Les nouveaux nababs

Dans les coulisses de la 73e édition du Festival de Cannes, s’agitent dans l’ombre de nouveaux venus dans le monde, pourtant réputé très fermé, de la production culturelle : Orange, Telefonica, Verizon ou Vodafone. Bien sûr, les films en compétition et le ballet des stars sur le tapis rouge des marches mythiques attirent toujours autant les flashs et les projecteurs. Mais pour tenir leurs rangs et continuer à nous présenter leurs créations, les réalisateurs ont dû composer avec un monde de la production en pleine mutation. Aujourd’hui comme hier, faire un film, réaliser un programme de télévision, créer un jeu vidéo ou enregistrer une création musicale reste un parcours du combattant. La révolution numérique, en bouleversant les circuits de distribution des contenus, a également bousculé les sources habituelles de financement de la production : un effet domino qui
a touché, tour à tour, la musique, la presse, la vidéo, les jeux, l’édition et le cinéma. Les créateurs impuissants, au cœur d’un cyclone qui les malmène, ont dû retrouver les bons partenaires capables de financer leur travail. Dans cette vaste réorganisation, les opérateurs télécoms ont joué un rôle particulier, plus ou moins directement, plus ou moins contre leur gré. Si les plus puissants se sont directement impliqués dans le contrôle des plates-formes de distribution de contenus, en mettant en place leur propre système de diffusion de VOD, d’autres sont allés plus loin : Orange en prenant tour à tour le contrôle de Deezer pour la musique ou de Dailymotion pour la vidéo, ou AT&T en prenant le contrôle de Netflix aux Etats-Unis…

« Audiovisuel : les opérateurs télécoms ont joué un rôle particulier, plus ou moins directement, plus ou moins contre leur gré. »

Pub : de la vente d’espaces à la vente de contacts

En fait. Le 8 décembre, se sont tenues à l’Assemblée nationale les 5e Assises
de la convergence des médias – organisées par l’agence Aromates, à l’initiative du député Patrice Martin-Lalande. Thème cette année : « Quelle place pour la publicité dans l’économie des nouveaux services audiovisuels ? ».

En clair. « La télévision peut-elle perdre la bataille de la publicité ? ». Telle était la première préoccupation de ce colloque introduit par Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de la Communication, et Michel Boyon, président du CSA. « On passe d’une logique de vente d’espaces à une logique de vente de contacts qualifiés », a expliqué Gilles Fontaine, directeur général adjoint de l’Idate (1). Or, si les chaînes de télévision ont mieux résisté à la baisse des prix du marché de la publicité télévisée, elles doivent faire face, selon lui, à une « réorganisation de la chaîne de valeur » dans un monde où délinéarisation (catch up TV, VOD, …) est synonyme de destruction de valeur. Mais passer à la vente de contacts nécessite un système d’information adapté.
« Les chaînes sauront-elles maîtriser cette technicité ? », se demande Gilles Fontaine. Bruno Patino, directeur général délégué à la stratégie et au numérique de France Télévisions (2), préfère parler de vente de « contexte d’utilisation, c’est-à-dire un mélange des deux » à l’heure de la Social TV (télévision et réseaux sociaux), tout
en prenant acte que  « [les chaînes] ne seront plus les maîtres et ne contrôleront plus
le système ». Mais pour l’heure, rassure Zysla Belliat, présidente de l’Irep (3), « la télévision reste encore cette puissance dans le foyer, cette lumière au fond de la caverne » (sic). La télé pèse en effet en 2010 plus de 3,4 milliards d’euros des recettes publicitaires en France (+ 11,2 % sur un an), soit 32,1 % de parts de marché.
Ce qui la place en seconde position derrière la presse et ses 3,7 milliards de recettes publicitaires (en recul de 1,6 %), pour 34,4 % de parts de marché. Internet, lui, génère seulement 540 millions d’euros (+ 12 %) en display (hors liens sponsorisés et e-commerce) : de quoi relativiser… pour l’instant.
Car le marché global français de la publicité – dont les recettes des médias dépassent, selon l’Irep, les 10,7 milliards d’euros en 2010 pour 30,7 milliards d’euros de dépenses de communication des annonceurs – n’est pas extensible. Entre TNT (19 chaînes gratuites, 10 payantes, 5 HD, 45 locales, bientôt 6 nouvelles), catch up TV, VOD, plates-formes vidéo (YouTube, Dailymotion et bientôt Netflix et Hulu) et TV connectée, la fragmentation de l’offre audiovisuelle entraîne une fragmentation de l’audience et, donc, de la publicité. @

Les éditeurs craignent de « perdre» leurs clients

En fait. Le 23 novembre, s’est tenue la 26e assemblée générale du Groupement
des éditeurs de contenus et de services en ligne (Geste). Son président, Philippe Jannet – PDG du Monde Interactif – constate que les promesses des tablettes
et de la TV connectée s’accompagnent aussi de « complexités nouvelles ».

En clair. Les quelque 120 membres du Groupement des éditeurs de contenus et de services en ligne (Geste), né avec le Minitel (1) en 1987, vont de plus en plus « au-delà des frontières du web et des mobiles ». Les nouveaux supports comme les tablettes et surtout les téléviseurs connectés « sont riches de promesses mais aussi de complexités nouvelles, tant législatives qu’économiques », a souligné Philippe Jannet, qui préside le Geste depuis 11 ans (2). Le métier d’éditeur est devenu « anxiogène ». Un besoin de clarification de la réglementation et de la régulation se fait pressant, au moment où la mission « TV connectée » rend son rapport. « A nouveau, nous allons être confrontés aux difficiles contours juridiques de supports mêlant plusieurs droits différents – notamment la télévision. Qui est responsable : le CSA ? Les opérateurs [l’Arcep] ? Les fabricants ? … », s’est inquiété Philippe Jannet. Lors d’une table-ronde, le directeur des nouveaux médias du groupe Le Figaro, Bertrand Gié (3), a abondé dans ce sens : « Faire les recommandations des éditeurs est devenu assez compliqué car à qui s’adresser ?
Avec la TV connectée, nous sommes à la croisée des chemins. Est-ce qu’elle relève des télécoms, d’Internet (IP), du CSA ? L’accord entre TF1 et Samsung, est-ce de l’audiovisuel ? ». Quant à Eric Scherer, directeur des nouveaux médias chez France Télévisions, il a mis en garde : « La TV connectée pourrait être plus disruptive que la musique ou la presse en ligne » (lire ci-dessous). Autre préoccupation : celle du risque
de « désintermédiation » des éditeurs vis-à-vis de leur lecteurs, téléspectateurs, auditeurs ou utilisateurs. « Nous allons aussi être confrontés à la multiplication des intermédiaires (fabricants, opérateurs, agrégateurs), nous éloignant de nos clients et soucieux de nous imposer leurs propres règles économiques », a prévenu le président du Geste. Apple, Amazon et Google sont cités en exemple. Les éditeurs reprochent par exemple à la marque à la pomme son refus de leur communiquer les données clients et de leur imposer sa grille tarifaire (EM@37, p. 7). L’un des objectifs pour 2012 va donc être de « préserver notre relation à nos utilisateurs » et d’avoir des « relations clarifiées avec les différents opérateurs techniques », de la tablette au cloud computing, en passant par les réseaux sociaux et les télévisions connectées. @

Google TV et YouTube : vers un “GooTube” audiovisuel

En fait. Le 3 novembre, le Wall Street Journal a indiqué que Google pourrait proposer des services payants de télévision sur Google TV lancé il y a un an aux Etats-Unis. Son lancement en 2012 se fera sur une version simplifiée dévoilée fin octobre, elle intégre les chaînes de YouTube.

En clair. La firme de Mountain View avance sur deux fronts sur le marché mondial de la télévision avec ce que Edition Multimédi@ propose d’appeler « GooTube » ! D’un côté, Google TV – lancé il y a un an aux Etats-Unis sur les téléviseurs Sony et les décodeurs numériques Logitech – cherche à nouer des partenariats avec de grandes chaînes de télévision, comme celles de Walt Disney ou de Time Warner pour les diffuser et les proposer en catch up TV, ainsi qu’avec des distributeurs de VOD comme Netflix ou Amazon. De l’autre, YouTube – racheté par Google en 2006 pour 1,65 milliard de dollars – multiplie les chaînes de télévision thématiques à travers des accords de partenariats comme avec Disney, qui mettra en ligne début 2012 des vidéos à caractère familial, ou encore avec Madonna, sans parler des retransmissions en direct d’événements (ouverture du Bolchoï, pèlerinage de La Mecque, mariage de Kate et William, concert de U2, …). Si la première version de Google TV n’a pas rencontré outre-Atlantique (1) le succès escompté, en raison du prix trop élevé et de la complexité de la plate-forme, YouTube Channels – des dizaines de chaînes déjà proposées – draîne déjà plusieurs millions de téléspectateurs (2). « GooTube » espère ainsi séduire les chaînes sur Google TV et les fournisseurs de vidéos en ligne sur YouTube en leur offrant une opportunité d’éviter l’érosion de leur audience pour les uns (comme Disney Interactive) ou l’accroître pour les autres. Google reverse jusqu’à 55 % des revenus publicitaires à ses partenaires, après s’être remboursé les avances comme lors de co-productions (3).
« GooTube » ambitionne de réussir là où Steve Jobs a échoué avec Apple TV. Le numéro un mondial des moteurs de recherche sur Web veut en fait devenir à terme incontournable dans la recherche de programmes de télévision et de vidéos à la demande. Et ce, que cela soit sur le poste de TV connecté mais également sur tablettes, ordinateurs, mobiles et consoles de jeux. En voulant racheter Motorola Mobility 12,5 milliards de dollars (EM@41, p. 3), Google entend se donner les moyens d’introduire « GooTube » dans ses propres mobiles et ses propres décodeurs qui fonctionnement sous son système d’exploitation Android. « GooTube » pourrait remporter la guerre de la télécommande s’il parvient à s’imposer comme le point d’entrée dans l’audiovisuel. @

Le gouvernement veut débloquer la TV connectée

En fait. Le 8 novembre, lors du colloque NPA-Le Figaro, le ministre en charge de l’Economie numérique, Eric Besson, a émis « le voeu qu’une plate-forme d’inter-opérabilité pour la télévision connectée soit rapidement lancée » avec, si besoin est, l’aide financière de l’Etat via le « Grand emprunt ».

En clair. La « plate-forme d’interopérabilité pour la télévision connectée » qu’appelle
de ses vœux Eric Besson pourrait bénéficier du soutien financier des « Investissements d’avenir » (ex-Grand emprunt) à hauteur de 3 millions d’euros. C’est en tout cas la somme dont a bénéficiée une autre plateforme d’inter-opérabilité baptisée ImaginLab – dédiée celle-ci à la 4G attendue pour 2012 et lancée au début du mois d’octobre par
le même ministre de l’Economique numérique dans le cadre du pôle de compétitivité
« Image & Réseaux ». Le gouvernement, qui lance courant novembre un second appel à projets de R&D pour la numérisation de contenus (financés par le Grand emprunt), espère que les chaînes et les fabricants de terminaux (téléviseurs mais aussi tablettes et smartphones) travailleront ensemble autour de standards ouverts. L’idée d’une nouvelle plateforme d’interopérabilité pour la télévision découle en fait directement du rapport TV connectée remis mi-novembre à Eric Besson et Frédéric Mitterrand par Marc Tessier (Vidéo Futur), Philippe Levrier (CNC), Takis Candilis (Lagardère Active), Martin Rogard (Dailymotion) et Jérémie Manigne (SFR). Ils mettent en garde contre les freins et les obstacles que constituerait le cloisonnement vertical de la TV connectée par ses systèmes propriétaires incompatibles entre eux. Bref, comme le craint aussi
le Geste dans sa contribution (1), le spectre d’un marché fragmenté par des modèles fermés ou walled garden. Implicitement, le gouvernement veut éviter à la télévision connectée d’être verrouillée verticalement par un industriel – comme peut le faire par exemple Apple avec ses terminaux et ses plates-formes propriétaires (2) (*) (**) (***) (****) (*****). Au-delà d’Apple TV, la marque pourrait lancer en 2012 une gamme de téléviseur « iTV » selon les rumeurs persistantes. Pour l’heure, il y a bien la norme HbbTV mais pour Eric Besson « c’est un premier pas vers une rencontre maîtrisée des univers de la télévision et d’Internet ». Bref, HbbTV n’est pas suffisant car ce standard se limite à enrichir les flux vidéo des chaînes de télévision qui ont tendance à se considérer comme propriétaires du téléviseur. Qui des autres services venant d’autres fabricants de terminaux interactifs et éditeurs du Web ? Quoi qu’il en soit, tout comme Neelie Kroes qui en a fait son cheval de bataille en Europe, la France veut aussi favoriser l’interopérabilité. @