Amazon fête ses 20 ans et devrait dépasser les 100 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2015

C’est le deuxième « A » de GAFA. Le géant mondial du e-commerce fête les 20 ans de l’ouverture d’Amazon.com le 16 juillet. Son fondateur et PDG Jeff Bezos a toujours préféré l’investissement et la diversification à la rentabilité. Mais jusqu’à quand ? Tandis que l’Europe enquête sur sa position dominante, notamment dans le livre, et sur sa fiscalité.

Par Charles de Laubier

Jeff BezosAmazon.com a ouvert le 16 juillet 1995. « Fluid Concepts and Creative Analogies », de Douglas Hofstadter, fut le premier livre vendu en ligne. Devenu le numéro un mondial du commerce électronique – avec le livre pour commencer, rejoint ensuite par la musique et l’électronique grand public –, la société Amazon a été créée en juillet 1994 par PDG actuel, Jeffrey Preston Bezos, alias Jeff Bezos (photo), puis introduite en Bourse en juin 1997.
Sa capitalisation boursière dépasse aujourd’hui les 200 milliards de dollars. Selon nos calculs, le chiffre d’affaires du groupe Amazon devrait franchir cette année la barre des 100 milliards d’euros, si la croissance de 20 % observée entre les deux années précédentes se maintenait. Et ce, au moment de fêter ses 20 ans. Le géant du e-commerce a réalisé en 88,9 milliards de dollars de revenus en 2014.

Pertes, échecs et diversifications
Pourtant, la firme créée à Seattle (Etat de Washington aux Etats-Unis) n’a jamais été vraiment profitable depuis sa création. La perte nette a été de 241 millions de dollars l’an dernier, malgré une année précédente bénéficiaire à 274 millions de dollars.
Ce sont les investissements frénétiques engagés par Jeff Bezos qui pèsent sur la rentabilité : e-commerce diversifié, fabrication de tablettes, liseuses, smartphones, mini-décodeurs, services de vidéo et de musique en ligne, livres numériques en accès illimité, stockage illimité de photos, etc. Depuis 2010, où le bénéfice net avait fait un bond de 28 % à 1,15 milliard de dollars pour un chiffre d’affaires plus que moitié moindre que celui d’aujourd’hui, les actionnaires et les investisseurs n’ont cessé d’être déçus par le manque de rentabilité du groupe. Plus le géant du ecommerce encaisse de l’argent, plus il en perd ! Sans parler des « échecs » que Jeff Bezos a reconnus et
a même chiffrés en « milliards de dollars » (1). Par exemple, si ses liseuses Kindle et tablettes Fire sont bien accueillies par les utilisateurs, il n’en est pas allé de même du smartphone Fire Phone lancé il y a un an maintenant. Amazon a même dû sérieusement déprécier les stocks, ce qui lui a coûté quelque 170 millions de dollars (charge enregistrée au troisième trimestre 2014). Mais les affaires continuent. Il y a près d’un an, en août 2014, Amazon rachetait pour 970 millions de dollars Twitch, première plateforme mondiale dans le domaine des jeux vidéo en réseaux sociaux. Plus de 100 millions de membres de la communauté des gamers se réunissent chaque mois pour regarder des jeux vidéo et en discuter avec plus de 1,5 million de diffuseurs en live. Et c’est en octobre 2014 qu’Amazon a ajouté une corde à son arc : le mini-décodeur Fire TV Stick, pour rivaliser avec le Chromecast de Google. D’abord disponible aux Etats-Unis, il l’est en Europe depuis mars dernier. De la taille d’une
clé USB, il se branche sur le port HDMI du téléviseur pour y visionner des vidéos en streaming (pas de téléchargement) ou aussi y afficher les vidéos regardées à partir
d’un smartphone ou d’une tablette. En fait, le Fire TV Stick est une version plus petite
et moins chère de Fire TV, le premier décodeur pour téléviseur d’Amazon.
Quant au service par abonnement Prime, lancé il y a dix ans, il rencontre un réel succès tant aux Etats-Unis qu’à l’international. Pour 99 dollars par an, Prime donne accès en ligne à des contenus numériques et à des livraisons gratuites en deux jours. Les membres d’Amazon Prime ont accès en streaming à des milliers de films et d’épisodes TV, y compris les « Amazon Original Series » produites par le géant du
Net et disponibles sur Prime Instant Video (lancé en 2011) sans frais supplémentaires pour ses membres. La série « Transparent » est par exemple multi-lauréate au Golden Globe (meilleure série comique et meilleure série musicale). Une prochaine série est attendue avec le réalisateur Woody Allen.

Abonnement Prime : l’offre s’étoffe
Amazon va même produire des films pour les salles de cinéma, dont le premier sortira à la fin de l’année. Ces « Amazon Original Movies », produits par Amazon Studios, seront ensuite disponibles en ligne deux mois après leur sortie. Premier titre : « Elvis & Nixon », dont les droits viennent d’être acquis par le géant du e-commerce. En plus de dizaines de milliers de films et épisodes, l’abonnement Amazon Prime offre – avec Prime Music – 1 million de chansons et des centaines de play-lists. A noter qu’Amazon possède en outre IMDb, la base d’information de référence mondiale sur les films et les artistes.

A l’assaut de la maison connectée
La diversification passe par l’innovation. Depuis mars dernier, il est proposé gratuitement aux abonnés de Prime le « Dash Button », un petit boîtier doté d’un gros bouton et d’une étiquette indiquant la marque d’un produit ménager à acheter (255 références, du papier-toilette au sacs poubelle, en passant par les dosettes de café).
Il se colle ou s’accroche n’importe où dans la maison afin de faciliter la prise de commande en cas de besoin. Décidé à s’imposer dans la maison connectée, Amazon
a lancé le 23 juin dernier un petit cylindre – baptisé « Echo » – qui fait office de service d’assistance vocale pour contrôler les objets connectés à domicile (éclairage, hi-fi, chauffage, …). En mars dernier, Amazon s’est encore un peu plus diversifié avec le lancement d’un service pour les particuliers baptisé « Amazon Home Services » sur Amazon.com (électricité, plomberie, ménage, jardinage, décoration intérieure, etc). Audelà de la livraison en un jour avec « Prime Now », Jeff Bezos compte en outre lancer « Prime Air », pour livrer par drone de petits paquets en 30 minutes maximum ! Dans le livre numérique, Amazon a lancé Kindle Unlimited pour proposer un abonnement d’accès illimité à des ebooks en streaming : 9,99 euros par mois pour 800.000 livres. Amazon est aussi une maison d’édition avec Amazon Publishing, dont l’activité a aussi été lancée en début d’année en France.
Plus ancienne, la plateforme Kindle Direct Publishing (KDP) favorise l’auto-édition
des auteurs désireux d’atteindre directement leur public : 600.000 auteurs y sont présents aujourd’hui. Et à partir du 1er juillet, les auteurs de livres auto-édités seront rémunérés à la page lue et non plus sur le nombre de téléchargements d’ebooks lus
à plus de 10 %.

Autre activité : Amazon Web Services (AWS), filiale de services de cloud, propose
ses services d’informatique dématérialisée et accessibles à distance. C’est l’une des activités du groupe qui enregistre la plus forte croissance et pèse déjà 5 milliards de dollars de chiffre d’affaires. Le nuage informatique serait une vache à lait pour Amazon. En janvier 2015, Amazon a en outre lancé WorkMail, un service de messagerie professionnelle d’AWS. En avril 2015, Amazon a annoncé le lancement d’Amazon Business, une place de marché aux Etats-Unis destinée aux achats des entreprises. Sans oublier « Amazon Lending », service de prêts aux PME qui vient d’être lancé
au Royaume- Uni (après les Etats-Unis et le Japon). Cette boulimie dans les investissement et la diversification tous azimuts ne semble pas prendre fin. Jeff Bezos vise maintenant la Chine, pour affronter son grand rival asiatique Alibaba. L’Europe profite bien sûr de l’expansion internationale du géant du e-commerce, qui emploie 32.000 salariés dans l’Union européenne (centres de logistique, développement de logiciels, services clients, …). Cela ne l’empêche pas d’être dans le collimateur de la Commission européenne qui, mi-juin, l’a mis en garde contre tout abus de position dominante. Une enquête – dite « procédure formelle d’examen » – a notamment été ouverte le 11 juin sur les pratiques d’Amazon dans la distribution de livres numériques. Amazon est actuellement le plus grand distributeur de livres numériques en Europe. Bruxelles soupçonne d’obliger contractuellement les maisons d’édition à l’informer
de l’offre de conditions plus favorables faite à ses concurrents et de lui accorder les conditions comparables. La Commission européenne craint qu’avec ces clauses, il ne soit plus difficile pour les autres distributeurs de livres numériques de concurrencer Amazon grâce au développement de nouveaux produits et services innovants.

Fin de l’optimisation fiscale
Autre pratique d’Amazon dans le viseur de Bruxelles : la fiscalité avantageuse dont bénéficie la firme de Seattle au Luxembourg (aides d’Etat). Une enquête a, là aussi,
été ouverte en octobre 2014 et est actuellement en cours. Par exemple, la principale filiale allemande d’Amazon ne s’est acquittée que de 11,9 millions d’euros d’impôts en 2014, alors qu’elle a enregistrée un chiffre d’affaires record de 11,9 milliards de dollars. Sentant le vent tourner à son désavantage (risque de redressement fiscal), le géant du Net a commencé en mai à déclarer ses revenus pays par pays – à commencer par le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie, en attendant l’ouverture prochaine d’une filiale en France. @

Charles de Laubier

FOCUS

Audience en France : Amazon fait moins bien que LeBonCoin
Amazon est le neuvième site web le plus visité en France avec, selon Médiamétrie,
un peu plus de 16,7 millions de visiteurs uniques sur le mois de mai (plus 1,7 million
de visiteurs uniques par jour). Mais le géant américain du e-commerce se retrouve
juste derrière LeBonCoin du groupe norvégien Schibsted (lequel enregistre plus de
17,6 millions de visiteurs uniques dans le même mois).
Les mobinautes, eux, sont plus de 6,1 millions de visiteurs uniques, toujours sur le mois de mai (sites optimisés ou pas pour les mobiles), ce qui place Amazon en huitième position : toujours juste derrière LeBonCoin et ses 6,9 millions de mobinautes uniques dans le mois. @

Jook Video profite du Luxembourg, où siège sa maison mère AB Groupe, du Français multimillionnaire Claude Berda

C’est un service de SVOD français et francophone, dont le site Jookvideo.com
est hébergé en France, et qui appartient au groupe AB contrôlé par un Français, Claude Berda, avec TF1 comme actionnaire français. Pourtant, Jook Video échappe comme Netflix à la réglementation audiovisuelle française…

Par Charles de Laubier

Claude Berda

Claude Berda, président d’AB Groupe.

« Je rappelle qu’avant Netflix, il y a un service de SVOD – commercialisé par un certain nombre d’opérateurs – qui ne respecte absolument pas la réglementation française, en particulier les fameux quotas d’exposition », a lancé Marc Tessier, administrateur de Videofutur, le 18 octobre dernier,
lors des Rencontres cinématographiques de Dijon (1), en se gardant bien de citer de nom… »Personne ne s’en ait jamais prévalu. Il existe et il a même des actionnaires de nationalité française, même s’il ne réside pas nécessairement en France. Il faut quand même le dire. Donc, on a un marché qui est poreux », a-t-il poursuivi.
Selon nos informations, il s’agit de Jook Video, le service de vidéo à la demande par abonnement (SVOD) que le groupe AB – basé au Luxembourg et contrôlé par le Français multimillionnaire Claude Berda (photo), avec TF1 comme actionnaire minoritaire – a lancé il y a dix-huit mois.

Côté fiscalité, Claude Berda n’a rien à envier à Netflix
Si Jook Video est beaucoup moins connu et puissant que Netflix, ces deux rivaux ont cependant un point commun en Europe : ils sont chacun exploités à partir du Grand-Duché, où la fiscalité y est bien meilleure qu’en France et où les obligations audiovisuelles françaises ne s’appliquent pas.
Alors que tout les professionnels du PAF (2), ainsi que CSA, CNC et gouvernement, s’offusquent de l’iniquité fiscale et réglementaire entre les plateformes vidéo venues d’outre-Atlantique (dont Netflix, YouTube ou bientôt Amazon Prime) et les services de SVOD français (CanalPlay, Videofutur, FilmoTV, …), personne ne trouve à redire sur la situation de Jook Video en Europe.
Parce qu’éditée par AB Entertainment, filiale située au Luxembourg comme l’est sa maison mère AG Groupe, cette plateforme vidéo de langue française échappe à la réglementation française – alors qu’elle est pourtant conçue d’abord pour le marché français (3). Ainsi, comme Netflix, il n’est ni soumis aux obligations de financement de la production cinématographique et audiovisuelle ou de quotas prévues par le premier décret dit « SMAd » (services de médias audiovisuels à la demande) de novembre 2010 (4), ni aux dispositions « anti-contournement » du second décret « SMAd » de décembre 2010 (5) censé s’appliquer aux services de vidéo en ligne situés dans un autre pays européen que la France.

AB, à l’actionnariat français (dont TF1)
A l’instar de Netflix, mais aussi d’iTunes (filiale d’Apple), d’Amazon ou encore d’Altice (maison mère de Numericable), eux aussi basés au Luxembourg (6), Jook Video ne fait a priori rien d’illégal : le service de SVOD profite seulement de l’avantage concurrentiel que lui procure le patchwork du marché – supposé unique – de l’Union européenne.
A ceci près que les actionnaires de la maison mère de Jook Video sont, eux, bien français. Claude Berda (67 ans) est en effet le discret fondateur, en 1999, de AB Groupe (issu du démantèlement de la société AB Productions créée en 1977), dont il détient aujourd’hui 66 % du capital – via sa holding luxembourgeoise personnelle Port Noir Investment (du nom de la rue à Genève où il réside…) – aux côtés des 33,6 %
du groupe TF1 (7). Son empire audiovisuel – grâce auquel il est devenu aujourd’hui la
61e fortune de France (selon Challenges) – est à l’origine des premiers sitcoms à la télévision française, pour notamment le Club Dorothée sur TF1 (Hélène et les Garçons, Le Miel et les Abeilles, Premiers baisers, …), et de nombreuses séries policières à succès (Derrick, Un cas pour deux,…).
Claude Berda édite aussi depuis le milieu des années 1990 des chaînes thématiques, dont AB moteurs, et le bouquet ABsat complété par Bis Télévisions (BiS TV), ainsi que la chaîne du cinéma et du divertissement RTL9 rachetée par la suite. En 2005, il lance TMC (aux côtés de TF1), NT1 et AB1 sur la TNT. L’année suivante, TF1 – à qui il revendra ensuite NT1 et ses parts dans TMC – entre au capital de AB Groupe à hauteur de 33,5 %. C’est enfin en mars 2013 que Claude Berda lance Jook Video, un service de SVOD qui se veut multi-thématique : films de cinéma, séries de télévision, documentaires, sports, spectacles, mangas, concerts, …, soit au total plus de 10.000 programmes proposés en illimité et en streaming moyennant un abonnement mensuel de 6,99 euros. De quoi rivaliser avec Netflix et ses tarifs à partir de 7,99 euros par mois. Jook Video revendique aujourd’hui près de 1 million d’utilisateurs (8) mais le nombre d’abonnements serait, lui, bien moindre : plus de 300.000 en début d’année (9).
Bien que le site Jookvideo.com soit hébergé par la société française AB Sat (située en région parisienne à La Plaine Saint-Denis) et que le service de SVOD soit distribué en France par Orange, Numericable, Free et Bouygues Telecom (également via Google Play, App Store d’Apple et SmartHub de Samsung), l’abonnement est contracté auprès la filiale luxembourgeoise AB Entertainment du groupe de Claude Berda – qui plus est, avec une TVA réduite (en attendant l’harmonisation européenne à partir du 1er janvier 2015). S’il y a contournement de la réglementation audiovisuelle française, alors pourquoi le décret « anti-contournement » (le second décret SMAd) n’a-t-il pas été appliqué à Jook Video, ni maintenant à Netflix ? Comment expliquer cette « porosité » du marché français et l’inaction du CSA, lequel a pourtant le pouvoir d’utiliser cette mesure ?
L’explication est à aller chercher du côté de la Commission européenne qui, comme
l’a d’ailleurs rappelé le rapport Lescure l’an dernier, a envoyé à la France un courrier daté du 28 janvier 2013 pour lui signifier qu’elle ne cautionnait pas ce décret « anti-contournement ». Motif : la réglementation française aurait dû se limiter aux services
de télévision linéaires – conformément à la directive européenne « SMA » (10). Or, la France a pris l’initiative da la transposer en étendant son application aux services délinéarisés, les fameux SMAd (VOD, SVOD et télévision de rattrapage). Mal lui en
a pris car Bruxelles, à qui doit être notifiée préalablement toute décision « anti-contournement », a clairement laissé entendre que Paris n’obtiendra pas de feu vert dans ce cas. Ceci explique que le second décret SMAd n’ait jamais été appliqué !
Mais les autorités françaises sont déterminées à convaincre la nouvelle Commission européenne, qui a pris ses fonctions le 1er novembre, du bien fondé d’une fiscalité
dite du « pays de destination » (au lieu du « pays de résidence ») applicable aux plateformes vidéo situées en Europe. Deux nouvelles mesures lui ont été notifiées.
La première, adoptée il y a un an dans la loi de Finances rectificatif pour 2013, consiste à étendre la « taxe vidéo » – les 2% appliqués sur le prix de vente de la vidéo physique/ DVD/Blu-ray et de la VOD à l’acte – non seulement aux opérateurs de SVOD installés en France mais également à ceux (comme Netflix, Jook Video ou bientôt Amazon Prime) qui opèrent d’un autre pays européen. La seconde mesure, que la présidente du CNC Frédérique Bredin compte pousser lors des débats sur le projet de loi de Finances 2015, prévoit d’étendre cette taxe à la publicité des services vidéo gratuits comme YouTube ou Dailymotion.

Frédérique Bredin presse Bruxelles
« Ce n’est pas des recettes financières considérables pour le CNC en faveur de la création, mais c’est une bataille très importante symboliquement en termes de concurrence et d’équité. Ces mesures sont notifiées à la Commission européenne et il faut que Bruxelles accepte », a-t-elle insisté le 17 octobre à Dijon, elle aussi présente aux Rencontres cinématographiques. Reste à savoir si Bruxelles suivra… @

La simultanéité salles-VOD reste taboue en France, malgré les expériences day-and-date en Europe

La Fédération nationale des cinémas français (FNCF) bloque toute idée d’expérimentation de simultanéité salles-VOD en France, malgré les expérimentations prometteuses menées ailleurs en Europe – notamment par l’ARP qui a tenté de relancer le débat lors des 24e Rencontres cinématographiques de Dijon.

Par Charles de Laubier

Richard Patry, FNCF« Moi, je fais ce métier pour la salle. C’est pour cela que l’on est accroché à cette chronologie des médias. On nous parle effectivement d’expériences européennes [de sorties simultanées salles-VOD] partout, mais rien n’est comme la France. Rien ! », a lancé Richard Patry (photo), président de la Fédération nationale des cinémas français (FNCF).
C’était à Dijon, lors des Rencontres cinématographiques (16-18 octobre derniers). Et de poursuivre : « Aucun pays au monde n’a
un réseau de salles de cinémas comme le nôtre et de circuits de cinémas itinérants ».

Statu quo sur la chronologie des médias
Cette puissante union syndicale de plus de 2.000 propriétaires et exploitants des quelque 5.612 salles de cinéma de l’Hexagone – que complète une centaine de réseaux itinérants – est à l’origine du statu quo actuel sur la chronologie des médias, laquelle accorde aux salles durant quatre mois l’exclusivité quasi monopolistique de la sortie des nouveaux films en France.
Pour la FNCF, pas question donc d’expérimenter la sortie simultanée d’un film en VOD et en salles : « Oui, c’est vrai, nous on est contre. Vous connaissez le discours que je fais tout le temps : rien avant [la salle], rien pendant ; après, on est des gens responsables prêts à discuter sur des assouplissements qui sont possibles pour permettre à certains films d’accéder un peu plus rapidement à la VOD, à la vidéo [DVD, Blu-ray, ndlr] ou aux nouveaux entrants ». Et encore, ces « assouplissements » ne doivent concerner que de rares dérogations limitées à quelques films qui ne rencontrent pas de succès en salles. Les quatre mois doivent, pour la FNCF, rester la règle afin de « sanctuariser la salle ». Alors pour le day-and-date (ou D&D), tel que le pratiquent d’autres pays, n’y pensez pas… « Si vous cassez les salles de cinéma en France, en réduisant leur fenêtre d’exclusivité, vous allez casser le modèle français et vous allez vous casser vous-mêmes ! Nous sommes intimement mariés, liés : le succès de vos films se fera dans nos salles. Ce n’est pas possible autrement », a mis en garde Richard Patry s’adressant aux producteurs et distributeurs de films. Et de prévenir clairement : « Nous connaissons nos spectateurs et je peux vous dire que vous ne ferez pas plus d’argent pour produire vos films en les sortant simultanément en VOD
et dans les salles de cinéma (2). Et parce que les salles ont beaucoup de films à sortir, elles ne sortiront pas les films qui sont disponibles sur d’autres plateformes [quelques applaudissements…] ». Fermez le ban ! Or le paradoxe est que justement, dans le même temps, les cinémas croulent désormais sous le nombre de films à « jouer » dans les salles : il y a embouteillage de long métrages et tous ne pourront être projetés.
« La pression est devenue majeure », a concédé Olivier Grandjean, directeur de la programmation de Pathé. « J’ai des décisions de vie ou de mort sur certains films »,
a reconnu Stéphane Libs, gérant des cinémas Star à Strasbourg. A cela s’ajoute,
avec toutes les salles désormais numérisées, la concentration de la programmation
des séances, la multiprogrammation et la multidiffusion. « On gère des flux ; on fait
des choix », admet, quant à lui, Richard Patry. L’hostilité du président de la FNCF envers la simultanéité salles-VOD fut d’autant plus remarquée qu’elle s’est exprimée
– sans contradicteurs – lors des 24e Rencontres cinématographiques, organisées à Dijon par l’ARP, laquelle mène pourtant en Europe des expérimentations day-and-date depuis 2012. La société civile des auteurs, réalisateurs et producteurs de films a en effet coordonné jusqu’en juin dernier le projet « Tide » avec trois films proposés en salles et VOD (3) dans le cadre du programme Media (Creative Europe) de la Commission européenne. Celle-ci prépare d’ailleurs une recommandation « Film à
l’ère numérique ».
L’ARP coordonne maintenant le projet européen « Spide » (4), auquel s’est joint le producteur et distributeur français Wild Bunch (présidé par Vincent Grimond). « Le day-and-date, c’est comme choisir entre le stade et la télé pour voir un match. Le geste artistique est le même. C’est l’expérience qui est différente. A vous de voir », expliquait d’ailleurs l’ARP en 2e de couverture de son programme des Rencontres (5).

VOD-salles : des expérimentations en France ?
Le producteur et distributeur de films Jean Labadie, lui, a évoqué l’exemple de Curzon, un gros exploitant britannique de salles de cinéma et distributeur de films, qui pratique avec succès des sorties D&D outre-Manche. Mais, en France, la chronologie des médias interdit cette simultanéité et l’expérimenter supposerait un accord interprofessionnel plus qu’improbable. Interrogée en mai 2014 par Edition Multimédi@, la présidente du CNC (6), Frédérique Bredin, était restée très circonspecte sur la question (7). @

Déjà présent à Londres, après l’avoir été à Genève, Alibaba est déjà parti à la conquête de l’Europe

Maintenant que le géant chinois du e-commerce Alibaba vient de réaliser avec succès à New York la plus grosse introduction en Bourse de toute l’histoire, son fondateur Jack Ma est décidé à conquérir l’Europe, où il s’est d’abord implanté à Genève en 2007 puis à Londres depuis 2009.

Jack Ma« Nous allons nous développer fortement en Europe et en Amérique. Nous espérons devenir une entreprise globale », confiait pour la première fois le fondateur d’Alibaba, Jack Ma (photo). Il s’exprimait ainsi le 15 septembre dernier, lors d’une rencontre à Hong Kong avec des investisseurs, quatre jours avant l’introduction historique de son groupe à la Bourse de New York.
Si le désormais multimilliardaire et première fortune de Chine (1) mentionne l’Europe avant les Etats-Unis, ce n’est pas un hasard.

Du e-commerce B2B à l’audiovisuel et à la VOD
Le potentiel de croissance d’Alibaba en Europe est plus important que sur le marché américain déjà préempté par ses concurrents Amazon, eBay/PayPal et Twitter.
Le géant chinois du e-commerce est peu connu de part et d’autre de l’Atlantique.
En Europe, il dispose pourtant depuis 2009 d’un bureau à Londres dans le quartier
de Mayfair à côté de la City. Il a été un temps à Genève où il fut inauguré en grande pompe un premier bureau en octobre 2007, avant d’être fermé discrètement deux ans après pour une implantation dans la capitale britannique. Il y a sept ans, Abir Oreibi, qui fut directrice d’Alibaba.com Europe et Moyen-Orient, avait pour objectif de conquérir le Royaume-Uni, l’Italie, la Turquie, l’Allemagne, Dubaï et… la France. Alizila.com, un site web dirigé par un ancien journaliste de Time Magazine (Jim Erickson), a été créé il y
a quatre ans pour propager l’esprit « Alibaba » à travers le monde. Mais aujourd’hui, Alibaba n’est pas plus connu du grand public européen car son activité sur le Vieux Continent est essentiellement tournée vers le e-commerce B2B (Business-to-Business) via sa plateforme historique Alibaba.com, place de marché en ligne dédiée à l’import-export des entreprises. Elle se décline en plusieurs langues, dont le français sur le site French.alibaba.com.

Cette activité de gros (2) est devenue minoritaire dans le groupe chinois qui s’est diversifié auprès du grand public asiatique avec Taobao.com (équivalent à eBay), Tmall.com (comparable à Amazon) et Juhuasuan.com (sorte de Groupon). Ces trois plateformes de e-commerce ont généré sur le dernier exercice (clos le 31 mars 2014) 81,6 % du chiffre d’affaires d’Alibaba, qui a réalisé un chiffre d’affaires de 8,44 milliards de dollars, en forte hausse de 52 %, pour un bénéfice net de 3,7 milliards de dollars – soit un bond des profits de 170 %. Et la croissance de ce dragon chinois promet encore deux ou trois chiffres pour l’année fiscale en cours. Son introduction en Bourse devrait conforter ce dynamisme, en lui apportant une notoriété internationale qui lui faisait jusque-là défaut en dehors d’Asie.
La firme de Hangzhou – capitale de la province chinoise du Zhejiang où Jack Ma a
créé Alibaba en 1999 et où se situe toujours le siège social du groupe (3) – dispose maintenant d’un trésor de guerre de 25 milliards de dollars levés auprès des investisseurs (4). Il va pouvoir lancer des acquisitions en Europe et aux Etats-Unis. Jack Ma avait déclaré le 30 septembre 2011 qu’il achèterait bien Yahoo (5), lequel est un actionnaire d’Alibaba (22,4 % du capital avant l’introduction d’Alibaba en Bourse, 15,2% après). Aux Etats-Unis, Alibaba a déjà investi au printemps dernier plus de 200 millions de dollars pour avoir 20 % du capital de TangoMe, société californienne de messagerie mobile multimédia qui développe en outre des chaînes live de musiques
et de vidéo (avec Hulu, Rhapsody, SoundCloud, Vevo, AOL ou encore Vimeo). Alibaba a surtout dépensé 1,22 milliard de dollars en mai pour une participation de 16,5 % dans le YouTube chinois, Youku Tudou, qui bénéficiera en outre d’un accord qu’Alibaba a passé cet été avec le groupe de divertissement américain Lionsgate afin de proposer en Chine un service de VOD en streaming.
Le groupe de Jack Ma a par ailleurs créé Alibaba Pictures, filiale de production et de distribution de films et de programme de télévision (issue du rachat de ChinaVision).
Il détient aussi 39 % de l’américain du ecommerce ShopRunner. Les autres conquêtes d’Alibaba ont aussi eu lieu en Chine : 66 % du capital de UCWeb (navigateur pour mobiles), 18 % de Weibo (Twitter chinois), acquisition de AutoNavi (cartographie), intérêts dans Wasu (broadcasting numérique).

Et dans l’audiovisuel et la VOD
On le voit, à l’instar du japonais Rakuten (maison mère du français PriceMinister racheté en 2010) qui se diversifie dans l’audiovisuel en ligne avec Wuaki (lire p. 5), Alibaba n’entend pas en rester au simple e-commerce. L’Europe pourrait être la prochaine cible en termes d’investissements et acquisitions audiovisuels d’Alibaba. @

Chronologie des médias : la France risque le statu quo

En fait. Le 25 août, Edition Multimédi@ s’est procuré les propositions « confidentielles », transmises aux professionnels du cinéma français, d’évolution de la chronologie des médias. Une réunion au CNC est fixée au 15 septembre pour adopter – ou pas – un nouvel accord afin de remplacer le précédent de 2009.

Frédérique Bredin, présidente du CNC

Frédérique Bredin, présidente du CNC

En clair. Les propositions « Chronologie des médias » faites aux professionnels du Septième Art (producteurs de films, exploitants de salles de cinéma, chaînes de télévision, plateformes de VOD/SVOD, etc) par le CNC (1) sous la houlette d’Aurélie Filippetti, alors ministre de la Culture et
de la Communication (2), sont a minima.
Elles s’apparentent plus à un statu quo qu’à une réforme
des fameuses « fenêtres de diffusion » pourtant appelée de leurs voeux par les rapports successifs Zelnik de 2010, Lescure de 2013 et, bien que moins disant, Bonnell de 2014. Ainsi, la VOD à l’acte resterait à quatre mois après la sortie des films en salles de cinéma.

Les salles obscures resteraient « sanctuarisées »
L’idée du passage à trois mois serait abandonnée, seules les dérogations – déjà prévues dans l’accord de 2009 sans être demandées car inopérantes – seront « élargies aux films ayant fait moins de 20.000 entrées cumulées [au lieu de 200 dans l’accord
de 2009, ndlr] sur les quatre premières et moins de 1.000 entrées sur la quatrième semaine ».
Autant dire que, selon un responsable d’une organisation de producteurs de cinéma, les dérogations resteront très limitées : « Les quatre mois de la salle sont sanctuarisés comme l’exigeait la Fédération nationale des cinémas français (FNCF) ». Les acteurs
de la VOD, dont le chiffre d’affaires en France a chuté pour la première fois en 2013 de 3 % à 245 millions d’euros, prendront-ils acte sans broncher ? « L’absence d’évolution [de la chronologie des médias] depuis l’accord de 2009 n’est plus tenable », avait répondu Aurélie Filippetti au producteur et distributeur de films Jean Labadie qui l’avait interpellée le 6 août dans une tribune à Libération intitulée : « Madame Filippetti, la piraterie tue le cinéma ».

Invitée le 17 octobre dernier par l’Association des journalistes médias (AJM), Aurélie Filippetti avait mis en garde : « Une disposition législative pourrait intervenir » (lire EM@89 p. 7). Les salles et les producteurs de cinéma espèrent-ils échapper à la loi
en limitant aux seules SVOD et chaînes TV l’évolution des fenêtres de diffusion ? La SVOD est proposée à 24 mois au lieu des 32 mois actuels, alors que le rapport Lescure préconisait 18 mois. Et encore : ne pourront bénéficier de cet avancement que les services de SVOD « vertueux bénéficiant d’un “label CNC” », notamment contribuant
au financement de films français ou européens « à hauteur de 21 % et 17 % de leur CA, dont au moins 25 % en préfinancement, avec des MG (3) par abonné ». Quant à
la question de la simultanéité salles-VOD (4), elle n’est même pas évoquée. Le Day-and-Date reste tabou… @