Les services gérés neutralisent la neutralité du Net

En fait. Le 25 mars, l’Arcep met en place un « dispositif de mesure et de suivi de
la qualité du service fixe d’accès à l’Internet » pour informer les internautes sur la neutralité du Net, notamment sur trois usages-types : usage web, usage streaming vidéo, usage peer-to-peer. Et les services gérés ?

En clair. Derrière les grands débats sur la neutralité du Net et les grandes déclarations
en faveur d’une loi pour préserver ce principe, un pan entier du réseau des réseaux reste à l’écart : les « services gérés » ou « réseaux managés » de type IPTV ou réseaux IP privés (1), autant de réseaux dans le réseau où les opérateurs télécoms veulent garder une liberté totale. Un Internet peut ainsi en cacher un autre, comme le conçoivent bien l’Arcep et le Conseil national du numérique (CNNum) dans respectivement la décision du 29 janvier 2013 sur la mesure de la qualité des services et le rapport sur la Net neutralité du 1er mars 2013. « Les offres commerciales retenues [par l’Arcep pour ses ‘’points de mesure de qualité’’, ndlr] ne devront toutefois en aucun cas être des offres de type ‘’premium’’, c’est à dire susceptibles de bénéficier d’une qualité de service supérieure à celle obtenue au travers des offres les plus largement commercialisées par l’opérateur auprès du grand public », précise ainsi le régulateur. Le CNNum, lui, fait bien aussi le distinguo : « Afin de préserver la capacité d’innovation de l’ensemble des acteurs, tout opérateur de communications électroniques doit disposer de la possibilité de proposer,
en complément de l’accès à l’Internet, des ‘’services gérés’’, aussi bien vis-à-vis des utilisateurs finals que des prestataires de services de la société de l’information (…) ».
En fait, depuis le début des débats en 2010 sur la neutralité du Net, la dichotomie se le dispute à la schizophrénie ! « Si une qualité suffisante de l’accès à Internet, la transparence et l’interdiction des mesures de dégradation ciblée de la qualité de service sont assurées, il n’y a pas de raison d’empêcher les opérateurs de réseaux de proposer des services d’acheminement avec différents niveaux de qualité », ont ainsi expliqué il
y a deux ans les députées Corinne Erhel et Laure de La Raudière dans leur rapport à l’Assemblée nationale (2).
Ces deux Internet, avec un réseau où la neutralité des réseaux s’appliquerait et l’autre
où elle serait proscrite, risque d’amener les opérateurs télécoms et les FAI à migrer progressivement leurs services et contenus vers leurs « réseaux ménagés ». Tandis
que l’Internet historique, dit « grand public », serait dépouillé de ses contenus. A quoi
bon alors une qualité minimale garantie si les services proposés se réduisent à peau
de chagrin ? @

Free : les abonnés mobile dépassent les abonnés fixe

En fait. Le 19 mars, Iliad (Free, Alice) a publié ses résultats 2012 : bond de 50 %
du chiffre díaffaires à 3,1 milliards d’euros, pour un bénéfice net de 187 millions d’euros en chute de 26 %, avec 5 205 000 abonnés mobiles et 5 364 000 abonnés haut débit au 31 décembre 2012. Cette année, le mobile va dépasser le fixe.

En clair. Au rythme spectaculaire auquel progresse Free Mobile depuis son lancement, il y a un an, Edition Multimédi@ estime qu’au cours de ce premier trimestre 2013 le nombre d’abonnés au mobile a dépassé, pour la première fois chez Iliad, le nombre d’abonnés au fixe. C’est un basculement sans précédent pour un opérateur télécoms jusqu’alors 100 % ADSL. Mais la rançon de la gloire, c’est que le groupe fondé et dirigé par Xavier Niel est devenu moins rentable en raison de cette nouvelle activité mobile. Selon nos calculs, l’ARPU (1) mobile n’est que de 13,5 par mois (162 euros par an). C’est près de trois fois moins que l’ARPU fixe, lequel s’établit à 36 euros par mois (432 euros par an). Free Mobile est donc d’autant moins rentable que le quatrième opérateur mobile a non seulement nécessité d’importants investissements, grevant le résultat opérationnel (-17 % par rapport à 2011), mais aussi parce qu’un abonné mobile rapporte moins. En effet,
pour l’année 2012, les revenus générés par les 5,2 millions d’abonnés au mobile (2) ne s’élèvent qu’à 843,9 millions d’euros (3) – soit près de trois fois moins que 2.321 millions d’euros rapportés par les 5,3 millions d’abonnés fixe (4).
Cet écart entre les recettes provenant du haut débit (fixe) et celles du mobile ne devrait pas se résorber, le groupe Iliad prévoyant cette année une croissance de plus de 5 % de son chiffre d’affaires dans son métier historique lié à l’ADSL. L’an dernier, l’ARPU de la Freebox a augmenté de 0,50 euro sur un an. Tandis que dans le mobile, Xavier Niel est toujours dans sa logique de « diviser par deux la facture mensuelle » des Français. Avec des offres mobile « généreuses » (comprenez à des tarifs low cost allant de zéro ou 2 euros par mois à 15,99 ou 19,99 euros par mois), Free Mobile n’est pas au bout de ses peines pour devenir à (long ?) terme, profitable. La « pression » devrait s’intensifier sur ses obligations de couverture mobile (75 % de la population en janvier 2015) que l’Autorité de la concurrence a demandé à l’Arcep de surveiller sans tarder : quitte à recourir à des mises en demeure en cas de non respect, et avec l’objectif de mettre un terme, en 2018,
à l’accord d’itinérance avec Orange. Pour 2013, Iliad a prévu d’investir un montant
« du même ordre de grandeur » que les 950 millions d’euros dépensés l’an dernier et
de le « répartir entre l’ADSL, la fibre optique et le mobile ». @

Concurrence par les infrastructures : mobile et fixe ?

En fait. Le 11 mars, l’Autorité de la concurrence a rendu son avis sur les
conditions de mutualisation et d’itinérance sur les réseaux mobile : au nom
de la « concurrence par les infrastructures », l’accord d’itinérance entre France Télécom et Iliad ne doit pas être prolongé au-delà de 2016 ou 2018.

En clair. L’Autorité de la concurrence a d’emblée motivé son avis en « réaffirm[ant]
son attachement à la concurrence par les infrastructures ». Bien que l’avis du 11 mars
ne porte que sur les réseaux mobile, les sages de la rue de l’Echelle évoquent plus largement, en introduction, le « paradigme » de la concurrence par les infrastructures
« dans le secteur des télécommunications », entendez mobile ou fixe notamment.
Or, en marge d’un point presse, organisé le 11 mars par le président de l’Autorité de la concurrence, son président Bruno Lasserre n’as pas voulu nous dire si, l’extinction du réseau de cuivre au profit de la fibre optique, n’allait pas dans le fixe à l’encontre de ce principe de « concurrence par les infrastructures ». En effet, alors que le VDSL2 va être autorisé pour faire évoluer la boucle locale de cuivre vers du très haut débit, le gouvernement prévoit – d’ici à 2025 ? – l’extinction de ce réseau historique en vue de
« couvrir 100 % de la France en très haut débit d’ici à 2022 » et « très majoritairement »
en FTTH (1) – moyennant 20 milliards d’euros (2). Cette extinction du cuivre pourrait se faire au détriment de la concurrence, dans la mesure où peu d’opérateurs (Orange, SFR, Free, Numericable et Bouygues) auront les capacités d’investir dans leur propre réseau de fibre optique.
Pourtant, l’Autorité de la concurrence le rappelle : « Dans le secteur des communications électroniques, la concurrence par les infrastructures a été le type de concurrence privilégié de façon constante jusqu’à aujourd’hui », souligne l’avis en préambule. Cela suppose, rappelle-t-elle, que « chacun [des opérateurs télécoms mobile ou fixe, ndlr] s’appuie à terme sur son propre réseau ». L’Arcep est, elle aussi, très attachée à cette concurrence par les infrastructures, mobile ou fixe, comme elle l’a exprimé dans son avis à l’Autorité de la concurrence rendu le 20 décembre : « Plusieurs exemples, dans le passé, attestent de l’effet bénéfique pour les consommateurs de la concurrence par les infrastructures, parmi lesquels l’arrivée [de] Bouygues Telecom en 1994, ou, sur le fixe,
la mise en oeuvre progressive du dégroupage [sur le réseau fixe de cuivre, ndlr] depuis
le début des années 2000 ».
Si la concurrence par les infrastructures se renforcera à partir de 2016 ou 2018 dans les mobiles, elle devrait, paradoxalement, s’affaiblir dans le fixe. @

La nouvelle Livebox d’Orange est compatible… VDSL2

En fait. Le 7 février, la nouvelle Livebox Play de France Télécom est enfin disponible après des mois de retard et deux shows de présentation. « Elle concentre le meilleur des technologies », a déclaré Delphine Ernotte Cunci, directrice d’Orange France. Le VDSL2 en fait partie, bien que toujours pas autorisé.

En clair. Après la présentation en grande pompe du 21 novembre dernier de la
nouvelle « box » de France Télécom, puis le show du 31 janvier, la Livebox Play déroule maintenant le tapis rouge devant la fibre optique. Sont en effet mis en avant
les débits théoriques : 200 Mbits/s en voie descendante et 50 Mbits/s en voie montante, « soit 10 fois plus vite qu’en ADSL ». Ainsi, « un film de 700 Mo est téléchargé en 28 secondes au lieu de 4 minutes 40 en ADSL ». Signalons au passage que le communiqué officiel va jusqu’à mettre en garde : ‘Le téléchargement nuit à la création artistique » (1)… ! Or il fallait lire : « Le piratage nuit à la création artistique », qui est la mention imposée depuis près de dix ans aux opérateurs Internet par la loi de 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (2).
Si la Livebox Play tend à disqualifier l’ADSL au profit de la fibre, elle n’en devient pas moins compatible avec le VDSL2. Cette technologie permettrait de « booster » la paire
de cuivre jusqu’à 40 Mbits/s en download et 7 Mbits/s en upload. C’est largement
suffisant pour la plupart des usages et surtout bien moins coûteux à déployer que les 20 à 25 milliards d’euros nécessaires pour couvrir de fibre toute la France d’ici dix ans. France Télécom procède justement depuis l’automne dernier à des « tests pour le raccordement d’équipements VDSL2 [à son] réseau d’accès » sous la direction technique d’Orange Lab. En janvier, France Télécom a même publié dans son « offre d’accès et collecte DSL » les spécifications techniques pour des « tests d’interopérabilité VDSL2 ». C’est à la fin de ces travaux, prévue début 2013, que le Comité d’experts pour les boucles locales cuivre et fibre optique rendra – avec retard (3) – son avis favorable à l’introduction du VDSL2 sur la boucle locale de cuivre.
Cet avis devait intervenir à l’issue des travaux prévue en ce début d’année. « France Télécom disposera alors d’un délai de six mois pour autoriser l’utilisation de cette nouvelle technologie par les opérateurs dégroupeurs. Le rendez-vous est donc au début de l’automne 2013 », avait précisé le président de l’Arcep, Jean-Ludovic Silicani, lors du colloque RuraliTIC du 13 septembre dernier. Cette perspective du VDSL2 contraste avec la volonté du gouvernement de procéder à l’« extinction du cuivre » (EM@67, p. 5) comme cela est envisagé dans la ville de Palaiseau. @

Unified States of Communication

Ce n’est pas la peine d’entretenir un suspens inutile. Nous sommes en 2020, mais nos moyens de communication n’ont pas encore franchi une nouvelle barrière technologique majeure. Si la visiophonie commence à être disponible en 3D et dispose des dernières avancées de la réalité augmentée, rien de nouveau du côté de la communication holographique chère à Star Wars ou de la télépathie pourtant si commune durant l’âge d’or des romans de science-fiction. Pas de révolution donc, mais une poursuite des tendances à l’oeuvre depuis des années déjà, qui bouleversent en profondeur les usages, les outils
et l’économie des acteurs en présence. Nous avons pris l’habitude de représenter cette tendance de fond par l’image d’un iceberg. La partie émergée, la plus petite donc, ce sont les services de communication – voix, SMS et MMS – délivrés depuis toujours contre paiement par les opérateurs télécoms. La partie immergée, elle, correspond à ces outils de plus en plus nombreux – email, messagerie instantanée, voix sur IP – qui sont en augmentation constante, mais généralement gratuits. A titre d’exemple, il y a aujourd’hui plus d’un milliard d’utilisateurs de services de VoIP accessibles sur Internet, dits OTT (Over-The-Top), pour l’ensemble des Etats-Unis et de l’Europe des cinq plus grands marchés (UE5), alors qu’ils n’étaient que 374 millions en 2012. Paradoxe : on a jamais autant communiqué qu’aujourd’hui, alors que le revenu des services de communication baisse constamment, année après année.

« OTT et Tecos rivalisent en proposant
une expérience unique aux utilisateurs,
via des services de communication unifiés. »

Les revenus de la voix, fixe et surtout mobile, se taille encore dans l’EU5 la part du lion avec un chiffre d’affaires actuel de près de 90 milliards d’euros, mais contre 100 milliards encore en 2012. Même si peu à peu les services de communication OTT représentent
un chiffre d’affaires en hausse, ce n’est que pour un montant très modeste de moins de
7 milliards d’euros aujourd’hui, contre près de 3 milliards en 2012.
Au total, le marché des communications est soumis à une très forte pression. Certains parlent, comme pour d’autres secteurs concurrencés par l’Internet, de destruction de valeur. Cette évolution tient bien sûr à la part des services gratuits offerts par les acteurs OTT, mais pas seulement. En réalité, la baisse des revenus est également le fait des opérateurs télécoms eux-mêmes qui proposent leurs minutes de communication voix et les messages à des tarifs encore et toujours en baisse constante. Cette tendance qu’ont les opérateurs à détruire eux-mêmes la valeur de leur propre marché hyper concurrentiel, accélère encore cette évolution.
Dans cette véritable bataille, les acteurs des deux bords espèrent prendre l’avantage
en proposant une expérience unique aux utilisateurs, via des services de communication unifiés. Les OTT agrègent ainsi voix, messagerie, partage de fichiers, communication vidéo, en s’appuyant sur des réseaux Wifi, comme alternative aux réseaux des
« Telcos ». Une offensive qui s’est intensifiée dès 2013 par les premières applications
du WebRTC (Web Real-Time Communications), standard initié par Google permettant d’effectuer des conversations audio et vidéo en temps réel directement au travers du navigateur. Mozilla présentait son prototype dès 2012, tandis que Microsoft proposait
son propre standard pour se démarquer et mieux intégrer Skype à Internet Explorer.
Au même moment, Facebook testait au Canada la possibilité de téléphoner à un autre utilisateur de Facebook Messenger. Les opérateurs télécoms ont également saisi leur chance : dès 2012, Telefonica faisait l’acquisition de TokBox, start-up californienne fournissant une API (Application Programming Interface) gratuite de discussions vidéo
de groupe en ligne. Plus largement, Deutsche Telekom, France Télécom, Telecom Italia, Telefonica et Vodafone lancèrent le standard RCSe (Rich Communication Suite-enhanced) comme une réponse anti-OTT. Orange dévoilait ainsi fin 2012, Joyn, véritable service de communications unifiées.
Aujourd’hui que mon smartphone « couteau suisse » dispose enfin de services de communication universels intégrant tous les outils connus (voix, chat, vidéo, partage
de documents, …), je rêve parfois d’entrer en résistance, comme un Roland Moreno qui écrivait dans sa Théorie du Bordel Ambiant en 1990, que « tant qu’on n’aurait pas inventé la télépathie il faudrait renoncer à communiquer. » @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2020 » : L’avenir de l’audio
* Directeur général adjoint de l’IDATE.
Sur le même thème, l’institut a publié son rapport
« Future of Communication 2020:Telco & OTT
communication-Market forecasts » par Soichi Nakajima.