Le Conseil d’Etat se pose en allié de la neutralité de l’Internet et de la liberté d’expression

Dans son rapport 2014 sur « le numérique et les droits fondamentaux », le Conseil d’Etat met en garde la France contre toutes atteintes à la neutralité de l’Internet et à la liberté d’expression. Il prône notamment la création du statut de « plateforme d’intermédiation » et un recours au droit à l’oubli.

Par Winston Maxwell, avocat associé, Hogan Lovells

Winston MaxwellAprès une étude sur « le droit souple » en 2013, le Conseil d’Etat consacre son étude annuelle 2014 au numérique et aux droits fondamentaux (1). En 1998 le Conseil d’Etat avait déjà publié un rapport précurseur en matière de droits sur Internet (2).
Seize ans plus tard, le Conseil d’Etat examine de nouveau la délicate cohabitation entre le droit et l’Internet, s’attaquant cette fois-ci aux problèmes de Big Data, algorithmes, neutralité de l’Internet, loyauté des plateformes, droit à l’oubli, activités de renseignement, et gouvernance de l’Internet.

Neutralité du Net versus « priorisation »
La grande qualité de cette étude tient à sa prise de hauteur par rapport aux débats actuels sur la dominance des plateformes américaines et les menaces posées par la collecte de renseignement. Le rapport refuse toute attitude caricaturale sur la lutte entre le droit des citoyens français et la menace posée par des plateformes « GAFA » (3). Même en matière d’activités de renseignement, le Conseil d’Etat reste mesuré. Sur l’affaire Snowden, le Conseil d’Etat souligne les dérapages de la National Security Agency (NSA) à l’égard de la surveillance de citoyens non-américains, mais remarque en même temps que la loi française accorde une liberté similaire aux agences de renseignement françaises pour espionner les communications en dehors du territoire français. Le rapport préconise un renforcement des contrôles des activités de renseignement en France par la création d’une autorité administrative indépendante.

Financement de la création contre meilleure bande passante ?
En matière de neutralité de l’Internet, le rapport soutient le principe d’une neutralité des fournisseurs d’accès à Internet (FAI), mais estime « prématurément contraignantes » certaines propositions du parlement européen qui encadreraient strictement les « services gérés ». Selon le rapport, tant qu’il n’existe pas de baisse dans la qualité de service de l’Internet « meilleurs efforts » (best effort), il serait disproportionné d’encadrer trop strictement des services payants de « priorisation » (3).
De plus, le Conseil d’Etat critique l’idée du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) selon laquelle un FAI pourrait accorder une bande passante prioritaire aux plateformes qui s’engageraient volontairement à appliquer les mesures en faveur de la création française. Une telle discrimination dans la bande passante serait contraire à la neutralité du Net. Une priorisation pourrait s’envisager toutefois dans le cadre d’un service géré, ou bien au niveau des magasins d’applications (App Stores). Le rapport analyse le concept de « neutralité des plateformes » (5), proposé par le Conseil national du numérique (CNNum) et par le rapport de la sénatrice Catherine Morin-Desailly (6). Selon le Conseil d’Etat, la dichotomie « hébergeur/éditeur » envisagée
par la directive « Commerce électronique » (7) n’est pas satisfaisante. Un intermédiaire qui propose, conseille et organise des contenus n’est pas un hébergeur. Mais il n’est pas un éditeur non plus, car il ne crée aucun contenu. Il serait disproportionné de lui applique une responsabilité d’éditeur. Le rapport propose de créer une nouvelle catégorie d’intermédiaire technique, dénommée « plateforme d’intermédiation »,
qui inclurait « tous les sites qui servent de point de passage pour accéder à d’autres contenus, notamment les moteurs de recherche, les agrégateurs ou les comparateurs de prix ». (p. 216). Le rapport reconnaît que les plateformes d’intermédiation détiennent un certain pouvoir, mais rejette l’idée de leur appliquer le statut d’« infrastructure essentielle », ni de leur appliquer un devoir total de neutralité. Selon le Conseil d’Etat,
il ne serait pas envisageable d’appliquer à ces plateformes un devoir de neutralité car l’objet même de ces plateformes est de hiérarchiser des contenus et de les conseiller aux utilisateurs.

Appliquer un « devoir de loyauté »
Ces plateformes d’intermédiation ont une activité de sélection qui est incompatible avec un devoir de neutralité. Appliquer aux plateformes une obligation de non-discrimination nierait leur rôle de tri et de recommandation. Le Conseil d’Etat suggère de reconnaître aux plateformes un rôle de conseil à l’internaute, et de leur appliquer un « devoir de loyauté » à l’égard des utilisateurs. Ce devoir de loyauté se traduirait essentiellement par une transparence à l’égard des utilisateurs sur la méthodologie utilisée par la plateforme, et notamment les algorithmes de recherche ou de recommandation (8).
Les critères utilisés dans l’algorithme doivent être pertinents par rapport aux objectifs recherchés. Le devoir de loyauté interdirait aux plateformes de cacher certains objectifs ou conflits d’intérêts, tels que favoriser ses propres services par rapport aux services d’un fournisseur tiers qui rempliraient mieux les besoins de l’utilisateur.

Balkanisation et surblocage du Net
La plateforme devra fournir aux utilisateurs une information claire sur les critères de retrait de contenus licites, et permettre à l’utilisateur de fournir ses observations en
cas de retrait de contenus par la plateforme. A l’égard d’utilisateurs commerciaux,
la plateforme devra fournir une information préalable avant de changer les règles
de référencement, afin que les utilisateurs commerciaux puissent s’adapter.
Enfin, le rapport ne s’alarme pas de l’existence de règles d’utilisation au sein des plateformes. Il s’agit d’une forme de droit souple. Certes les règles d’utilisation peuvent conduire au retrait de certains types de contenus, et éventuellement poser une menace pour la liberté d’expression. Mais interdire aux plateformes la possibilité de retirer des contenus en fonction de leurs règles internes créerait une interférence disproportionnée avec leur liberté d’entreprendre et leur liberté contractuelle. En tant qu’instrument du droit souple, ces règles internes devraient en revanche obéir à certaines règles de transparence et de procédure. Le rapport propose que les règles d’utilisation soient élaborées en concertation avec les utilisateurs. La création d’un nouveau statut de
« plateforme d’intermédiation » nécessiterait une modification de la directive
« Commerce électronique » (9).
Concernant l’application de la loi française aux sites étrangers, le Conseil d’Etat propose de créer un socle de règles fondamentales qui s’appliqueraient à tout service qui viserait le public français. Ces règles viseraient la protection de droits fondamentaux de l’individu, et seraient considérées comme des « lois de police » qui seraient prioritaires par rapport aux contrats privés. Parmi ces règles de police figurerait la protection des données personnelles, ainsi qu’un devoir de coopérer avec la justice en France. Pour le Conseil d’Etat, un service étranger qui vise le public français devrait avoir une obligation de coopérer avec la justice en France. En revanche, il n’est pas favorable à une application systématique de toute la réglementation française. Il rappelle que la France n’est pas seulement un pays consommateur de services en provenance de l’étranger, mais qu’elle produit elle-même des services et contenus disponibles à l’étranger via l’Internet. Appliquer une règle de « pays de destination »
à l’égard de tous les aspects de la réglementation créerait un précédent international regrettable, car chaque pays pourrait dès lors interdire un service Internet qui n’était pas en conformité avec l’ensemble de la réglementation locale. Pour le Conseil d’Etat, une telle balkanisation de l’Internet serait dommageable pour la liberté d’expression et pour l’innovation.
En matière de lutte contre la contrefaçon en ligne, le rapport préconise de créer une
« injonction de retrait prolongé » qui pourrait être appliquée par une autorité administrative indépendante telle que l’Hadopi, ou son éventuel successeur. Il suggère de légitimer l’utilisation des outils de reconnaissance de contenus au sein des plateformes, mais souhaite les mieux encadrer afin de limiter les risques de surblocage. A l’instar des autres obligations de transparence qui pèseraient sur les plateformes, celles-ci auraient une obligation de publier les règles de fonctionnement des outils de reconnaissance de contenus, et les mesures prises par les plateformes pour éviter le surblocage. Sur la protection des données à caractère personnelles, le Conseil d’Etat soutient la proposition de règlement européen, tout en critiquant certains de ses aspects. Certaines dispositions du règlement sont trop détaillées, selon lui, et risquent de devenir obsolètes rapidement. Certaines dispositions sont trop vagues et seraient contraires à la règle constitutionnelle de prévisibilité de la loi (p. 194). Il soutient l’idée d’un droit à l’oubli sur les moteurs de recherche, tout en soulignant la nécessité de prendre en considération la liberté d’expression de l’éditeur du site déréférencé, et la liberté d’expression de l’internaute qui ne pourra plus trouver l’information déréférencée. L’éditeur du site déréférencé doit bénéficier d’un droit de recours efficace contre le déréférencement.

Droit à l’oubli versus liberté d’expression
Le Conseil d’Etat a publié, à la fin de leur rapport, un article dont je suis l’auteur sur
la liberté d’expression aux Etats-Unis. Dans cet article (10), je soutiens que le droit
à l’oubli tel que défini par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) serait contraire à la liberté d’expression aux Etats-Unis, car il créerait un « effet réfrigérant » (chilling effect) nuisible à la libre circulation des idées. Je soutiens par ailleurs que la CJUE, dans sa décision sur le droit à l’oubli, n’a pas suivi sa propre méthodologie en matière de proportionnalité, car elle n’a pas pris la mesure des effets négatifs du droit
à l’oubli sur la liberté d’expression, ni examiné si d’autres mécanismes, moins attentatoires à la liberté d’expression, pouvaient atteindre l’objectif recherché. @

* Winston Maxwell est membre de la Commission
de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge
du numérique à l’Assemblée nationale.

Marché unique numérique : Neelie Kroes présentera le 11 septembre le nouveau « Paquet télécom »

La fragmentation du marché des télécoms en Europe, que cela soit dans ses pratiques tarifaires ou dans ses régulations encore trop nationales, nécessite des remèdes qui plairont moins aux opérateurs télécoms qu’aux consommateurs européens.

(Depuis la publication de cet article dans EM@84, la Commission européenne a présenté le 11 septembre 2013 son projet pour un marché unique des télécoms)

Par Charles de Laubier

NKC’est le 11 septembre que la commissaire européenne en charge de l’Agenda numérique, Neelie Kroes (photo), présentera un nouveau « Paquet télécom » en prévision du Conseil de l’Union européenne (UE) d’octobre.
Son objectif sera d’achever la création d’un marché unique numérique en remédiant à la fragmentation du marché des télécoms en Europe.
Les eurodéputés auront à se prononcer sur cette réforme législative des télécoms vers Pâques 2014 en vue d’une entrée en vigueur des nouvelles directives à partir de 2015.

Vers un marché unique des télécoms
Neelie Kroes entend donner une nouvelle impulsion pour créer un vrai « marché unique des télécoms ». Le 30 mai dernier, devant le Parlement européen (1), elle prévenait : le Paquet télécom sera un « compromis législatif radical (…) pour le bien-être à long terme des consommateurs ».
Comprenez : les opérateurs télécoms n’auront pas le dernier mot. « Il n’est pas d’autre secteur [que les télécoms], dans notre marché unique européen encore incomplet, qui ait moins besoin de barrières, et c’est pourtant dans ce secteur qu’elles sont le plus hautes. (…) Nous ne pouvons plus nous permettre de laisser subsister les innombrables obstacles artificiels et inutiles qui existent aujourd’hui. (…) Nous pourrons faire plus s’il y a plus de liberté, de concurrence et d’opportunités et si les droits des consommateurs sont vraiment respectés ! », a insisté la commissaire européenne.

Conjuguer concurrence et investissement
Cette volonté de mettre un terme aux « frontières artificielles » faisant obstacles à la concurrence sur un marché unique numérique inquiète les opérateurs télécoms qui reprochent à la Commission européenne de favoriser depuis vingt ans la concurrence
et les consommateurs – et partant la bataille tarifaire – au détriment de leurs parts de marché, de leurs marges et de leurs capacités de financement dans des réseaux très haut débit (4G et FTTH).
C’est ce qu’exprime par exemple Orange (2), relayé par le gouvernement français
(l’Etat étant actionnaire à 27 %). « Aujourd’hui, la priorité ne doit plus être d’accroître la concurrence entre les opérateurs télécoms, qui est désormais bien installée (dans de nombreux pays d’Europe les principales offres d’accès à l’Internet fixe multiservice ou “triple play” sont à un tarif plus de deux fois inférieur à ce qui est disponible aux Etats- Unis), mais de créer les conditions pour le développement des réseaux à très haut
débit qui contribueront à une attractivité durable de l’Europe », ont en effet écrit Arnaud Montebourg et Fleur Pellerin (3) dans une tribune parue dans Les Echos du 24 juin dernier.
L’inquiétude des opérateurs télécoms grandit, alors que Neelie Kroes a déjà annoncé fin mai son intention de mettre fin aux tarifs dits de roaming au sein de l’UE d’ici les élections européenne de mai 2014. Dans leur résolution sur « l’achèvement du marché unique numérique » adoptée le 4 juillet dernier, les eurodéputés se sont déjà « réjouis de l’intention de la Commission de présenter un nouveau paquet télécoms pour remédier à
la fragmentation du marché dans ce secteur, y compris des mesures pour supprimer les tarifs d’itinérance à l’avenir ».
La neutralité du Net et la qualité de service seront aussi au coeur du Paquet télécom
à venir. « Je garantirai la Net Neutrality. (…) Je mettrai fin aux blocages et restrictions anticoncurrentiels, pour chaque citoyen, sur chaque réseau, sur chaque terminal », a promis Neelie Kroes, le 9 juillet dernier devant une commission du Parlement européen. Dans la résolution des eurodéputés, le Parlement européen « invite la Commission et les Etats membres à renforcer la gouvernance du marché unique du numérique, en veillant
à la neutralité d’Internet ». La Commission a justement confirmé le 9 juillet avoir perquisitionné chez des opérateurs télécoms (Orange, Deutsche Telekom, Telefonica, …) soupçonnés d’abus de position dominante dans l’interconnexion Internet (4). « Ce service est crucial pour le fonctionnement d’Internet et pour la capacité des utilisateurs finaux à atteindre le contenu Internet avec la qualité de service nécessaire, sans tenir compte de
la localisation du fournisseur », a expliqué l’exécutif européen pour montrer l’importance de ces perquisitions surprises.

Lever les obstacles pour le consommateur
Bref, Neelie Kroes devra ménager la chèvre (les opérateurs) et le chou (les consommateurs). Au-delà du marché unique des télécoms, les eurodéputés invitent
les Etats membres et la Commission européenne « à faire du développement du
marché unique du numérique une priorité politique absolue et à élaborer une approche d’ensemble » et « à renverser, d’urgence, les obstacles qui s’opposent encore au marché unique du numérique ». @

Charles de Laubier