du programme « Digital Decade 2030 » pour accélérer dans l’IA, le cloud et le Big Data (6).

Licornes européennes à défaut de Big Tech
La Commission européenne estime en outre que les Vingtsept peuvent mieux faire en matière de licornes, ces entreprises non cotées en Bourse mais valorisées au moins 1 milliard d’euros. « Au début de 2023, seules 249 licornes étaient basées dans l’UE contre 1.444 aux Etats-Unis et 330 en Chine. Des efforts supplémentaires importants sont […] nécessaires pour stimuler l’écosystème à grande échelle. En effet, il n’existe actuellement aucun écosystème de start-up de l’UE dans le Top 10 mondial. Le meilleur écosystème de l’UE – Berlin – s’est classé au 13e rang mondial, suivi d’Amsterdam (14e) et de Paris (18e). La situation est encore plus critique dans les technologies de pointe, y compris l’IA, où le capital-risque de l’UE est encore loin derrière les EtatsUnis ».
Mais le rapport « Digital Decade » ne désespère pas puisqu’il constate que l’Union européenne semble avoir bien progressé en ce qui concerne l’objectif « Licornes » qui table sur 498 licornes basées dans l’UE d’ici 2030. Seulement la moitié du chemin a été fait, et il reste beaucoup à faire pour faire naître un géant mondial du numérique d’origine européenne : « Si cette tendance se poursuit, l’UE devrait atteindre l’objectif de la décennie numérique concernant le nombre de licornes dans deux ans. Malgré cela, des efforts supplémentaires sont nécessaires pour atteindre une position de leader sur la scène mondiale, en facilitant la croissance des entreprises innovantes de l’Union [européenne] et en améliorant leur accès au financement ». Les Etats membres sont donc encouragés à créer de nouvelles opportunités de financement telles que des fonds pour boucler des tours de table d’investisseurs (late-growth funding ou late stage, comme les fonds de fonds) afin de propulser la croissance de la start-up pour la transformer en licorne, et peut-être ensuite en Big Tech européenne. Cela peut passer par des fonds publics pour attirer des capitaux privés dans des start-up et des scale-up de haute technologie (deep tech), notamment par le biais de l’initiative européenne ETCI (European Tech Champions Initiative), qui est un fonds de fonds doté de 3,7 milliards d’euros grâce à l’implication financière de la Banque européenne d’investissement (EIB), l’Espagne, l’Allemagne, l’Italie, la Belgique et la France (7).
L’« Union » fait la force. Encore faut-il qu’émergent de tous ces financements public-privé des « GAFAM » européens capables de concurrencer les géants américains et chinois du numérique. Il reste sept ans et demi pour y parvenir d’ici 2030. La commission « von der Leyen » (2019-2024) a pris du retard (8) ; la prochaine Commission européenne (2024-2029) devra relever le défi. @

Charles de Laubier

L’intelligence artificielle devient une affaire d’Etat

En fait. Le 29 mars, le président de la République, Emmanuel Macron, a annoncé que la France allait consacrer à l’intelligence artificielle (IA) 1,5 milliard d’euros d’ici à 2022 (la fin de son quinquennat). Le 28 mars, le rapport du député (LREM) Cédric Villani sur l’IA a été publié. Il souligne le retard de l’Europe.

En clair. L’Etat français devient un peu plus « technocratique ». C’est tout juste s’il ne ferait pas de l’intelligence artificielle (IA) une cause nationale. Dans son discours au Collège de France (1), le 29 mars, le chef de l’Etat a fait part de sa décision de constituer « un hub de recherche au meilleur niveau mondial en IA, grâce à la mise
en place d’un programme national », afin de faire de la France « l’un des leaders » dans ce domaine assez conceptuel et complexe. Pour financer cette ambition, Emmanuel Macron débloque des « crédits publics » à hauteur de 1,5 milliard d’euros sur cinq ans (2018-2022). Une bonne partie proviendra du Fonds pour l’innovation de rupture, constitué en janvier dernier au sein de l’établissement public Bpifrance et doté, lui, de 10 milliards d’euros issus de ventes d’actifs Engie et Renault effectuées au second semestre 2017 (pour 1,6 milliard d’euros) et de titres EDF et Thales (8,4 milliards d’euros). Ce fonds a déjà prévu d’allouer 70 millions d’euros par an à des
start-up de la « deep tech » : deep learning, deep mining, et bien sûr le deep AI. A
ne pas confondre avec le « Deep Web » ou le « Dark Net », qui constituent la face cachée du réseau où se mêlent bonnes intentions et malversations (2). Pour le financement de start-up spécialisées dans l’IA, 100 millions d’euros leur seront consacrés dans les prochains mois. A part le fonds de Bpifrance, d’autres sources publiques seront mis à contribution telles que le Plan d’investissement dans les compétences, et le Fonds pour la transformation de l’action publique. Il s’agit aussi d’endiguer la fuite des cerveaux, la France étant reconnues pour ses mathématiciens
et ses informaticiens.
Mais ces 1,5 milliard d’euros de « crédits publics » restent somme toute très modestes par rapport, par exemple, aux 22 milliards de dollars que la Chine a prévu d’investir d’ici 2020 dans l’IA. Les Etats-Unis, eux, sont à la pointe avec les GAFAM qui ont fait de l’IA leur fonds de commerce. Mais Emmanuel Macron table sur l’engouement qu’il espèce susciter en France, malgré le retard de l’Hexagone et celui de l’Europe (3), en attirant les investissements d’entreprises privées pour développer ce qu’il appelle
« l’écosystème IA » : ont déjà répondu à l’appel Samsung (centre de recherche IA), Fujitsu (idem), Microsoft (formation), Google (chaire), IBM (recrutements), et DeepMind, filiale d’Alphabet (laboratoire). @