Les nouveaux nababs

Dans les coulisses de la 73e édition du Festival de Cannes, s’agitent dans l’ombre de nouveaux venus dans le monde, pourtant réputé très fermé, de la production culturelle : Orange, Telefonica, Verizon ou Vodafone. Bien sûr, les films en compétition et le ballet des stars sur le tapis rouge des marches mythiques attirent toujours autant les flashs et les projecteurs. Mais pour tenir leurs rangs et continuer à nous présenter leurs créations, les réalisateurs ont dû composer avec un monde de la production en pleine mutation. Aujourd’hui comme hier, faire un film, réaliser un programme de télévision, créer un jeu vidéo ou enregistrer une création musicale reste un parcours du combattant. La révolution numérique, en bouleversant les circuits de distribution des contenus, a également bousculé les sources habituelles de financement de la production : un effet domino qui
a touché, tour à tour, la musique, la presse, la vidéo, les jeux, l’édition et le cinéma. Les créateurs impuissants, au cœur d’un cyclone qui les malmène, ont dû retrouver les bons partenaires capables de financer leur travail. Dans cette vaste réorganisation, les opérateurs télécoms ont joué un rôle particulier, plus ou moins directement, plus ou moins contre leur gré. Si les plus puissants se sont directement impliqués dans le contrôle des plates-formes de distribution de contenus, en mettant en place leur propre système de diffusion de VOD, d’autres sont allés plus loin : Orange en prenant tour à tour le contrôle de Deezer pour la musique ou de Dailymotion pour la vidéo, ou AT&T en prenant le contrôle de Netflix aux Etats-Unis…

« Audiovisuel : les opérateurs télécoms ont joué un rôle particulier, plus ou moins directement, plus ou moins contre leur gré. »

En revanche, l’implication directe et offensive dans la production est beaucoup plus rare. Certains, comme Belgacom et Deutsche Telekom, se sont dans un premier temps limités à l’acquisition de droits de retransmission pour le football national au profit de leur propre chaîne de télévision sportive. Les plus offensifs, comme Telefonica et Telecom Italia, ont créé leurs propres filiales médias et interviennent aussi bien dans l’acquisition de droits,
la production de contenus que dans l’édition de chaînes.
Or, au tournant des années 2010, les opérateurs en étaient encore aux premiers tâtonnements, les stratégies oscillant entre implication et désengagement. Orange a, début 2011, opéré un véritable revirement stratégique en rapprochant ses chaînes cinéma avec la chaîne TPS Star et en stoppant l’acquisition de droits en 2012. Et ce, après s’être hissé à la place de numéro deux de la télévision à péage en France, derrière Canal+,
mais très nettement devant le câblo-opérateur Numericable et les autres FAI. De même, Telefonica – qui était sorti du secteur audiovisuel après avoir revendu ses participations dans le bouquet satellite Digital+, la chaîne commerciale Antena 3 et la société de production Endemol – a fait un retour remarqué en 2011 dans la production avec la création de Telefónica Producciones. Mais le retour de l’opérateur historique espagnol dans la production audiovisuelle s’explique surtout par l’obligation légale faite aux acteurs de la distribution TV d’investir 5 % de leurs revenus totaux dans le financement du cinéma et des programmes audiovisuels. D’autres pays ont estimé aussi qu’il était du ressort
des opérateurs télécoms de trouver de nouvelles sources de financement à la filière audiovisuelle. En France, la solution mise en place a d’abord été celle d’une taxe
« Cosip », suivie d’une hausse de la TVA sur la partie télévisuelles des offres triple play. Ces mesures sont controversées, soit par la Commission européenne, soit par les opérateurs eux-mêmes (ou les deux). Free, par exemple, sépara l’option TV du reste de son offre afin de ne s’acquitter de sa part que sur les 1,99 euro par mois de cette option.De nos jours, au-delà des taxes et règlements, rares sont encore les opérateurs télécoms à tenter l’aventure de l’investissement « créatif » en direct. Mais l’enjeu n’a jamais été aussi fort : les programmes premium représentent la véritable ressource rare de cette nouvelle économie dématérialisée du divertissement. Jouer les nababs sur la Croisette pour faire la conquête des stars reste encore aujourd’hui une aventure très risquée, mais très tentante… @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2020 » :
Applications mobiles
* Directeur général adjoint du DigiWorld Institute by
IDATE, lequel a publié l’étude « Les stratégies TV
des opérateurs télécoms », par Florence Le Borgne.