Rêve de Robots

Aujourd’hui est un jour particulier au boulot. Une matinée consacrée à l’accueil d’un nouveau collaborateur. En principe, pas de quoi se relever la nuit. Sauf que cette fois-ci, je ne suis pas le seul à être sur les dents. La curiosité de toute l’équipe est, depuis des semaines, mise à rude épreuve car notre nouveau collègue est un robot.
Un robot de bureau multi-tâches venant épauler notre petite entreprise, autant pour nous aider dans les tâches répétitives que pour les travaux d’experts qu’il maîtrise, qu’il apprend ou qu’il acquiert sur le réseau. Et le soir, quand tout le monde est parti, il continue de travailler tout en assurant la télésurveillance de notre bâtiment. Je vous dois de préciser que nous sommes loin d’être des pionniers et que notre investissement, bien réfléchi, s’inscrit dans un mouvement d’équipement des entreprises qui adoptent de plus en plus ces assistants d’un nouveau genre. Nous voici partie prenante de cette nouvelle phase majeure du développement de la robotique professionnelle, qui, avec la « cobotique », conduit de nombreuses entreprises à faire cohabiter humains et robots. Quel chemin parcouru depuis Unimate, ce premier robot industriel intégré aux lignes d’assemblage de General Motors en 1961. Les robots ont rapidement colonisés les sites industriels à partir des années 1980, jusqu’à représenter un parc de plus de 1 million de machines dans le monde dès 2012. La plupart sont issus des lignes de production des leaders ABB, Fanuc Robotics, Kuka ou Motoman, destinés à doper la productivité des usines. Ce qui n’a pas été sans provoquer d’importantes tensions sur l’emploi des ouvriers confrontés à cette concurrence, alors même qu’il fallait se battre sur le front des bas salaires des économies émergentes.

« Ce peuple de machines intelligentes trône
désormais au sommet d’une nouvelle espèce
composée de myriades d’objets communicants. »

Ce second âge de la robotique se caractérise par une large prolifération de ces
machines polyvalentes et professionnelles au sein des ateliers des PME, grâce à
une programmation facile et un prix accessible. Ce fut le cas des bras articulés et commercialisés avec succès dès 2008 par la start-up danoise Universal Robots.
Les activités tertiaires ont suivi. A tel point que le taux d’automatisation de l’industrie
et des services devrait franchir le seuil des 50 % avant 2030. Mais l’une des conséquences les plus importantes est la relocalisation des fonctions de production
au plus près des zones de consommation, sous la pression de l’explosion des coûts
de transport mais aussi grâce aux nouvelles possibilités permises par ce que l’on appelle la « robocalisation » : la robotisation des entreprises comme moyen de faire revenir en Europe des emplois industriels.

Le plus marquant est sans doute le succès des robots personnels qui envahissent également notre vie quotidienne : robotique des transports, robotique médicale, robotique rééducative grâce à des prothèses intelligentes et des exosquelettes. Nos robots compagnons assurent désormais les tâches domestiques, la surveillance mais également des jeux ou des séances d’éducation. Parfois maladroitement humanoïdes, ils prennent des formes multiples, lorsqu’ils ne sont pas invisibles. Ce peuple de machines intelligentes trône désormais au sommet d’une nouvelle espèce composée de myriades d’objets communicants. La croissance de ce nouveau marché a été au rendez-vous, multiplié par 30 en dix ans. Entre 2013 et 2016, 22 millions de robots de tout type furent commercialisés. La plus grande part, plus de 15 millions, sont des robots domestiques (aspirateurs, tondeuse, nettoyeurs de fenêtre, …), le reste étant dédié au jeu, l’éducation et à la recherche. Pour ne pas être en reste, la France lança en 2013 une politique ambitieuse en vue de se classer parmi les 5 premiers pays mondiaux. Les trois premiers étaient d’ores et déjà bien connus : le Japon, la Corée
et les Etats-Unis. La même année, Google a de son côté essayé d’organiser cet écosystème complexe avide de data, en multipliant des acquisitions de start-up.
Cette évolution d’une humanité complétée d’un double mécanique, rêvée depuis l’Antiquité et prenant forme avec les premiers automates au XVIIIe siècle, est l’une des composante clés de notre siècle, avec sa face inquiétante décrite dans de si nombreux romans d’anticipation, et qui donne toute sa saveur à ce mot de Jacques Prévert : « Le progrès : trop robot pour être vrai ». @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2025 » : Le mobile.
* Directeur général adjoint de l’IDATE,
auteur du livre « Vous êtes déjà en 2025 »
(http://lc.cx/b2025).

Radio des objets

« Good moooooorning Paris ! ». Les ondes vibrent encore de ce cri qui réveille la capitale depuis plus d’un mois. Un salut tonitruant poussé chaque matin par l’un des présentateurs vedette de la nouvelle station Word Radio 1. Une radio d’un nouveau genre : des programmes diffusés en mode tout IP de New York, Shanghai, Sao Paulo, Berlin, Londres et Lagos, pour une audience sans frontières affranchie des limites de la diffusion hertzienne. C’est bien le pari insensé d’une poignée de jeunes passionnés de musiques et de cultures du monde que d’avoir réussi à lancer une radio d’un nouveau ton, s’adressant à des auditeurs avides des nouvelles de la planète. Ils ont su tirer parti des atouts historiques de ce média, en amplifiant sa puissance par l’intégration des nouveaux outils : podcasts, vidéos, réseaux sociaux et métadonnées.

« Au-delà des mobiles et des autoradios, ce sont
nos ampoules, nos vêtements ou nos robots domestiques
qui mettent à volonté ces nouvelles radios à portée de
nos oreilles. »

Cet étonnant succès ne doit pas masquer l’évolution radicale qui a fini par rattraper
le média radio, resté longtemps à l’écart de l’appétit des majors du Net en raison de barrières réglementaires et culturelles plus élevées que l’enjeu financier qu’il représente. A l’instar des autres médias, et peut être mieux encore, la radio s’est adaptée à tous les nouveaux « transistors numériques » : smartphones, tablettes, smart TV, sites web ou encore radios personnalisables, sans oublier les autoradios digitaux. Ce qui a permis de développer l’écoute digitale mobile, tout en ouvrant la voie à de nouveaux espaces de monétisation. Le combat a porté un temps sur les standards qui devait offrir une alternative à la radio tout-IP, comme la fameuse RNT qui fut, en France, à l’origine de tant de rapports et d’études. La radio numérique terrestre y fut finalement lancée laborieusement en juin 2014 sur les villes-test de Marseille, Nice et Paris. Et c’est l’Union européenne de radio-télévision (UER) qui lança à la même époque un projet visant à intégrer dans tous les récepteurs une « europuce » pour permettre d’écouter gratuitement la radio dans n’importe quel pays, avec l’idée de libérer l’industrie de sa dépendance des opérateurs télécoms.
Si la radio n’a pas disparu, elle a éclaté selon des lignes de fracture correspondant aux grandes familles de « stations ».
Les programmes musicaux ont été les plus touchés, tant les modes d’écoute ont été bouleversés par la montée en puissance progressive du streaming (lequel s’est imposé face au support physique puis au téléchargement). De véritables radios en ligne interactives – smart radio – ont progressivement pris le pouvoir : Pandora dépassait les 150 millions d’utilisateurs en 2013 et participa au processus de consolidation commencé dès l’année suivante par le rachat symbolique de KXMZ-FM, petite station hertzienne radio du sud Dakota. Pour de nombreux pays émergents, le streaming s’est très vite taillé la part du lion puisqu’il a représenté dès 2014 près de 50 % du marché
de la musique.
Au Brésil, en Chine, en Inde, au Mexique ou au Vietnam, le smartphone est en effet devenu le terminal de référence pour l’écoute de musique via les grands services de
radio en streaming. Cet engouement a touché tous les pays et permis aux plates-formes internationales, comme Spotify ou Deezer, d’atteindre une taille critique mondiale de plus de 40 millions d’abonnés, indispensable pour un niveau de rentabilité suffisant.
Après les radios musicales, les généralistes ont tenté de réinventer la télévision en transformant leurs émissions de plateaux en talk-show et en demandant à leurs journalistes de réaliser des reportages vidéo. Ces stations multimédias ont peu à
peu été englobées dans des groupes pluri-médias capables de décliner leurs contenus sur tous les formats (écrit, voix et vidéo). Finalement, c’est en capitalisant sur leurs fondamentaux que certaines radios ont pu cultiver avec succès une différence qui fait encore leur succès aujourd’hui : des concepts innovants servis par de grandes voix,
« éditorialisant » des émissions d’information, de sport, de musique, d’humour ou d’histoire, mais désormais accessibles sur une multitude d’objets connectés. Car au-delà des mobiles et des autoradios, ce sont nos ampoules, nos vêtements ou nos robots domestiques, entre autres, qui mettent à volonté ces nouveaux programmes
à portée de nos oreilles. @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2025 » : Voiture connectée.
* Directeur général adjoint de l’IDATE,
auteur du livre « Vous êtes déjà en 2025 »
(http://lc.cx/b2025).

Cinéma Paradiso

Bien enfoncés dans nos fauteuils, le temps d’aller chercher un pot de pop-corns, nous voici réunis pour savourer un grand moment de cinéma. Nous ne sommes que cinq,
même si la salle est pleine, pour assister à la première diffusion mondiale du dernier opus de l’inépuisable saga Star Wars. En sortie simultanée, comme c’est désormais la règle, dans toutes les grandes salles de cinéma de la planète, comme dans tous les foyers.
C’est, en effet, bien installé chez moi que nous attendons que raisonne l’hymne du fameux générique. Le lancement est digne de la diffusion d’un match de coupe du monde de football, mais il est désormais nécessaire. Pour les producteurs, il s’agit de trouver les moyens de financer ces blockbusters toujours plus chers à produire à l’heure de la 3D sans lunette et des effets spéciaux toujours plus réalistes et immersifs. Avec la banalisation massive de la diffusion vidéo, il était en effet plus que jamais nécessaire de trouver de nouveaux vecteurs de valorisation des nouveaux films. Et, de ce point de vue, la multiplication des lancements simultanés sur tous les écrans, publics et privés, permet de maintenir les revenus tirés de l’exploitation des films – voire de les augmenter.

« En sortie simultanée, comme c’est désormais
la règle, dans toutes les grandes salles de cinéma
de la planète, comme dans tous les foyers. »

Au final, cette évolution n’a fait que renforcer la tendance de fond d’un cinéma à domicile, toujours plus spectaculaire : la fusion de deux marchés différents, la télévision pour tous et le home cinema de quelques-uns. Ces salles de projection privées – qui
en ont fait rêver plus d’un, avec leurs fauteuils de ciné, leurs écrans muraux et leurs catalogues de films longtemps difficiles d’accès – sont désormais devenues grand public. Bien sûr, des équipements de pointe équipent toujours pour quelques-uns les home cinema d’aujourd’hui, toujours aussi surprenants avec leurs fauteuils sur vérin
et leurs systèmes 4D, qui explorent une quatrième dimension en reproduisant les sensations comme le vent dans les cheveux, les températures extérieures ou les odeurs des lieux traversés. Mais, pour le plus grand nombre, l’expérience du cinéma à domicile a vraiment progressé, à tous les niveaux. Sur le plan technique, des écrans toujours  plus fins, plus grands et plus courbes permettent de recevoir des images en ultra HD.
En 4K, dans la plupart des cas, mais aussi, de plus en plus souvent, en 8K, introduite
à l’occasion des jeux Olympiques de 2020 au Japon.
Une qualité d’image époustouflante d’une résolution de 8.000 pixels, quand la HD encore courante en 2015, ne proposait que des résolutions de 720 et 1080 pixels. Pour soutenir une telle évolution technique, les réseaux de distribution ont dû se mettre à niveau en optimisant l’ensemble des moyens disponibles du FTTH, de la 4G et de la
5G émergeante, ainsi que les solutions hybrides tirant le meilleur du fixe et du satellite.
Une évolution indispensable, dans la mesure où les programmes en ultra HD ont rapidement déferlé sur les réseaux sous la pression des grandes plates-formes internationales, comme Netflix ou Google, lesquelles proposèrent très tôt des films et
des séries originales en 4K, pour marquer toujours plus leur différence. Ce nouvel âge d’or du cinéma se caractérise également par une redistribution des cartes, dont les principaux atouts sont tenus par des majors, soit des studios historiques toujours plus puissants, soit ceux créés par des géants du Net, seuls capables de soutenir les investissements colossaux qu’exigent les nouvelles productions. Le système original français a forcément dû se réinventer en favorisant les grandes productions, de plus en plus souvent financées par des consortiums européens, tout en tirant parti du fabuleux potentiel de création des nouvelles technologies. Des pépinières de jeunes talents sont à l’origine d’œuvres originales, certaines réalisées dans les ateliers créés, dès 2014,
à Aubervilliers par Michel Gondry pour faciliter le développement de projets à petits budgets. Cette renaissance du Septième Art illustre parfaitement la prophétie de Martin Scorsese, qui écrivait à sa fille en janvier de la même année : « Pourquoi le futur du cinéma est-il si lumineux ? Parce que, pour la première fois, les films peuvent être faits avec très peu d’argent ». @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2025 » : La radio.
* Directeur général adjoint de l’IDATE,
auteur du livre « Vous êtes déjà en 2025 »
(http://lc.cx/b2025).

Gouverner le Net

C’est difficile à croire, et j’aurais eu beaucoup de mal à convaincre des Terriens de notre passé récent, il y a seulement dix ans. Qui aurait cru en effet qu’en une décennie, la géographie d’Internet put être à ce point modifiée. Mais force est de constater que l’Europe est en train non seulement de rattraper son retard, mais peut-être bien de prendre part au leadership de ce nouvel Internet
qui remplace par étape le réseau historique. Il est bien sûr encore trop tôt pour porter une analyse complète sur les raisons de ce basculement, mais quelques éléments semblent indiscutables. Tout d’abord le timing, favorable à une rupture technologique. L’Internet des origines, qui a su si bien évoluer au rythme effréné de la croissance de l’Internet fixe, de l’Internet social (avec
les réseaux sociaux), puis de l’Internet mobile, ne se révèle plus capable d’absorber l’avènement de l’Internet généralisé. L’Internet de la santé, l’Internet des transports, l’Internet des paiements, l’Internet de tous les objets, pour n’en citer que quelques-uns, requièrent des niveaux de disponibilité, de traçabilité et de sécurité incompatibles avec
la technologie de l’Internet d’il y a une décennie encore.

« La suprématie de l’ICANN (Internet
Corporation for Assigned Names and Numbers)
a été peu à peu remise en cause. »

La bonne nouvelle est que l’Europe a finalement su se mobiliser pour saisir sa chance
au moment opportun. Un mélange improbable de concentration des efforts de recherche, de coordination des politiques économiques et de libération des moyens financiers permettant de soutenir les initiatives des créateurs d’entreprises et d’accélérer le développement de start-up encore fragiles. C’est ainsi que le Vieux Continent s’est trouvée aux avant-postes de la nouvelle architecture du Net, grâce à des projets tels que « Pursuit » de l’université de Cambridge. Il s’agissait, dès 2013, de remplacer le modèle relationnel client-serveur, dont dépendent de nombreux services, applications et protocoles du Net, par une architecture totalement décentralisée du réseau des réseaux. Autrement dit : se concentrer sur l’information elle-même, plutôt que sur l’adresse (URL) où se trouvait le stockage. Le contenu digital devenait alors plus sûr, les données pouvant être authentifiées à la source. Une manière de s’affranchir du cloud en supprimant le besoin de se connecter à des serveurs.
D’autres projets concurrents existaient à la même époque, comme le projet CCN (Content Centric Network) du mythique centre de recherche californien PARC de Xerox. Mais les géants américains du Net étaient occupés à garder le contrôle en jetant leurs milliards
de dollars dans la bataille, tout en perdant un temps précieux à s’adapter à de nouvelles règles remettant en cause un modèle reposant sur l’opacité. L’ère de l’Internet de la maturité est venu. Autre surprise : l’Europe, après avoir perdu la bataille du mobile et son OS, a été en mesure de reprendre la main sur les nouvelles plates-formes à fort potentiel de l’Internet des objets, lui permettant du même coup de faire son retour industriel dans l’écosystème connecté.

Ces bouleversements majeurs ont bien entendu été accompagnés par une évolution
de même ampleur de la gouvernance du Net. La suprématie de l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) a été peu à peu remise en cause. Cette société de droit californien, à but non lucratif et placée sous la tutelle du département américain du Commerce, a dû apprendre à partager la gestion de l’ensemble du réseau mondial. Les choses sérieuses ont vraiment commencé avec la déclaration de Montevideo du 7 octobre 2013, qui posait clairement la question du partage égalitaire de la gestion mondiale du Net, en commençant par l’attribution des noms de domaines, l’émission et le contrôle des adresses IP. Les dérives pointées par le scandale de la surveillance des communications mondiales par la NSA (National Security Agency) a bien sûr amplifié la fronde des autres Etats. Le débat s’est poursuivi en avril 2014 à
Sao Paulo, sous le leadership brésilien, jusqu’au Sommet mondial de la société de l’information de l’Union internationale des télécommunications (UIT) de 2015. Il a fallu éviter deux écueils : le contrôle strictement américain d’un côté et l’éclatement de l’Internet par pays de l’autre. L’Europe a su jouer les arbitres en faveur d’une gouvernance du Net plus partagée et démocratique. @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2025 » : Cinéma à domicile.
* Directeur général adjoint de l’IDATE,
auteur du livre « Vous êtes déjà en 2025 »
(http://lc.cx/b2025).

Next Gen Regulation

Ce mois-ci, la décision vient de tomber dans les rédactions : les régulateurs états-unien et européen se sont mis d’accord pour que soit étudiée la disparition à terme des coûts du roaming entre les nations de ces deux continents. Ce précédent ouvre la voie, pour le reste de la planète, à la fin de la surtaxe des appels passés de son portable depuis l’étranger. A l’heure de l’universalité des services mobiles,
il s’agissait de l’un des symboles fort de la matérialisation d’un marché enfin unique des télécoms souhaité par les Européens. Réalisé avant 2020, la fin du roaming à l’échelle de l’Union européenne n’a cependant pas été obtenue sans d’âpres négociations. C’est la parfaite illustration de l’équilibre complexe auquel les régulateurs en charge des industries de communication doivent parvenir : obtenir le maximum d’avantages pour les consommateurs, tout en préservant de grands objectifs collectifs à long terme comme la capacité à investir dans les technologies du futur. Mais comme la gouvernance du monde est un vieux rêve de l’humanité, avant d’être une belle utopie en construction se heurtant aux mille-feuilles des nations, la règlementation de l’économie numérique est un chantier permanent et sujet à toutes les controverses. Le commun des mortels, lui, a du mal à s’intéresser aux subtilités byzantines d’autorités administratives dont les prérogatives sont souvent mal connues.

« Les régulateurs se retrouvèrent
à la remorque d’une industrie numérique
soumise à une accélération sans précédent. »

Il est vrai que le jeu combiné des lois du marché et de la régulation donne lieu, selon les domaines et les secteurs où il s’applique, à de bien surprenants résultats. Pourquoi trois, quatre ou cinq opérateurs télécoms par pays ? Quelle logique pour dire que telle ou telle chaîne est gratuite ou payante sur la TNT ? Quelles forces président à ce qu’il n’y ait pas de place pour plus de trois OS dominants ou qu’il y ait moins de dix géants du Net ? Qui
le décide ? D’autant qu’à travers les âges et selon les latitudes, l’exercice de la régulation varie énormément. Et la séparation des pouvoirs délégués à des autorités indépendantes est relativement récente.
Les pouvoirs de réglementation, d’investigation, d’injonction ou de sanction sont autant de prérogatives qui signent la maturité d’une démocratie acceptant de se doter d’institutions autonomes pour réguler des pans entiers de l’industrie. Pour l’Europe, cela relevait d’un vrai casse-tête : arriver à harmoniser des politiques nationales très diverses. Rien qu’en France, le numérique pouvait être administré par de nombreuses agences, selon qu’il s’agissait de télécoms, de télévision, de fréquences, ou de surveillance de l’Internet.
Mais après l’électrochoc numérique qui fragilisa les champions européens des télécoms, les maîtres mots de ces dix dernières années ont été allègement et simplification de la régulation. L’un des déficits de la réglementation, et plus largement des politiques publiques, fut d’avoir trop tardivement pris en compte l’extraordinaire transformation qui s’imposait aux opérateurs – eux-mêmes tardant à se remettre en question. Finalement, sur le moyen terme, l’intérêt des consommateurs et des fournisseurs pour l’innovation aurait dû compter tout autant que les exigences de baisse des prix – imposée aux opérateurs comme sur le roaming ou orchestrée par ces derniers comme sur le triple play.
Les régulateurs, qui furent à la manœuvre durant la décennie précédente, se retrouvèrent à la remorque d’une industrie numérique qui connaît une accélération sans précédent des usages connectés grâce à l’Internet, et une restructuration profonde des industries des télécoms et des médias. La course poursuite effrénée dure encore entre les entreprises européennes et leurs « prédateurs » venus d’ailleurs, les pouvoirs publics en quête d’une reprise en main de leur stratégie industrielle et les régulateurs contraints, eux aussi, à la réorganisation forcée par la convergence. Le régulateur européen, tant attendu, préside aujourd’hui à une Europe des télécoms et des médias enfin entrée dans une phase de développement continentale, les régulateurs nationaux étant focalisés sur des problématiques plus locales. Un accouchement douloureux qui a fait mentir Stephen Hawking pour qui « il n’est pas clair qu’à long terme l’intelligence soit une valeur de
survie ». @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2025 » : La gouvernance du Net
* Directeur général adjoint de l’IDATE,
auteur du livre « Vous êtes déjà en 2025 » (http://lc.cx/en2025).
Sur le même thème, lire « Grandes manœuvres
dans les télécoms ? », par Yves Gassot (http://lc.cx/YG).