Dette, fiscalité, nationalité, … : l’image floue de Patrick Drahi, bientôt n°2 des télécoms en France

C’est un milliardaire franco-israélien discret mais aussi l’entrepreneur le plus endetté du moment. Patrick Drahi n’attend plus que le feu vert de l’Autorité de la concurrence, d’ici la fin de l’année, pour fusionner SFR et Numericable sous sa holding financière Altice, basée au Luxembourg. Mais des questions se posent.

Par Charles de Laubier

Patrick DrahiCela fait maintenant trois mois que Vivendi a accepté l’offre du câblo-opérateur Numericable français et de sa maison mère luxembourgeoise Altice, afin d’acquérir SFR pour 13,5 milliards d’euros cash, auxquels pourront s’ajouter 750 millions d’euros. L’opération, dont « l’accord définitif » a été signé le 20 juin dernier, devrait aboutir fin 2014 ou début 2015, une fois que l’Autorité de
la concurrence aura donné son feu vert.
Un lien entre le cédant et l’acquéreur sera maintenu car le groupe Vivendi, désormais présidé par Vincent Bolloré, recevra une participation de 20 % dans le futur nouvel ensemble SFR/Numericable que dirigera Patrick Drahi (photo).
Ce dernier, discret milliardaire franco-israélien né au Maroc il y aura 51 ans au mois d’août et polytechnicien ingénieur télécom passionné, s’est retrouvé en quelques mois sous le feu des projecteurs.

Pris les pieds dans le câble en France depuis 20 ans
Ce financier autodidacte doit encore lever des milliards – via sa holding Altice et sa filiale Numericable – pour être en mesure de finaliser l’acquisition de SFR, qui demeure pour quelques mois encore la filiale télécoms de Vivendi.
Pour payer une partie de la note salée, 12 milliards d’euros ont été levés en avril à travers des emprunts obligataires. Plus récemment, fin juin, Altice a levé près de 1milliard d’euros dans le cadre d’une augmentation de capital. Cette opération permettra à la holding de Patrick Drahi de monter à près de 75 % dans Numericable
(1) – contre 40 % auparavant – et de réduire sa dette nette.
Altice a prévu de s’endetter à hauteur de 3 milliards d’euros. Numericable, qui doit ensuite boucler le financement de l’acquisition de SFR par un emprunt et une augmentation de capital pour un montant total de 4,7 milliards d’euros, rachète en outre Virgin Mobile pour 325 millions d’euros. Ainsi jongle Patrick Drahi avec l’argent, alors que rien ne prédisposait cet X-Télécom à jouer le financier de haute voltige. Le virus
l’a pris il y a vingt ans lorsqu’il s’est lancé dans le câble en France en créant, dans le Vaucluse, Sud Câble Services, qui sera ensuite racheté par le câblo-opérateur américain InterComm. L’année suivante, en 1995, il crée Media-réseaux à Marne-la-Vallée, dans lequel il convaincra la société américaine UPC d’y investir, tout en conservant 0,4 % du capital.

Mal vu par Arnaud Montebourg
Puis c’est en 1999 qu’il débute sa carrière chez UPC, en s’installant à Genève –
« à la demande de son employeur », affirmera-t-il. Il rachètera en France une première brochette de câblo-opérateurs : RCF, Time Warner Cable, Rhône Vision câble, Videopole et InterComm France. En 2001, il revend ses parts UPC et crée en mai 2001 son fonds d’investissement, Altice, qui avalera une deuxième série d’opérateurs de câble français : Est Vidéocommunication, Numericable, Noos, France Télécom Câble, TDF Câble et UPC France (2). Ainsi est né le nouveau Numericable, un monopole du câble coaxial, qui réussira avec la norme Docsis à faire passer son réseau pour de la fibre à domicile de type FTTH (3). Tandis que la Commission européenne soupçonne depuis un an Numericable d’avoir bénéficier d’aides d’Etat de la part de 33 municipalités qui lui ont cédé gracieusement leur réseaux câblés entre 2003 et 2006.

Et en 2014, malgré les réticences du gouvernement, Patrick Drahi convainc Vivendi de lui racheter SFR au nez et à la barbe de Bouygues qui avait pourtant la préférence du ministre du Redressement productif. Arnaud Montebourg ira jusqu’à lancer sur Europe 1, quelques heures avant que Vivendi n’officialise Altice comme repreneur de SFR (4) : « Il y a un problème fiscal puisque Numericable a une holding au Luxembourg ; son entreprise est cotée à la Bourse d’Amsterdam ; sa participation personnelle est à Guernesey dans un paradis fiscal de Sa Majesté la Reine d’Angleterre ; et que lui-même est résident suisse. Il va falloir que M. Drahi rapatrie l’ensemble de ses possessions et biens à Paris, en France » ! Et dans la soirée, après que Vivendi ait officialisé son choix, le ministre enfonçait le clou sur France 2 : « Il va falloir qu’il fasse preuve de patriotisme fiscal »…

Tant qu’à faire, le ministre du « Made in France » aurait pu évoquer le fait que Patrick Drahi a tenté en 2013 de renoncer à sa nationalité française, comme l’a révélé le 13 mars dernier Challenges, le magazine n’ayant pas pu intégrer le milliardaire du câble dans son « Top 500 » des plus grandes fortunes de France. « Patrick Drahi n’est plus Français », avait justifié son avocat Alexandre Marque (cabinet Franklin), mais l’entourage de l’intéressé explique aujourd’hui le contraire. Arnaud Montebourg n’est pas loin de penser, comme Xavier Niel, que Patrick Drahi est un évadé fiscal. « Patrick Drahi devrait redevenir résident fiscal français. Je trouverais cela très sympathique, mais en a-t-il l’intention ? », avait déclaré aux Echos le patron du groupe Iliad-Free. Quelques jours plus tard, Patrick Drahi réplique : « J’ai ma famille en Suisse. Je n’ai pas prévu de faire rentrer ma famille en France ». Mais le roi du câble n’en aurait pas fini avec le fisc français puisque, selon BFM Business, Bercy aurait diligenté une enquête sur sa situation et sa résidence fiscales…

Les interrogations du gouvernement se portent aussi sur le risque de surendettement du tandem Altice- Numericable. Le rachat de SFR se fait essentiellement par la dette. C’est un levier que Patrick Drahi connaît bien, pour avoir financé ainsi ses acquisitions successives. Numericable fut le plus gros LBO (5) de France. Cette technique financière de rachat d’entreprise par endettement ne semble pas avoir de limite pour
ce fils de professeurs de mathématiques et matheux lui-même.
Au 31 mars, le groupe Numericable affiche une dette nette de plus de 2,5 milliards d’euros qui doit être progressivement remboursée d’ici à février 2019. Quoi qu’il en soit (6), Arnaud Montebourg s’inquiète de voir « une entreprise de 5 milliards qui s’endette
à hauteur de 10 milliards pour acheter plus gros que lui ». Le ministre craint « le surendettement, c’est-à-dire ce qu’on appelle les LBO : vous achetez à crédit, et si le marché se retourne (…) ce sont ensuite les entreprises qui tombent et licencient leur personnel » (7). Autrement dit, Patrick Drahi aurait les yeux plus gros que le ventre.

Mais une autre question taraude : comment ce virtuose de la dette a-t-il pu convaincre Jean-René Fourtou, alors président du conseil de surveillance de Vivendi, et son successeur d’aujourd’hui Vincent Bolloré, que son offre était la meilleure par rapport
à celle de Martin Bouygues, pourtant soutenu par le gouvernement ? Mediapart a avancé le 17 mars la thèse du « petits arrangements entre amis » où deux autres administrateurs de Vivendi – Jean-François Dubos (alors président du directoire de Vivendi) et Alexandre de Juniac (actuel PDG d’Air France- KLM) – se seraient vu promettre un poste d’administrateur au sein de la future entité SFR-Numericable. Tandis que Jean-René Fourtou pourrait en prendre la présidence… Ce que Patrick Drahi s’est empressé de démentir. Reste que l’image du nouveau numéro 2 des télécoms en France – suspecté d’évasion fiscale, de surendettement et d’affairisme – apparaît pour le moins floue.

Il lui reste à avoir « bonne presse »
Est-ce pour avoir « meilleure presse » dans l’Hexagone que la 119e plus grande fortune mondiale (au patrimoine estimé à 10,9 milliards de dollars) a décidé de voler au secours de Libération – dont il détiendra 50 % moyennant 18 millions d’euros ? Est-ce pour se rappeler au bon souvenir de ses camarades de promotion à l’école Télécom ParisTech qu’il a consenti 10 millions d’euros à l’Institut Mines-Télécom ? A suivre… @

L’enquête de Bruxelles plane sur Numericable coté

En fait. Le 8 novembre, l’action Numericable à 24,80 euros (au prix fort) a réussi son départ à la Bourse de Paris en gagnant près de 15 % au cours de cette première journée. Ce qui valorise le câblo-opérateur 3,5 milliards d’euros, lui permettant de lever plus de 650 millions d’euros pour se désendetter.

En clair. On est loin du bond de 92 % enregistré la veille à New York par l’action de Twitter le premier jour de cotation, mais quand même ! Si Numericable fait bonne figure malgré ses 2,75 milliards d’euros d’endettement (1) et la tendance baissière après la dégradation le jour même de la note souveraine de la France (2), c’est que les actionnaires du câblo-opérateur espèrent une fusion avec le groupe SFR l’an prochain lors de l’introduction en Bourse de ce dernier à la fin du premier semestre 2014. A moins que Bouygues Telecom ne se décide à lancer une offre sur Numericable… Quoi qu’il en soit, cet état de grâce, auquel contribuent Vodafone et Liberty Global qui s’emparent de deux autres câblo-opérateurs européens (respectivement Kabel Deutschland pour 7,7 milliards d’euros et Virgin Media pour 17 milliards), pourrait ne pas faire long feu. Une épée de Damoclès est en effet au-dessus de la holding Ypso du câblo-opérateur que détiennent les fonds Altice du fondateur Patrick Drahi (30 % contre 24 % avant l’introduction), Carlyle (26 % contre 37,5 %) et Cinven (18 % contre 37,5 %), le flottant étant à ce stade de 24 %.

Cette épée s’appelle la Commission européenne, laquelle a lancé le 17 juillet une enquête approfondie sur la possible aide d’Etat dont a bénéficié Numericable lors de la « cession à titre gracieux [au câblo-opérateur français entre 2003 et 2006] de réseaux câblés et de fourreaux opérée par 33 municipalités françaises » (3). C’est France Télécom, bien qu’il ne soit pas nommé, qui a porté plainte à Bruxelles par courrier du 26 janvier 2009 contre cet « avantage économique » donné à Numericable. Il s’agirait bien d’une aide d’Etat dans la mesure où la France n’a confié aucune obligation de service public au « câblo ». Bruxelles, qui a recueilli jusqu’au 17 octobre les observations des parties intéressées, doit encore rendre son verdict. « Le groupe conteste fermement l’existence d’une quelconque aide d’Etat », se défend Numericable dans son prospectus publié par l’AMF le 18 septembre. Et de prévenir plus loin : « Si le groupe perd une partie de son statut d’opérateur sur une partie de son réseau, (…) ou s’il doit donner accès à son réseau à ses concurrents à des conditions économiquement non satisfaisantes, cela pourrait avoir une incidence défavorable significative sur son activité, ses résultats d’exploitation et sa situation financière ». @

Câble dissolution

Le « câble » est un de ces mots passe-partout pouvant désigner aussi bien une corde d’amarrage qu’un réseau
de communication extrêmement puissant. Mais un mot
qui se décline aujourd’hui au passé. Il faut fouiller dans
nos archives pour faire revivre cette fabuleuse histoire industrielle qui commença après 1945 aux Etats-Unis,
afin de résoudre en ville les problèmes de réception de la télévision hertzienne. Choix technologique qui, parce qu’il permettait de diffuser un grand nombre de chaînes, assura rapidement la puissance de grands networks et accompagna la montée en puissance de ce qui est encore aujourd’hui la première industrie mondiale audiovisuelle. Dans le reste du monde, les réseaux par câble se sont développés de manière irrégulière, le plus souvent dans des pays à forte densité, en Europe, en Asie ou en Amérique du Sud.
La France attendit le début des années 1980 pour lancer, puis abandonner en cours
de route, son Plan câble qui ne laissa qu’une trace marginale sur le territoire.

« Si l’on ne parle plus aujourd’hui du câble qu’au passé, c’est qu’il s’est finalement dissous dans les autres technologies de réseaux très haut débit. »

Pourtant, cette technologie coaxiale revenait régulièrement sur le devant de la scène : n’oublions pas qu’en 2012 le câble s’installait comme le principal mode d’accès à la télévision pour plus de 530 millions de foyers dans le monde, correspondant à 36 %
du nombre total de foyers TV. La dynamique s’est poursuivie durant quelques années.
La TV par câble était encore, en 2017, le principal mode d’accès à la télévision. Ce n’est qu’après, qu’il a commencé à céder le pas, progressivement, au satellite et à l’IPTV sur lignes de cuivre ADSL/VDSL puis FTTH. Si l’on ne parle plus aujourd’hui
du câble qu’au passé, c’est qu’il s’est finalement dissous dans les autres technologies de réseaux très haut débit. Longtemps distinct des réseaux de télécommunications, chacun ayant ses propres usages, le rapprochement a commencé avec la numérisation des réseaux qui permit aux câblo-opérateurs de proposer, outre les programmes de TV initiaux, des services d’accès Internet et de téléphonie. Ils ont su tirer bénéfice de cette évolution fondamentale en consentant des investissements considérables pour moderniser
leurs infrastructures, en généralisant des offres quad-play en ajoutant le mobile à leurs services par la conjugaison du Wi-Fi, d’offres en MVNO et d’acquisition de fréquences,
et en proposant avant tout le monde des débits supérieurs à 100 Mbits/s. C’est ainsi qu’aux Etats-Unis, où cette industrie était de loin la plus mature, la part de marché du câble continuait encore à progresser en 2013 : 85 % des foyers avaient déjà accès à
des débits de 100 Mbits/s, ou plus, grâce aux réseaux câblés.
A cette dynamique favorable, s’ajouta l’ouverture d’une « fenêtre de tir », presque inespérée pour cette industrie malmenée durant des décennies, qui mit les réseaux câblés au cœur de la grande réorganisation des télécoms des années 2013-2018. C’était au moment où les pays européens marquaient le pas dans leurs investissements dans les réseaux FTTH, donnant aux actifs du câble une valeur nouvelle. La France ne se retrouvait-elle pas, grâce à son câble, propulsée au premier rang des nations européennes en nombre d’abonnés très haut débit, alors même que
le réseau fibre ne se développait que très lentement ? La valeur des entreprises se mit à augmenter, à la faveur des surenchères d’acteurs plus puissants, mobilisés par un nouveau processus de consolidation globale et de course à la taille critique. C’est ainsi que Vodafone, contraint d’adosser ses marchés mobiles à des infrastructures fixes et de jouer à son tour la carte du quad-play, se porta acquéreur du leader allemand Kabel Deutschland. C’est également pour cette raison que le débat entourant le français Numericable aboutit à son mariage avec un opérateur télécom. Finalement, au bout de ces évolutions, entre concurrence et convergence, la notion de câble se fond désormais pour disparaître complètement dans les infrastructures de télécommunications fixe et mobile. Seuls subsistent des groupes, puissants gestionnaires de réseaux, que l’on continue d’appeler câblo-opérateur en souvenir de leur métier d’origine et de leur gloire passée. @

Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2025 » : Chaînes et OTT
* Directeur général adjoint de l’IDATE.
Sur le même thème, l’institut vient de publier son rapport
« Câble : perspectives pour le très haut débit »,
par Yves Gassot, DG de l’IDATE.

Numericable : un « Kabel Deutschland » français ?

En fait. Le 24 juin, l’opérateur britannique Vodafone a remonté à 7,7 milliards d’euros son offre pour racheter le câblo-opérateur allemand Kabel Deutschland, après celle de 7,5 milliards de l’américain Liberty Global. Le français Numericable pourrait profiter de cet engouement pour s’introduire en Bourse.

En clair. Numericable sera-t-il la prochaine cible de Vodafone ou de Liberty Global, une fois que Kabel Deutschland aura été acquis par l’un des deux ? Pourquoi pas. Depuis l’échec des discussions d’une fusion en février dernier avec le groupe SFR, les trois actionnaires de Numericable – Cinven, Carlyle et Altice – envisagent maintenant une introduction en Bourse (1). Selon Reuters le 12 juin dernier, ils ont mandaté la banque Rothschild pour les conseiller dans cette opération qu’ils prévoient pour la fin de l’année
et qui leur permettraient de lever jusqu’à 5 milliards d’euros. Cinven en profiterait pour sortir, tandis que Carlyle et Altice resteraient actionnaires. Encore endetté à hauteur
de 2,3 milliards d’euros, Numericable pourrait profiter d’un contexte qui a rarement
été aussi favorable pour les câblo-opérateurs en Europe. Non seulement ils sont en première ligne dans les objectifs « très haut débit » ambitieux de la Commission européenne et d’Etats membres, notamment la France, mais ils font aussi l’objet de convoitises. La contre offre de Liberty Global pour Kabel Deutschland après l’offre initiale de Vodafone, lequel surenchérit, démontre un nouvel intérêt des investisseurs. Auparavant, en février, Liberty Global annonçait le rachat de l’opérateur de télévision payante britannique Virgin Media pour plus de 11 milliards d’euros. Mais il se peut que, avant la concrétisation de l’introduction en Bourse, un Vodafone ou un Liberty Global ne manifeste de l’intérêt à acquérir le câblo-opérateur français, Numericable ressemble en effet à Kabel Deustchland mais en plus petit. Ce dernier a réalisé 1,8 milliard d’euros en 2012 avec 8,5 millions de foyers abonnés, et a dégagé 862 millions d’euros de résultat brut d’exploitation (Ebitda). Numericable, lui, a affiché 874 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2012 avec 1,6 million d’abonnés, et a dégagé 456 millions d’euros d’Ebitda. Tous deux sont nés de l’intégration de plusieurs câblo-opérateurs régionaux
et sont de ce fait devenus les numéros 1 du câble de part et d’autre du Rhin.
Tous deux s’appuient également sur le câble coaxial boosté à la technologie Docsis
3.0 pour amener le très haut débit jusqu’aux immeubles (FTTB). Ce qui explique, par exemple, que Numericable ne compte que très peu d’abonnés ayant la fibre optique jusqu’à domicile (FTTH) : 635.000 au 31 décembre 2012, sur 1,647 millions d’abonnés (2). Un handicap ? @

La fusion Comcast-NBC Universal pose la question des rapports « tuyaux/contenus »

L’intégration verticale entre le câblo-opérateur Comcast et le groupe audiovisuel NBC Universal, qui attend l’aval des autorités américaines, soulève des questions sur l’avenir de la télévision délinéarisée et sur le respect de la neutralité de l’Internet.

Par Winston Maxwell (photo), à Paris, et Daniel Brenner, à Washington DC, avocats associés de Hogan & Hartson

Au cours des dernières semaines, le Congrès a organisé des audiences pour examiner l’avenir de la télévision aux Etats- Unis, notamment en tenant compte de la fusion annoncée en décembre dernier du premier câblo-opérateur américain Comcast avec le fournisseur de programmes NBC Universal (1). Ces audiences ont mis en lumière l’ensemble des problématiques de la distribution de programmes audiovisuels face aux défis de l’Internet et de la concurrence naissante de l’IPTV (2), c’est-à-dire de toute forme de distribution télévisée sur Internet (en direct sur le Web, en vidéo à la demande ou encore en catch up TV).

Intégration verticale « tuyau/contenus »
On retrouve une grande partie de ces questions dans les récentes réflexions françaises sur le sujet, et notamment dans le rapport de Marie-Dominique Hagelsteen remis en janvier (lire EM@5 p. 3, et EM@7 p. 8). D’abord, quelle est la structure de cette fusion? Comcast, le premier câblo-opérateur et fournisseur d’accès haut débit aux Etats-Unis, propose d’acquérir 51 % des actifs du groupe de télévision et de média américain NBC Universal (NBCU) auprès de son actuel propriétaire, la société GE (General Electric). Comcast apportera à la nouvelle société commune l’ensemble de ses propres actifs en matière de production et de fourniture de programmes audiovisuels, et notamment ses chaînes de sport et l’ensemble de ses activités en matière de médias numériques. Après la fusion, Comcast contrôlera un riche portefeuille de programmes, de films et d’importants moyens de production, notamment l’emblématique Universal Studios. Cette fusion fait immédiatement penser à celle d’AOL avec TimeWarner en 2001,
qui est généralement considérée comme un échec. En effet, AOL TimeWarner a récemment séparé son activité réseaux câblés du reste du groupe. Cela signifiait pour beaucoup d’observateurs que l’intégration verticale en matière de distribution de programmes audiovisuels n’était pas forcément la bonne stratégie (lire EM@2 p. 5). Cependant, Comcast choisit exactement ce modèle. Soit le câblo-opérateur américain croit toujours à la stratégie de l’intégration verticale entre le contenu et les contenants selon le modèle AOL TimeWarner, soit l’objectif de Comcast est différent. Il peut s’agir par exemple de s’assurer d’une maîtrise de contenus lors des grands bouleversements qui vont affecter le marché de la télévision, bouleversements qui ne manqueront pas
de remettre en question le modèle économique des réseaux câblés tels qu’ils existent aujourd’hui. Il s’agirait dans ce cas moins de créer un environnement verticalement intégré entre le réseau câblé et les contenus que de garantir à la société Comcast d’avoir un rôle dans les futurs modèles économiques de distribution de contenus, où
le « tuyau » haut débit deviendra secondaire et facilement remplaçable. Quelle que soit
la stratégie poursuivie par Comcast, la future fusion soulève des protestations des associations de consommateurs, des câblo-opérateurs indépendants et des fournisseurs de programmes, ainsi que, notamment, des sociétés de production indépendantes. Ces dernières craignent que le marché américain de la télévision soit de plus en plus concentré entre les mains de quelques grands groupes et qu’il reste de moins en moins de place à la diversité et à la production indépendante.

Production indépendante en péril ?
La France, elle, dispose encore de règles qui garantissent la viabilité de la production indépendante. Les chaînes de télévision françaises diffusées en clair doivent consacrer environ 10 % de leur chiffre d’affaires à l’achat de films et de programmes audiovisuels produits par des producteurs indépendants. Les Etats-Unis avaient des règles similaires, appelées les règles Fin- Syn, qui interdisaient aux studios américains de contrôler des chaînes de télévision. Les règles Fin-Syn ont été abolies dans les années 90, ce qui a donné lieu à une vague de concentrations verticales dans les médias américains : la fusion entre NBC et Universal, celle entre Disney et ABC par exemple. Les Etats-Unis avaient également des règles limitant la concentration des médias sur
le plan local, similaires aux règles existant en France. Ces règles interdisaient par exemple à une même société de contrôler à la fois un réseau câblé et une chaîne de diffusion terrestre dans les mêmes zones géographiques. Ces règles aussi ont fait l’objet d’un assouplissement, rendant possible pour Comcast – à l’issue de cette
fusion – de contrôler des chaînes terrestres de NBCU dans la même zone que ses réseaux câblés (3).

Règle de « must offer » en question
Un autre corps de règles, que l’on appelle aux Etats-Unis les Program Access Rules, sont au coeur de la polémique autour de la fusion entre Comcast et NBC Universal.
Ces règles d’accès aux programmes obligent un acteur verticalement intégré à offrir
des programmes à des plateformes de distribution indépendantes sur une base non-discriminatoire. Cela revient à interdire à une chaîne qui est contrôlée par un câblo-opérateur de donner l’exclusivité à ce seul câblo-opérateur. Comcast et le câblo-opérateur Cablevision ont contesté la légalité de ces règles fixées par la FCC (4), le régulateur fédéral américain des télécoms et de l’audiovisuel, parce que selon eux,
ces règles ne sont plus nécessaires compte tenu de l’énorme diversité de programmes actuellement sur le marché et que ces restrictions constituaient une limitation de la liberté d’expression des opérateurs économiques en cause. Un tribunal fédéral vient de décider (5) que ces règles restent d’actualité, et que la FCC a suffisamment justifié l’imposition de ces règles dans le contexte actuel. Mais de toute façon, les règles de Program Access édictées par la FCC expirent en 2012. Pour désamorcer les critiques
à l’égard de la fusion, Comcast s’est engagée à respecter ces règles à l’avenir – même si elles venaient à expiration. Pour les critiques de la fusion, cet engagement n’est guère suffisant. Pour le représentant de l’Independant Film & Television Alliance (IFTA), il faudrait créer des obligations d’achat de programmes indépendants, sans doute similaires à celles qui existent en France. L’IFTA se plaint de la diminution permanente du pourcentage de productions indépendantes diffusées aux Etats-Unis. Selon cette association de producteurs et distributeurs indépendants de films et de programmes
de télévision, représentant 160 membres dans 22 pays dans le monde, y compris en France (6), le pourcentage de séries indépendantes diffusées est passé de 50 % en 1989 à 5% en 2008.
NBC Universal et Comcast poursuivent actuellement des stratégies différentes en matière de télévision sur Internet. NBCU est l’un des partenaires de la plateforme Hulu (lire EM@5 p. 3), plateforme gratuite de télévision sur Internet financée par la publicité, qui permet aux internautes de regarder sur leur ordinateur les émissions de télévision des « Networks » américains (ABC, CBS, NBC, Fox). Comcast poursuit en revanche un modèle semi payant. Il s’agit de la plateforme Xfinity qui permet à un abonné Comcast de voir ses programmes où qu’il soit, dès lors qu’il a accès à un réseau haut débit. Les associations de consommateurs dénoncent ce modèle comme une tentative d’exporter sur l’Internet le modèle payant du câble. Last but not the least : la question du respect de la Net Neutrality par le nouvel ensemble Comcast/NBCU. La fusion entre Comcast NBC Universal (NBCU) doit être approuvée à la fois par le Département de la Justice américaine (DoJ) et par la FCC. Ces autorisations donnent une occasion en or aux autorités américaines d’imposer des conditions au câblo-opérateur Comcast, comme l’obligation de respecter la Net Neutrality. Lors de la fusion AOL TimeWarner en 2001, les autorités américaines avaient imposé des conditions qui se sont révélées complètement inutiles – car dépassées par la technologie (7). Lors de la fusion entre AT&T et SBC en 2005, la FCC avait imposé des obligations de neutralité de l’Internet pour une période limitée. Ces obligations se sont cantonnées au respect des quatre principes de la liberté sur l’Internet énoncés par le régulateur fédéral américain des communications en août 2005. Comcast est considéré comme le mauvais élève américain en matière de Net Neutrality : c’est lui qui a été épinglé en 2007 par le FCC en raison de son blocage des protocoles BitTorrent. Comcast a fait appel de cette décision de la FCC et la décision d’appel sera rendue en 2010. La plupart des observateurs prédisent que le tribunal américain va annuler la décision de la FCC,
en estimant que cette dernière a outrepassé ses compétences.

TV sur le Net et neutralité
Avec l’élection de Barack Obama en novembre 2008, la Net Neutrality a trouvé une deuxième jeunesse au sein de la FCC : le régulateur fédéral poursuit actuellement une procédure afin de créer six règles de Net Neutrality qui s’imposeraient à tout opérateur
de communications électroniques qui fournit un accès haut débit à l’Internet (8). En termes de nombre d’abonnés, Comcast est le premier fournisseur d’accès haut débit
à l’Internet aux Etats-Unis. Il serait donc logique que la FCC essaie d’imposer ses nouvelles règles à Comcast dans le cadre de la fusion. Certains professeurs de droit ont témoignés devant le Congrès américain pour dire que ce serait une mauvaise idée d’imposer ces conditions de Net Neutrality à Comcast dans le cadre de la fusion avec NBCU, alors que la FCC conduit une consultation publique sur le bien-fondé de ces règles. Imposer des règles sur une base individuelle dans le contexte de cette fusion serait finalement un moyen de contourner le débat public. @