Libre-échange : les craintes sur l’exception culturelle n’interdisent pas de s’interroger sur les quotas

Les acteurs du monde culturel sont sur le pied de guerre dans l’attente du 14 juin prochain, date à laquelle le Conseil de l’Union européenne examinera le projet de mandat transmis par la Commission européenne en vue de négocier avec les Etats-Unis un accord de libre-échange.

Par Christiane Féral-Schuhl*, avocate associée et Laurent Teyssandier, avocat, cabinet Féral-Schuhl/Sainte-Marie

Christiane Féral-Schuhl est Bâtonnier du barreau de Paris.

Christiane Féral-Schuhl est Bâtonnier du barreau de Paris.

L’approbation par la Commission européenne, le 12 mars dernier, d’un projet de mandat pour la négociation d’un accord de libre-échange avec les Etats-Unis soulève d’importantes contestations dans les milieux culturels européens – français en tête.
En cause, une intégration des services audiovisuels
et culturels dans le périmètre des négociations qui porteraient atteinte à « l’exception culturelle » en Europe.

La culture « soustraite » aux marchés
L’accord en question, intitulé « Partenariat transatlantique
de commerce et d’investissement », est présenté comme
le plus important accord commercial bilatéral jamais négocié. Il devrait permettre – selon Barack Obama, président des Etats-Unis, José Manuel Barroso, président de la Commission européenne, et Herman Van Rompuy, président du Conseil européen –
de développer le commerce et les investissements transatlantiques et de contribuer à l’élaboration de règles mondiales pouvant renforcer le système commercial multilatéral.
Cependant, l’ouverture des discussions avec les Etats- Unis reste conditionnée à l’approbation par le Conseil de l’Union européenne, institution dans laquelle siègent les ministres des Etats membres, du projet de mandat qui serait donné à la Commission européenne. Déclarant que l’exception culturelle n’est pas négociable, le gouvernement français a fait savoir qu’il opposerait son veto au mandat (1).
Quels sont les termes et enjeux du débat ? La notion d’exception culturelle peut se définir comme « la volonté de sauvegarder certaines valeurs ou certaines singularités culturelles en s’efforçant de les soustraire aux lois du marché, notamment à celles du commerce international » (2). Cette exception, dont l’objet est de préserver la diversité culturelle,
se traduit en pratique par l’exclusion des activités culturelles des accords commerciaux internationaux.
Au niveau international, c’est sous l’égide de l’Organisation des Nations unies (ONU) que la diversité culturelle trouve protection. Aux termes de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles du 20 octobre 2005, l’Unesco érige la diversité culturelle en « un patrimoine commun de l’humanité » devant être « célébré et préservé au profit de tous » (3). Relevant que « les activités, biens et services culturels ont une double nature, économique et culturelle, parce qu’ils sont porteurs d’identités, de valeurs et de sens et qu’ils ne doivent donc pas être traités comme ayant exclusivement une valeur commerciale », l’Unesco incite les Etats à promouvoir et protéger leurs expressions culturelles. Signataire de la convention, l’Union européenne a toujours veillé à ce que les actes législatifs qu’elle adopte en respectent les principes et que les services audiovisuels soient exclus des négociations sur les accords commerciaux de service (4). L’an dernier, le Parlement européen a à nouveau rappelé l’importance de la diversité culturelle dans une résolution portant sur les relations commerciales et économiques
avec les Etats-Unis (5).
Que ce soit dans l’Union européenne ou en France, c’est principalement par la mise en place de quotas de promotion, de production et de diffusion que les autorités assurent la protection de la diversité culturelle.

Quotas de production et de diffusion
Sur le plan communautaire, ces quotas – véritables armes de défense de la diversité culturelle qui soulèvent des questions à l’heure d’Internet (voir encadré) – ont été instaurés par la directive « Télévision sans frontière » (TVSF) du 3 octobre 1989, abrogée et remplacée par la directive « Services de médias audiovisuels » (SMA) du 10 mars 2010. Qualifiée de « pierre angulaire de la politique audiovisuelle communautaire », la directive SMA opère une distinction entre la radiodiffusion télévisuelle et les services
de médias audiovisuels à la demande.
Pour la radiodiffusion télévisuelle, service linéaire, les Etats membres sont tenus de veiller à ce que les radiodiffuseurs réservent une proportion majoritaire de leur temps de diffusion à des œuvres européennes et au moins 10 % de leur temps d’antenne ou 10 % de leur budget de programmation à des œuvres européennes émanant de producteurs indépendants.
Pour les services de médias audiovisuels à la demande, services non linéaires, les obligations sont moins fortes, les Etats membres devant seulement veiller à ce que ces services promeuvent la production d’œuvres européennes et l’accès à ces dernières.
Et ce, notamment en contribuant financièrement à la production de ces œuvres ou en
leur réservant une part importante dans le catalogue de programmes proposé par ces services.

La France aux avant-postes
En France, les textes législatifs et règlementaires imposent également aux services de télévision et aux services de médias audiovisuels à la demande des quotas de promotion, de diffusion et de production des œuvres européennes et/ou d’expression originale française. Ainsi, les services de médias à la demande – qu’il s’agisse des services de télévision par rattrapage, des services de vidéo à la demande par abonnement ou par
acte – sont tenus, en application d’un décret du 12 novembre 2010, de consacrer
chaque année une part de leur chiffre d’affaires annuel net de l’exercice précédent à des dépenses contribuant au développement de la production d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles européennes, d’une part, et d’œuvres d’expression originale française, d’autre part. Ces services doivent également garantir l’offre d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles, européennes et d’expression originale française en respectant des quotas « catalogue ».
Le projet de mandat approuvé par la Commission européenne le 12 mars 2013 n’exclut pas expressément les services audiovisuels et culturels du périmètre des discussions. Cette absence d’exclusion (6) a soulevé l’ire des acteurs du secteur de la culture en France et en Europe. Craignant la suppression de l’exception culturelle, plusieurs réalisateurs européens ont lancé une pétition appelant les chefs d’Etat européens à
se prononcer en faveur de l’exclusion des services audiovisuels et cinématographiques des négociations entre l’Europe et les Etats-Unis. Cette initiative a trouvé écho auprès des pouvoirs publics. Aux termes d’une proposition de résolution du 29 mars 2013 déclarant que « la culture ne peut être acceptée comme une marchandise comme les autres, sauf à accepter la disposition de la diversité culturelle », l’Assemblée nationale
a demandé à ce que les services audiovisuels soient expressément exclus du mandat
de négociation de la Commission européenne et, à défaut, à ce que le gouvernement s’oppose à ce mandat lors de son examen par le Conseil de l’Union européenne prévu le 14 juin 2013, si nécessaire en utilisant le droit de veto qui lui est conféré par le Traité sur
le fonctionnement de l’Union européenne. Se félicitant de cette initiative, Nicole Bricq, ministre du Commerce extérieur, et Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la Communication, ont indiqué le 9 avril que « l’exception culturelle n’est pas négociable »
et que « le mandat de négociations du projet de partenariat transatlantique de commerce et d’investissement qui sera donné par les Etats membres à la Commission devra faire pleinement état de cette ligne rouge ».
Le 24 avril dernier, la commission du Commerce international du Parlement européen
a annoncé qu’un amendement visant à exclure du mandat de négociation les services culturels et audiovisuels, notamment ceux en ligne, avait été adopté (7). Face à cette opposition, Karel De Gucht, commissaire européen au Commerce – sans dire que les services culturels seraient exclus de l’accord – a indiqué que l’exception culturelle ne serait pas négociée et que les Etats membres qui le souhaitent « resteront libres de maintenir les mesures existantes, et la France en particulier restera parfaitement libre
de maintenir ses mécanismes de subvention et de quotas. »  @

* Christiane Féral-Schuhl
est Bâtonnier du barreau de Paris.

ZOOM

S’interroger sur l’effectivité des quotas à l’heure du Net
Si la diversité culturelle doit être protégée en France et en Europe, il faut s’interroger
sur l’effectivité des mécanismes de quotas qui ont été instaurés à une époque où les services culturels étaient assurés par les acteurs nationaux sur les réseaux hertziens. Avec Internet, la diffusion des œuvres culturelles en France n’est plus le monopole de
ces acteurs et il faut compter avec des géants américains qui eux, ne sont pas soumis
à ces législations. L’évolution du marché et des techniques impose donc, si l’on veut sauvegarder la diversité culturelle, de réfléchir à de nouveaux mécanismes pour éviter les distorsions de concurrence entre les acteurs nationaux et leurs compétiteurs étrangers. C’est l’une des pistes envisagées par le rapport Lescure, remis au Président de la République lundi 13 mai, lorsqu’il propose d’expertiser la faisabilité technique d’une taxation des services gratuits financés par la publicité et d’étendre cette taxation aux distributeurs de services de médias que sont les plates-formes vidéo, les constructeurs de terminaux connectés ou encore les magasins d’applications. @

Dailymotion, victime de l’exception culturelle française

En fait. Le 2 mai, la polémique a continué à enfler après qu’Arnaud Montebourg
ait dit « non » à Yahoo qui voulait racheter à France Télécom 75 % de Dailymotion au lieu de 50 % proposés par le ministre du Redressement productif. Du coup, Yahoo aurait renoncé à s’emparer du concurrent français de YouTube.

En clair. Alors que l’Internet accélère l’abolition des frontières à l’heure de la mondialisation, comment expliquer que l’Etat français puisse empêcher la multinationale France Télécom de céder la majeure partie du capital de sa filiale Dailymotion à une autre entreprise mondiale qu’est Yahoo ? Alors que par ailleurs
la France défend bec et ongles son « exception culturelle » pour mieux exclure les services audiovisuels et culturels des négociations pour un accord de libre-échange entre les Etats-Unis et l’Union européenne (1), voici que l’Hexagone entonne un deuxième hymne national qu’est le « patriotisme économique » pour instaurer un protectionnisme dans les services audiovisuels également.
Cet interventionnisme culturel et économique d’Etat à tout-va risque de desservir
l’Etat lui-même et galvauder ses pouvoirs régaliens. D’autant que dans l’affaire d’Etat
« Dailymotion », « le patriotisme économique français est une ligne Maginot intenable
à l’ère d’Internet », pour plagier le titre d’une tribune de l’auteur publiée par Le Monde
le 22 mars (2), où il est question de « l’exception culturelle française ». Dans ce protectionnisme qui se le dispute au nationalisme, la France se replie sur soi, alors
que les frontières tombent les unes après les autres au profit d’un monde plus ouvert
et numérique. Le Village global est là. Pourquoi ne pas avoir alors empêché en 2010
le rachat de PriceMinister par le japonais Rakuten, par exemple ? Au nom de quelle raison le français Dailymotion ne peut-il pas être détenue par l’américain Yahoo ? Surtout que l’Etat français ne possède plus que 26,94 % du capital de France Télécom, dont la moitié détenus directement et l’autre via le FSI (3). Cela fait dix ans maintenant, depuis la loi du 31 décembre 2003 sur France Télécom, que l’opérateur historique français est une entreprise privée.
De plus, comme le rappelle la société cotée depuis octobre 1997 « l’Etat ne bénéficie ni d’action de préférence (golden share) ni d’aucun autre avantage particulier ». Dans ses conditions, pourquoi le gouvernement français et François Hollande se sont-ils arrogés
le droit de s’interposer dans les négociations de ces deux entreprises privées pour tenter d’imposer leurs conditions, à savoir « un accord de partenariat équilibré » entre Yahoo et Orange avec un partage du capital « à 50/50 », provoquant l’échec de ce projet historique ? @

Libre-échange US-UE et audiovisuel : la France s’isole

En fait. Le 23 avril, les ministres Nicole Bricq (Commerce extérieur) et Aurélie Filipetti (Culture et de la Communication) ont pris note de la déclaration du commissaire européen Karel De Gucht disant que « l’Europe ne mettra pas
en péril l’exception culturelle » et demandent à « sortir de l’ambiguïté ».

En clair. Selon nos informations, la Commission européenne n’a pas renoncé à ce que les services audiovisuels et culturels puissent faire partie des prochaines négociations sur un accord de libre-échange avec les Etats-Unis. C’est ce que nous assure une source à Bruxelles proche du dossier, qui nous rappelle que le projet de mandat
– voir notre document en ligne (1) – reste « très ouvert pour laisser place à la négociation justement ». Notre interlocuteur nous fait en effet remarquer que la déclaration
« L’exception culturelle ne sera pas négociée ! » de Karel De Gucht, commissaire européen en charge du Commerce, lequel répliquait le 22 avril à la pétition de nombreux cinéastes européens intitulée « L’exception culturelle n’est pas négociable ! » (2), n’abandonne pas la possibilité de négocier avec les Etats-Unis les services audiovisuels et culturels. Il faut lire la fin de l’intervention de Karel De Gucht pour s’en convaincre :
« Dans cette négociation, il s’agit pour l’Europe non seulement de défendre et de protéger son secteur culturel unique, mais aussi de faire en sorte que des entreprises et des créateurs de l’audiovisuel puissent avoir un réel avenir dans un secteur de haute technologie qui se développe à un rythme effréné – des médias sociaux à la distribution en ligne ». Autrement dit la Commission européenne se retrouve face à deux de ses obligations légales : préserver la diversité culturelle, d’une part, et favoriser le développement de l’audiovisuel, d’autre part. « L’Europe a le devoir de garantir la création d’emplois dans le secteur audiovisuel, tout en s’assurant que ce secteur dynamique, innovant et créatif puisse maîtriser les opportunités qui se présenteront dans les décennies à venir », ajoute le commissaire.
On l’aura compris, la Commission européenne n’entend pas pour l’avenir passer à côté
de nouvelles opportunités de croissance qui font cruellement défaut aujourd’hui. « Les Etats membres qui le souhaitent resteront libres de maintenir les mesures existantes,
et la France en particulier restera parfaitement libre de maintenir ses mécanismes de subvention et de quotas », fait valoir Karel De Gucht. Mais les deux ministres françaises veulent, elles, « sortir de l’ambiguïté » et demande à ce que le mandat soit « modifié ».
« La France ne transigera pas », ont-elles prévenu. François Hollande non plus. @

Dailymotion, victime de l’ « exception culturelle française »

En fait. Le 2 mai, la polémique a continué à enfler après qu’Arnaud Montebourg ait dit « non » à Yahoo qui voulait racheter à France Télécom 75 % de Dailymotion au lieu de 50 % proposés par le ministre du Redressement productif. Du coup, Yahoo aurait renoncé à s’emparer du concurrent français de YouTube.

Par Charles de Laubier

En clair. Alors que l’Internet accélère l’abolition des frontières à l’heure de la mondialisation, comment expliquer que l’Etat français puisse empêcher la multinationale France Télécom de céder la majeure partie du capital de sa filiale Dailymotion à une autre entreprise mondiale qu’est Yahoo ?
Alors que par ailleurs la France défend bec et ongles son « exception culturelle » pour mieux exclure les services audiovisuels et culturels des négociations pour un accord de libre-échange entre les Etats-Unis et l’Union européenne (1), voici que l’Hexagone entonne un deuxième hymne national qu’est le « patriotisme économique » pour instaurer un protectionnisme dans les services audiovisuels également.

Ligne Maginot culturelle et économique ?
Cet interventionnisme culturel et économique d’Etat à tout-va risque de desservir l’Etat lui-même et galvauder ses pouvoirs régaliens. D’autant que dans l’affaire d’Etat « Dailymotion », « le patriotisme économique français est une ligne Maginot intenable à l’ère d’Internet », pour plagier le titre d’une tribune de l’auteur publiée par Le Monde le 22 mars (2), où il est question de l’« exception culturelle française ».
Dans ce protectionnisme qui se le dispute au nationalisme, la France se replie sur soi, alors que les frontières tombent les unes après les autres au profit d’un monde plus ouvert et numérique. Le Village global est là.
Pourquoi ne pas avoir alors empêché en 2010 le rachat de PriceMinister par le japonais Rakuten, par exemple ? Au nom de quelle raison le français Dailymotion ne peut-il pas être détenue par l’américain Yahoo ?
Surtout que l’Etat français ne possède plus que 26,94 % du capital de France Télécom, dont la moitié détenus directement et l’autre via le FSI (3). Cela fait dix ans maintenant, depuis la loi du 31 décembre 2003 sur France Télécom, que l’opérateur historique français est une entreprise privée.

Provoquant l’échec des négociations avec Yahoo
De plus, comme le rappelle la société cotée depuis octobre 1997 « l’Etat ne bénéficie ni d’action de préférence (golden share) ni d’aucun autre avantage particulier ».
Dans ses conditions, pourquoi le gouvernement français et François Hollande se sont-ils arrogés le droit de s’interposer dans les négociations de ces deux entreprises privées pour tenter d’imposer leurs conditions, à savoir « un accord de partenariat équilibré » entre Yahoo et Orange avec un partage du capital « à 50/50 », provoquant l’échec de ce projet historique ? @

Le CSA propose une « exception culturelle » à la neutralité du Net

Pour le CSA et l’Arcep, leur rapprochement – si ce n’est leur fusion – faciliterait
la régulation de tous les acteurs, dont les OTT (Over-The-Top). Le principe de
« fréquences contre obligations » ne s’appliquant pas à tous les opérateurs,
le CSA prône une régulation « culturelle » des réseaux.

Par Winston Maxwell, avocat associé Hogan Lovells LLP

Le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes ont remis au gouvernement leurs recommandations quant à l’avenir de la régulation de l’audiovisuel et des communications électroniques. En filigrane,
est posée la question de leur éventuelle fusion. L’avis du CSA est
une occasion de rappeler l’incroyable complexité du dispositif réglementaire pour l’audiovisuel en France.

Régulation économique ou culturelle ?
Les objectifs que la loi du 30 septembre 1986 sur la liberté de communication – loi dite Léotard (1) – a confiés au CSA sont hétéroclites et très différents de ceux confiés par le législateur à l’Arcep. Tel un jongleur, le CSA doit manier une dizaine d’objectifs allant de la pluralité des opinions jusqu’à la protection de la presse régionale et du cinéma. L’Arcep, elle, poursuit d’autres objectifs : concurrence entre services et réseaux, investissement, aménagement du territoire, gestion efficace des numéros et du spectre des fréquences. Dans sa contribution, le CSA constate que les frontières traditionnelles entre contenu régulé et contenu non régulé, entre services linéaires et services non linéaires, entre audiovisuel et télécommunication, entre éditeur, distributeur et hébergeur, s’estompent.
Le CSA préconise par conséquent une évolution de la réglementation qui permettrait
son extension à de nouveaux acteurs qui jusqu’à présent y échappent, et notamment
une évolution dans le principe de la neutralité des réseaux.
Les contributions du CSA (2) et de l’Arcep (3) mettent en exergue deux types de régulation en apparence contradictoire : la régulation économique et la régulation fondée sur ce que l’Arcep appelle « l’exception culturelle française ». Les deux autorités sont d’accord sur le fait que la régulation économique et la régulation culturelle peuvent avoir des zones de frottement. C’est pour cela que le CSA met en garde contre une fusion complète de l’Arcep et du CSA. Une telle fusion pourrait conduire à privilégier une logique économique par rapport à une logique culturelle et sociétale de la régulation. En cas de fusion, le CSA préconiserait le maintien de deux collèges distincts : un collège traiterait
les questions liées au pluralisme des médias, au soutien à la création, à la protection de l’enfance, à la promotion de la langue et de la culture française. L’autre collège s’occuperait des problèmes économiques touchant aux conditions d’accès au spectre radioélectrique, à l’accès aux réseaux, à la tarification de services au sein d’un multiplex ou d’un bouquet de chaînes, aux litiges concernant la numérotation des programmes.
Le CSA et l’Arcep sont d’accord sur le rapprochement entre les deux autorités, qui permettrait une meilleure gestion du spectre radioélectrique – même si le CSA met en garde contre une logique purement économique de la gestion du spectre de radiodiffusion. Au moment où les besoins en fréquences des opérateurs mobiles sont en forte croissance, il serait utile qu’une seule autorité gère les questions délicates liées à l’utilisation du spectre audiovisuel pour d’autres services. Le CSA cite l’exemple d’une expérimentation « super Wifi » en Seine-Maritime. Autorisée par l’Arcep, après l’aval
du CSA (4), cette expérimentation emprunte du spectre réservé pour la TNT. De tels emprunts ont vocation à se développer, et un régulateur unique les faciliterait.

OTT et financement de la création
Les deux autorités estiment en outre qu’un rapprochement faciliterait la prise en compte des prestataires de l’Internet, dits OTT (Over-The-Top), qui échappent actuellement à la régulation. Les deux autorités souhaiteraient pouvoir appliquer une régulation à ces acteurs de l’Internet, mais pour des raisons différentes. L’Arcep souhaiterait associer ces nouveaux acteurs au soutien de la création ou au financement des réseaux de nouvelle génération. Le CSA souhaiterait, lui, associer ces nouveaux acteurs au financement des programmes français. Le CSA plaide pour une neutralité des réseaux qui tiendrait compte de certains objectifs culturels, et notamment le financement de la création audiovisuelle et cinématographique.

Exception culturelle à la neutralité du Net
Cette proposition audacieuse du CSA signifierait que les fournisseurs d’accès à l’Internet (FAI) en France seraient encouragés à donner des accès prioritaires aux acteurs de l’audiovisuel qui contribueraient à la création en France. Pour le régulateur audiovisuel, une discrimination positive par les opérateurs de réseau permettrait de compenser le fardeau supplémentaire supporté par les éditeurs de programmes qui jouent le jeu de la régulation française. Ces éditeurs seraient favorisés. Cette exception culturelle à la neutralité des réseaux soulèverait de nombreux problèmes, notamment juridiques. En application de la directive européenne sur les services médias audiovisuels (5), il ne serait pas possible de discriminer un éditeur de programmes dûment autorisé dans un autre pays membres de l’Union Européenne, même si cet autre pays appliquait une régulation
« allégée ».
Le vrai défi de la régulation audiovisuelle française est qu’elle est plus développée que celle de certains autres pays européens. Jusqu’à présent, la France a pu se permettre d’appliquer une régulation « alourdie » car les diffuseurs terrestres devaient demander une licence d’utilisation de fréquence pour émettre. En contrepartie de ce « privilège » d’utiliser le spectre radioélectrique, le diffuseur audiovisuel accepte une convention détaillée dans laquelle le CSA traduit les objectifs du législateur en obligations concrètes. Certains des objectifs poursuivis par le CSA sont d’une importance capitale pour la démocratie, comme par exemple la pluralité des opinions. D’autres règles visent à protéger des intérêts plus ciblés : c’est le cas de l’interdiction de diffuser un film le mercredi soir, en vue de protéger des exploitants de salles de cinéma. Grâce au monopole de l’Etat sur le spectre radioélectrique, le législateur et le CSA peuvent se permettre d’imposer une régulation audiovisuelle contraignante par rapport à celle de certains autres pays européens.
Mais que se passerait-il si la diffusion hertzienne terrestre disparaissait ? La diffusion terrestre reste importante en France, mais elle va décroître en importance pour laisser place à d’autres formes d’accès : ADSL/VDSL, fibre, satellite, demain « super Wifi », … Cette évolution sera relativement lente, mais la disparition de la diffusion terrestre peut arriver. Dans le nouveau monde de la télévision connectée, sans diffusion terrestre ni convention avec le CSA, le travail de régulation sera plus difficile – car les grands éditeurs de programmes seront tentés de s’établir dans d’autres pays membres de l’Union européenne. Déjà, les grandes chaînes nationales doivent appliquer de nouveaux modèles économiques en tentant de monétiser d’autres formes de publicité – telle que la publicité sur les tablettes et autres « deuxièmes écrans » (second screen). Les acteurs audiovisuels français sont en concurrence avec de nouveaux acteurs, lesquels viennent du monde non régulé de l’Internet.
Les contributions de l’Arcep et du CSA confirment qu’une grande réforme de la régulation audiovisuelle est nécessaire, mais aucune des deux autorités ne se permet de donner des pistes précises, hormis l’idée du CSA d’appliquer une exception culturelle à la neutralité des réseaux. L’Arcep constate que la régulation audiovisuelle n’est pas la seule voie pour poursuivre les objectifs de « l’exception culturelle française ».
Le législateur dispose d’autres voies. Une simplification de la régulation audiovisuelle ne signifie pas nécessairement un abandon de ces objectifs. Et faute de simplification, la tentation sera forte pour certains acteurs du PAF (6) de se délocaliser. La France applique un niveau de réglementation élevé par rapport au Royaume-Uni ou au Luxembourg, pays dans lesquels il suffirait donc à un diffuseur de s’y établir pour bénéficier d’un régime plus favorable.

Spectre (« carotte ») et obligations (« bâton »)
Dans un monde sans diffusion hertzienne terrestre, le diffuseur n’a plus besoin d’avoir accès aux fréquences de radiodiffusion (la « carotte »). Dans ce cas, il n’y a plus de conventionnement obligatoire (le « bâton ») et le diffuseur peut facilement se délocaliser (7). Si on ne peut plus utiliser le spectre comme un outil de régulation culturelle, la tendance sera de combler ce vide par une régulation « culturelle » des autres réseaux.
La proposition du CSA plaide pour un principe de neutralité des réseaux qui tient compte d’objectifs culturels. C’est un premier pas vers « l’audiovisualisation » de la régulation des télécommunications (8). @