Universal Music confirme être actionnaire de Spotify

En fait. Le 26 juin, en marge de l’Assemblée général de la Société civile des producteurs phonographiques (SCPP) dont il est le président, Pascal Nègre
a confirmé à Edition Multimédi@ que la major Universal Music Group (filiale
de Vivendi) détient bien « un petit pourcentage » du capital de Spotify.

En clair. C’est la première fois qu’un dirigeant du numéro un mondial de la musique enregistrée – en l’occurrence le PDG de la filiale française de Universal Music, Pascal Nègre – confirme que son groupe détient bien « un petit pourcentage » du capital de Spotify, la première plateforme européenne de musique en ligne (plus de 10 millions d’utilisateurs actifs, dont 3 millions d’abonnés). Il n’en dira pas plus, ni sur le niveau
de ce lien capitalistique, ni sur son objectif, écartant l’idée d’un quelconque « droit de regard » sur la société suédoise. Or, selon le magazine informatique Computer Sweden à Stockholm, les quatre majors mondiales de la musique – Universal Music, Sony Music, Warner Music et EMI – détiennent chacune « entre 2 % et 6 % » du capital
de Spotify. Secret de polichinelle depuis des mois, cette participation ne fut jamais démentie ni confirmée. C’est désormais chose faite. Du moins par la plus grande
major. Valorisé jusqu’à 4 milliards de dollars, Spotify représenterait pour l’actionnaire minoritaire Universal Music un actif d’une valeur pouvant atteindre 240 millions de dollars. Depuis mai dernier, selon le New York Times, Spotify a confié le soin à Goldman Sachs le soin de lever jusqu’à 220 millions de dollars. Et si la Commission européenne donnait son feu vert à la fusion entre la filiale musicale de Vivendi (1) et l’autre major EMI, le nouvel ensemble en position dominante renforcée sur le marché mondial pourrait détenir environ 10 % de Spotify… Au-delà de ce bon placement, Universal Music a réussi à imposer à Spotify de limiter – depuis le 1er mai 2011 –
le nombre d’écoutes gratuites au profit des abonnements payants. Et Vivendi a fait d’une pierre deux coups en lançant l’an dernier Carré Spotify chez SFR (2).
Selon le quotidien économique suédois « Dagens Industri », le chiffre d’affaires de Spotify pourrait dépasser cette année les 6 milliards de couronnes suédoises (680 millions d’euros). Mais les pertes nettes, elles, seraient d’environ 50 millions d’euros. Reste à savoir si les majors du disque détiennent aussi des actions stratégiques chez le concurrent français, Deezer, édité par la société BlogMusik détenue à 11 % par France Télécom et en quête de capitaux. A l’automne dernier, Deezer a tenu tête à Universal Music (3) avec qui il a conclu un accord jusqu’à fin 2012 en vue de développer aussi les abonnements. Et après ? @

Concurrence : Vivendi pose problème sur deux fronts

En fait. Le 28 mars, l’Autorité de la concurrence ouvre un « examen approfondi » sur le rachat en 2006 (renotifié en 2011) de TPS par Canal+, filiale de Vivendi.
Le 23 mars, la Commission européenne ouvre une « enquête approfondie » sur l’acquisition d’EMI par une autre filiale de Vivendi, Universal Music.

En clair. « Doutes sérieux d’entraves à la concurrence » pour l’Autorité de la concurrence sur le marché de la télévision payante en France et « Problèmes de concurrence » pour la Commission européenne sur le marché de la vente de musique enregistrée en Europe. Les deux « enquêtes approfondies », dont font l’objet deux filiales du groupe Vivendi, Canal+ et Universal Music, ont un point commun : la diffusion numérique de contenus culturels.
Sur le marché français de la TV payante et des chaînes thématiques, l’Autorité de la concurrence (1) reproche à Vivendi le non respect de plusieurs de ses 59 engagements pris en 2006. Les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) devaient pouvoir
« se fournir en chaînes et droits attractifs », Canal+ s’engageant à mettre à disposition ses sept chaînes et celles de TPS « à tous les distributeurs (satellite, ADSL, câble, TNT) dans des conditions transparentes, objectives et non discriminatoires ». Or, l’Autorité de la concurrence et le CSA ont constaté que les FAI (Orange, Free, SFR, …) n’ont pas pu les distribuer (2), contrairement à CanalSat. L’Arcep craignait aussi le risque concurrentiel. Autre grief : Canal+ avait manqué à son engagement d’arrêter les exclusivités dans le paiement à la séance ou la vidéo à la demande (VOD) pour permettre aux FAI ou aux plateformes Internet de diffuser des films récents. En outre, Canal+ est depuis novembre 2010 sous surveillance pour les extensions d’exclusivités à la fibre optique, à la catch up TV et à « tout nouveau support de diffusion » (3).
Sur le marché de la musique enregistrée, cette fois, la Commission européenne estime que « l’acquisition envisagée [de EMI par Universal Music et notifiée le 17 février dernier, ndlr] pourrait réduire la concurrence sur le marché de la musique enregistrée (…), tant physique que numérique (…) ». Après cette absorption, si elle obtient le feu vert réglementaire, les « majors du disque » ne seraient plus que trois avec Sony et Warner.
« La nouvelle entité (…) ne semble pas être soumise à des pressions suffisantes, qu’elles soient exercées par les autres concurrents (…) ou qu’elles résultent de la puissance d’achat de ses clients et/ou de la menace de la consommation de musique illégale (autrement dit le ‘’piratage’’) », s’inquiète Bruxelles. Impala, l’association des producteurs de musique, souhaiterait que l’opération soit rejetée. @

T. Pasquet, J. Canzoneri et J-C. de Launay, Beezik : « Une licence globale “légitimerait” le piratage »

A l’occasion des deux ans d’existence de Beezik, site de téléchargement gratuit
et légal de musiques financées par la publicité, ses trois dirigeants fondateurs répondent à Edition Multimédi@. Beezik s’ouvre au payant, bientôt sur mobiles aussi, et se diversifie avec sa régie publicitaire BeeAd.

Propos recueillis par Charles de Laubier

Edition Multimédi@ : Vous avez lancé Beezik il y a deux ans – en septembre 2009 –, en misant sur la musique en ligne gratuite et légale. Deezer ou Spotify font payer :
le gratuit a-t-il encore un avenir ? Proposerez-vous du payant comme les majors le demandent ?
Thomas Pasquet (photo), Jean Canzoneri et Jean-Christophe de Launay :
Beezik propose aux internautes
de télécharger gratuitement et légalement les titres qu’ils souhaitent parmi un catalogue de près de 5 millions de titres, en contrepartie du visionnage d’une publicité qu’ils ont choisi de regarder. Cette offre s’adresse aux millions d’internautes qui ont encore recours aujourd’hui à du téléchargement illégal car ils ne veulent ou ne peuvent pas payer les titres désirés.
Face à leur attente, le gratuit a dès lors un avenir évident ! En effet, notre conviction est que le marché n’est pas monolithique et qu’une pluralité d’offres permettant à chacun d’accéder à la musique, selon ses souhaits ou ses moyens, est indispensable. Dès lors, plus que jamais, il est nécessaire de disposer d’offres gratuites qui permettent d’accroître la monétisation de la musique pour les ayants droits. Beezik touche ainsi une nouvelle frange de consommateurs, recréant des revenus additionnels pour les artistes. Ces offres gratuites constituent par ailleurs des passerelles vers d’autres services à valeur ajoutée, qui eux peuvent être payants. En complément du téléchargement gratuit de singles, Beezik a ainsi mis en place depuis le premier semestre 2011 l’accès au téléchargement payant d’albums entiers, sans publicité. D’autres offres premium, destinées notamment
au mobile, sont par ailleurs à l’étude.

L’ESML, dont Beezik est vice-président, et ses membres ont été au coeur des tables rondes de la mission “Hoog” qui ont débouché sur la signature des 13 engagements [en janvier 2011, ndlr] pour relancer la filière musicale dans le domaine du numérique. »

EM@ : En juin, Beezik a reçu le label « PUR » de l’Hadopi, consacrant votre volonté de lutter contre le piratage en ligne : comment faites-vous pour que vos 3 millions d’inscrits ne piratent pas vos 5 millions de titres ?
T. P., J. C. et J-C. de L. : 
Dès son lancement, Beezik s’est résolument inscrit comme
une alternative privilégiée au piratage. Cette particularité, clairement identifiée par Hadopi, nous a amenés à être les premiers à recevoir le label PUR. Nos utilisateurs téléchargent donc tout à fait légalement leurs titres sur Beezik, et peuvent dès lors en profiter pleinement [Les trois-quarts des titres présents sur Beezik sont au format MP3 sans DRM, ndlr]. En outre, plutôt que de transmettre des titres à leurs amis, il est beaucoup plus simple pour eux de les inviter à venir les télécharger gratuitement sur Beezik :
c’est donc un cercle vertueux qui incite à abandonner les pratiques illégales !

EM@ : Faut-il que l’Hadopi lutte aussi contre le piratage sur le streaming ?
T. P., J. C. et J-C. de L. :
La mission de l’Hadopi est de lutter contre le piratage sous toutes ses formes, ce qui inclut aussi bien le téléchargement que le streaming illégal.

EM@ : Les majors de la musique font en sorte d’être actionnaires minoritaires des plateformes de musique en ligne avec lesquelles elles ont un accord : est-ce le cas pour Beezik Entertainment et avec quelles majors ?
T. P., J. C. et J-C. de L. :
Nous ne pouvons dévoiler la nature de nos accords avec les maisons de disques. Depuis maintenant deux ans, des partenariats étroits ont été noués avec les différents labels [dont EMI et Universal Music, ndlr], qui nous disent être très satisfaits de notre modèle. Nous continuons par ailleurs de signer avec de nouveaux,
et notamment Sony Music dernièrement. Cela nous permet ainsi de proposer une offre toujours plus riche à nos membres.

EM@ : Prévoyez-vous une augmentation de capital ?
T. P., J. C. et J-C. de L. :
Il n’est pas prévu d’augmentation de capital à ce jour. Nous avons réalisé une levée de fonds il y a un an [de 2,5 millions d’euros en octobre 2010, ndlr] qui nous permet de poursuivre notre stratégie de développement, notamment sur BeeAd notre régie publicitaire vidéo.

EM@ : Craignez-vous l’arrivée de Vevo en France, via Yahoo ?
T. P., J. C. et J-C. de L. :
Vevo adresse des besoins différents de ceux de Beezik. Nous nous réjouissons que l’offre numérique légale de musique continue de s’enrichir et de se diversifier. Cela est en effet indispensable pour relancer la filière musicale et développer des revenus compensant la baisse du marché physique.

EM@ : Beezik a créé avec Deezer, le Geste, Orange et Starzik le syndicat ESML, en janvier 2011 lors des 13 engagements « Hoog » : sur quoi travaille l’ESML d’ici fin 2011 ?
T. P., J. C. et J-C. de L. :
Effectivement, Beezik est l’un des cofondateurs de l’ESML,
dont l’objectif est de favoriser le développement des services légaux de distribution numérique de musique. L’ESML, dont Beezik est vice-président, et ses membres ont
été au cœur des tables rondes de la mission « Hoog » qui ont débouché sur la signature des 13 engagements [en janvier 2011, ndlr]. Ceux-ci représentent une réelle chance de relancer la filière musicale dans le domaine du numérique. L’ESML s’attache donc à
suivre la mise en oeuvre de ces engagements, notamment en liaison avec l’Hadopi,
mais le syndicat intervient aussi plus largement sur tout sujet concernant le développement de la filière musicale.

EM@ : La gestion collective est-elle encore possible ?
T. P., J. C. et J-C. de L. :
La mise en oeuvre d’une gestion collective des droits voisins a pour le moment été repoussée, au terme de la signature des 13 engagements. Toutefois, si la mise en oeuvre et le respect de ceux-ci n’étaient pas assurés, les politiques ont alors clairement indiqué que la gestion collective obligatoire pourrait constituer le dernier recours.

EM@ : Deezer, qui refusait les nouvelles conditions d’Universal Music, a eu gain
de cause auprès du TGI de Paris : l’ordonnance de référé du 5 septembre va-t-elle dans le sens des 13 engagements ?
T. P., J. C. et J-C. de L. :
Nous n’avons aucun commentaire à formuler sur le conflit qui oppose Deezer et Universal Music. Il est par contre important de noter qu’effectivement
le TGI a souligné l’importance de ces 13 engagements et le caractère contractuel qu’ils ont pour l’ensemble des acteurs de la filière.

EM@ : La carte musique jeunes est-elle un échec ?
T. P., J. C. et J-C. de L. :
La carte musique jeune s’adresse aux offres payantes,
et ne concerne donc pas à ce stade Beezik. Nous n’avons pas de commentaire à faire.

EM@ : Des candidats à l’élection présidentielle se sont prononcés pour une licence globale (Aubry, Villepin, Bayrou, …) , déjà promue par UFC Que-Choisir, l’Adami, voire la Sacem et Attali : êtes-vous pour ou contre une licence globale ?
T. P., J. C. et J-C. de L. :
La tentation de la mise en oeuvre d’une licence globale apparaît non seulement dangereuse, mais aussi extrêmement aléatoire. Outre l’impossibilité juridique de justifier – au regard du droit européen et international – une telle mesure, laquelle « légitimerait » le piratage, celle-ci aurait pour effet de détruire de facto l’ensemble de l’industrie de distribution numérique et physique de la musique. Elle aurait également comme conséquence indirecte de fragiliser encore plus la création nationale au profit des grosses productions internationales. @

Ce que deviennent aujourd’hui les majors du disque

En fait. Le 30 mars, le quotidien allemand « Handelsblatt » a révélé que le groupe Bertelsmann s’intéresse à Warner Music qu’il pourrait racheter avec le fonds KKR. Et selon le « Times » du 2 avril, Live Nation est aussi sur les rangs. Une ère de consolidations s’ouvre pour les majors de la musique.

En clair. Les grandes icônes de l’industrie musicale, premières à avoir été impactées par la dématérialisation et fragilisées par le piratage sur Internet, n’en finissent pas de susciter les convoitises. Après EMI, la plus mal en point des majors, c’est au tour de Warner Music d’être la cible d’acquéreurs potentiels. Il y a Live Nation mais aussi le groupe allemand Bertelsmann (maison mère de RTL, de M6 ou encore de Prisma), associé au fonds d’investissement new-yorkais Kohlberg Kravis & Roberts (KKR).
En début d’année, ce dernier aurait même proposé à Warner Music de faire une offre commune sur EMI (1). Les deux majors ont des points communs comme le fait d’avoir signé chacune fin 2009 un accord avec le site américain de VOD, Hulu. Il y a un an, le PDG de Warner Music, Edgar Bronfman, avait estimé qu’un rapprochement avec EMI ne devrait pas déclencher le veto de la part de la Commission européenne. L’idée d’une fusion entre Warner Music et EMI ne date pas d’hier : à peine formé en 2000, AOL Time Warner annonçait vouloir racheter EMI, mais les dirigeants y renoncèrent quelques mois après pour éviter un refus des autorités antitrust. Selon le Handelsblatt, ce sont les droits musicaux de Warner Music (Aretha Franklin, Madonna, Eric Clapton, …) qui intéressent le duo Bertelsmann-KKR qui gèrent des droits musicaux via leur coentreprise BMG Rights Management (2).
De son côté, EMI est pour l’instant l’entière propriété de la banque américaine Citigroup qui, en tant que créancière, a annulé une partie de la dette. Et ce, après en avoir repris le contrôle de EMI jusqu’alors aux mains du fonds d’investissement Terra Firma. Ce dernier avait porté plainte en 2009 contre Citigroup accusé de lui avoir survendu EMI. La justice a débouté le fonds au profit de la banque, laquelle a laissé entendre qu’elle cèderait à terme la major. EMI et son catalogue (Beatles, Pink Floyd, David Guetta, …) tomberont-ils dans l’escarcelle de Warner Music ? A moins que les deux autres majors, Universal Music (Lady Gaga en tête) et Sony Music (Michael Jackson entre autres), ne fassent une contre-offre à celle de Bertelsmann- KKR (3). La position de numéro un mondial de la production musicale qu’occupe Universal Music, solide filiale du groupe français Vivendi (4), limite sa marge de manœuvre aux yeux des autorités antitrust. Quant à Sony Music, elle n’a pas dit son dernier mot. Rappelons que Universal Music
et Sony Music ont créé fin 2009Vevo, une plateforme de vidéoclips sur Internet. @

Adresses IP et données personnelles : et si on se trompait de débat ?

La question du caractère personnel ou pas de l’adresse IP est complexe et contradictions. Alors que l’Hadopi va se servir de ces numéros Internet pour démasquer les pirates du Net, le débat n’est toujours pas tranché et pourrait devenir secondaire. Question d’analyse.

Par Winston Maxwell à Paris (photo) et Wim Nauwelaerts à Bruxelles, avocats, Hogan Lovells

L’un des plus grands débats juridiques actuels en matière du droit de l’Internet est de savoir si une adresse IP – ou « Internet Protocol », numéro d’identification de chaque ordinateur, mobile, voire objet, connectés aux réseaux des réseaux – est une donnée personnelle
au sens de la directive européenne de 1995 sur la protection des données à caractère personnel (1) et de la loi française sur l’informatique et les libertés. Si l’adresse IP est une donnée personnelle, cette directive et cette loi française s’appliquent. A l’inverse, si une adresse IP n’est pas une donnée personnelle, une grande partie des opérations de communication sur Internet échapperait à tout contrôle en matière de protection de données personnelles.

Dernière l’IP, pas toujours d’individu
Le système actuel est une approche binaire qui dépend de la réponse à une seule –
mais redoutablement complexe – question, à savoir : la nature d’une adresse IP par rapport à la législation sur la protection des données personnelles. L’actualité apporte presque chaque mois de nouvelles décisions de justice qui rendent le débat encore plus difficile. Pourquoi est-ce que la question du « statut » de l’adresse IP est si complexe ? Parce que les adresses IP ont une multitude d’utilisations dans les réseaux et peuvent seulement dans certains cas conduire à l’identité d’un individu utilisant le réseau. Si on comparait les réseaux IP aux rues de Paris, les adresses IP serviraient
à identifier chaque carrefour, chaque feu rouge, chaque lampadaire, chaque panneau de signalisation et enfin chaque voiture qui circule sur les voies. De plus, certaines adresses IP sont éphémères. A un moment donné, elles identifient une voiture circulant entre un carrefour A et un carrefour B, et l’instant d’après la même adresse IP identifie un lampadaire. Sur les réseaux de demain où les objets eux-mêmes deviendront communicants, une adresse IP pourra aussi bien identifier un paquet de café dans un magasin qu’un compteur électrique. Est-ce qu’une adresse IP peut conduire à un individu ? Parfois oui. Tout comme une fibre de coton tombée sur une scène de crime
et analysées par les équipes d’« experts », une adresse IP peut mener à une machine qui elle-même peut, parfois, fournir des indices sur la personne qui a été à l’origine d’une communication. Tout dépend du contexte et des moyens mis en oeuvre. L’adresse IP est un indice qui peut dans certains cas conduire à un individu, dans d’autres cas pas.
On compte trois catégories d’adresses IP :
1 • Les adresses IP qui ne peuvent jamais conduire directement ou indirectement à un individu, quels que soient les moyens mis en oeuvre.
2 • Les adresses IP qui peuvent fournir des indices indirects conduisant vers un individu, si l’on y met beaucoup de moyens (la catégorie des « experts »).
3 • Les adresses IP qui conduisent assez facilement à un abonnement nominatif. Même dans cette dernière catégorie, l’adresse IP permet seulement d’identifier le titulaire de l’abonnement d’accès, mais ne permet pas d’identifier l’individu qui a réellement utilisé
un ordinateur à un instant « T ».

Les autorités de protection des données personnelles sont unanimes pour dire que les adresses IP de la troisième catégorie sont des données personnelles. Les tribunaux sont, quant à eux, partagés sur la question. Quant aux adresses IP de la seconde catégorie, le groupe de travail européen surnommé « Article 29 » – réunissant la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) et ses homologues des Vingt-sept (2) – considère que les adresses IP sont des données nominatives si elles peuvent conduire à un individu en utilisant des moyens raisonnables (3). Personne ne sait exactement ce que signifie des «moyens raisonnables », d’où une grande insécurité juridique pour cette catégorie d’adresses IP. Quant à la première catégorie des adresses IP, celles qui ne peuvent jamais aboutir à un individu, elles ne sont jamais des données personnelles. Et pour cause.

Cas de EMI contre Eircom
Une adresse IP peut être considérée comme une donnée personnelle entre les mains d’une personne « X », mais pas entre les mains d’une personne « Y ». Par exemple, une adresse IP entre les mains d’un fournisseur d’accès à Internet (FAI) – qui dispose de moyens pour établir le lien entre l’adresse IP et éventuellement un abonnement d’accès à Internet – serait considérée comme une donnée personnelle. Alors qu’une adresse IP entre les mains d’une tierce personne ne le serait pas, parce que cette tierce personne ne pourrait pas, en utilisant des moyens raisonnables, retrouver le lien entre l’adresse IP et un abonnement. Cette approche est illustrée par une décision du 16 avril dernier de la « High Court » d’Irlande (4), dans une affaire impliquant la maison de disques EMI et l’opérateur de télécommunications Eircom. Dans cette affaire, EMI a intenté une action contre Eircom en responsabilité parce qu’Eircom n’avait pas mis en oeuvre les moyens raisonnables pour limiter les téléchargements illicites sur son réseau. L’affaire n’est pas allée jusqu’à son terme car les parties ont transigé : Eircom s’est engagé à mettre en place un système de réponse graduée sur une base contractuelle avec ses abonnés. Eircom va s’appuyer sur des adresses IP communiquées par EMI et d’autres labels de disques. L’autorité de protection des données personnelles d’Irlande a saisi la Haute cour pour décider si le protocole transactionnel entre Eircom et EMI violait les dispositions de la loi sur la protection des données personnelles en Irlande. Au départ, la cour devait décider si les adresses IP constituaient des données personnelles. Et là, la cour a décidé que ces mêmes adresses n’étaient pas des données personnelles entre les mains d’EMI mais qu’elles l’étaient entre les mains d’Eircom. Elle a estimé que EMI n’avait ni les moyens ni la motivation pour trouver l’identité de la personne correspondant à l’adresse
IP en cause. Cette approche a été utilisée également par la Cour d’appel de Paris (5) qui a décidé, le 1er février 2010, que les adresses IP collectées par la Sacem n’étaient pas des données personnelles. Les autorités de protection des données personnelles ne sont pas d’accord avec cette approche (6).

Google : « résultats insatisfaisants »
Le groupe « Article 29 » vient d’écrire à Google une lettre datée du 26 mai dernier et signée de son président Jacob Kohnstamm (7) pour se plaindre des pratiques du géant
du Net en matière de rétention des données concernant les résultats de recherches. Google estime avoir rendu les données anonymes, conformément à la directive européenne de 1995 sur la protection des données à caractère personnel, en effaçant
le dernier octet de chaque adresse IP. Selon le groupe des « Cnil » européennes,
cette anonymisation est insuffisante, car il serait toujours possible dans certaines circonstances de retrouver l’identité d’une personne à travers ces adresses IP partielles. On est en plein dans la catégorie dite des « experts » ! Ces décisions démontrent à quel point le débat sur les adresses IP est complexe et semé de contradictions. Et pourtant toute l’application de la directive européenne et de la loi française sur la protection des données personnelles dépend de cette analyse ! Cela conduit à des résultats insatisfaisants. Premièrement, il reste forcément une grande incertitude pour les acteurs économiques sur l’applicabilité ou non de la loi. Deuxièmement, la loi sur la protection des données personnelles s’appliquera à des
cas qui ne posent aucun risque pour la vie privée des citoyens, et inversement ne s’appliquera pas à certains cas qui soulèvent un risque réel. Cette deuxième éventualité a notamment été soulevée dans un document du Contrôleur européen des données personnelles (8) sur les RFID (Radio Frequency Identification).

Le « Privacy by Design »
Les systèmes des RFID identifient des objets qui, dans certains cas, ne peuvent pas objectivement conduire à un individu. Donc, ce ne sont pas des données personnelles. Dans ce cas précis, le Contrôleur européen des données personnelles recommande
de ne pas s’arrêter uniquement sur la question « Est-ce une donnée nominative ? » mais plutôt de regarder l’impact global du système mis en oeuvre et de concevoir le système de manière à incorporer des garanties pour les citoyens. Il s’agit de l’approche « Privacy by Design » conseillé depuis longtemps par les autorités canadiennes. Le
« Privacy by Design » comprend plusieurs étapes. D’abord, au moment de la conception d’un nouveau système, le concepteur du système effectuerait une étude d’impact qui identifierait les risques potentiels pour la vie privée et des mesures qui pourraient être prises pour réduire ces risques. Le concepteur du système mettrait en oeuvre les mesures préconisées dans le rapport. Ensuite dans la mise en oeuvre du système, des mesures de gouvernance pourraient être prises afin, là encore, de réduire les risques identifiés lors de l’étude d’impact. Par exemple, si les données utilisées pour identifier un utilisateur sont codées, la clé permettant de déchiffrer ce code serait détenue par une entité structurellement séparée de l’entité qui exploite les données codées. Enfin, avec l’évolution de la technologie et des menaces qui pèsent sur la sécurité, l’exploitant du système aurait le devoir de mettre à jour les mesures de protection. La Commission européenne et le Contrôleur européen des données personnelles préconisent une approche de ce type à l’égard des systèmes de RFID, ainsi que pour les systèmes de transport intelligent. L’analyse se concentre en premier lieu sur les risques éventuels pour la vie privée et les mesures qui peuvent être prises pour réduire ce risque. La question de savoir si une adresse IP est ou non une donnée personnelle deviendrait secondaire. @