Les grands groupes de médias français justifient leur concentration par la concurrence que leur font les GAFAN

Les milliardaires magnats des médias – Vincent Bolloré, Bernard Arnault, Xavier Niel, Martin Bouygues, Patrick Drahi, … – ont réussi à annihiler les velléités des sénateurs à encadrer voire limiter la concentration des médias en France, en leur assurant qu’ils sont des « David » face aux « Goliath » du Net.

Les sénateurs Laurent Lafon, président de la commission d’enquête sur la concentration dans les médias en France, et David Assouline (photo), le rapporteur de cette mission, ont présenté le 29 mars le rapport tant attendu destiné à « mettre en lumière les processus ayant permis ou pouvant aboutir à une concentration dans les médias en France » et à « évaluer l’impact de cette concentration dans une démocratie ». Finalement, le centriste et le socialiste ont cautionné l’idée, biaisée, selon laquelle la concentration des médias en France – ayant elle-même d’unique au monde de faire de plusieurs milliardaires leurs propriétaires en quête d’influence – se justifie par la concurrence des géants de l’Internet. Autrement dit, veut-on nous faire croire : c’est magnats contre Gafan, ou Gafam (1), soit une question de vie ou de mort pour les médias français. Cette justification à la concentration des médias en France aux mains de milliardaires, dont le cœur de métier ne se situe pas dans les médias mais dans des activités industrielles (ce que le fondateur du Monde Hubert Beuve-Méry désignait dans les années 1950 comme « la presse d’industrie »), est un tour de passe-passe qui a neutralisé cette commission d’enquête.

Bernard Arnault, « sauveur » des Echos et du Parisien
« Ces médias auraient-ils survécu s’ils n’avaient pas reçu l’investissement d’un actionnaire comme LVMH ? Vous me permettrez d’en douter : compte tenu (…) de l’ampleur des révolutions technologiques actuelles », a lancé Bernard Arnault, PDG du groupe Louis Vuitton- Moët Hennessy et propriétaire des quotidiens Le Parisien et Les Echos, lors de son audition du 20 janvier. Et d’assurer : « Le rôle de LVMH en tant qu’actionnaire du groupe de presse Les Echos-Le Parisien consiste essentiellement à accompagner l’adaptation de cette entité face à la concurrence de plus en plus forte des médias numériques planétaires ». En invoquant le spectre des grandes plateformes mondiales du numérique, les tycoons de la presse, de la télé et de l’édition se sont présentés devant les sénateurs comme le moindre mal pour le paysage médiatique français. Face aux géants du Net, les rapprochements entre entreprises de médias au sein de grands groupes sont présentés comme la réponse stratégique.

Concentration des médias : le moindre mal ?
Ce serait le cas de l’absorption annoncée du groupe Lagardère par le groupe Vivendi (fusion d’Hachette et d’Editis incluse), dans le seul but d’atteindre une taille critique. « Contrairement à ce qui se dit partout, nous sommes encore tout petits, bien que nous progressions en effet », a tenu à dire, lors de son audition le 19 janvier, Vincent Bolloré, actionnaire majoritaire du groupe Bolloré, ancien président du conseil de surveillance de Vivendi et du groupe Canal+. Et, slides à l’appui : « Notre capitalisation boursière s’établit à 15 milliards d’euros, contre 156 milliards pour Sony, 287 milliards pour Disney, 586 milliards pour Tencent, 2.812 milliards pour Apple. En réalité, le géant Vivendi est un nain ». Le propriétaire de Vivendi mentionnant aussi les rachats de MGM (Metro Goldwyn Mayer) par Amazon et d’Activision-Blizzard par Microsoft. Outre cette concurrence de géants, le milliardaire breton a fait part de son inquiétude : « Le vrai danger provient des Gafa, qui pèsent un poids considérable et passent au travers de tuyaux non contrôlés ou contrôlables. (…) La concentration des médias pose forcément problème. La taille de nos concurrents aussi. (…) Nos concurrents sont énormes. (…) Nos concurrents sont les plateformes de cinéma ou de séries telles qu’Amazon, Apple ou Netflix, plus que Bertelsmann [le groupe allemand qui vend à TF1 son concurrent télévisuel M6, ndlr] ».
Pour expliquer, en le justifiant, que les médias sont progressivement détenus par les mêmes groupes, comme ce sera le cas de TF1 et M6 si l’Autorité de la concurrence donnait son aval à cette fusion, les patrons de médias français – auxquels les sénateurs emboîtent finalement le pas dans leur rapport – invoquent encore « la révolution numérique ». Martin Bouygues, président du groupe Bouygues, maison-mère de TF1 en passe d’absorber son rival M6, ne dit pas autre chose lors de son audition le 18 février : « Le métier de la télévision fait face à la plus grande mutation de son histoire récente et il est indispensable de croître pour résister et construire l’avenir. (…) Les contenus audiovisuels sont de moins en moins accessibles pour les chaînes. Les grands studios américains produisent des contenus exclusifs et les gardent désormais pour leurs propres plateformes » (2). Et Martin Bouygues de tirer la sonnette d’alarme : « L’arrivée d’acteurs de taille planétaire que sont les Gafam change tout. (…) Ces bouleversements peuvent, à terme plus ou moins rapide, tuer le modèle économique de la télévision ». Auditionné le 28 janvier, Nicolas de Tavernost, président du directoire de M6, a lui aussi mis en balance de la concentration TF1-M6 les géants américains en mouvement : « Des regroupements gigantesques ont [eu] lieu entre Fox et Disney. Netflix vient d’installer à Hollywood son co-CEO. Il n’y a pas de frontières des Ardennes pour l’audiovisuel français. Nous sommes confrontés à ces acteurs, qui sont plutôt avantagés par la réglementation qui leur est imposée ». Et le patron de M6 d’ajouter à l’attention des sénateurs : « On ne peut pas affirmer simultanément que nous sommes trop petits pour lutter contre les Gafam et trop gros au regard de l’audiovisuel français, que nous mettrions à mal ».
De son côté, Patrick Drahi, fondateur et propriétaire d’Altice (maison-mère de BFM, RMC et SFR), en passe de racheter les chaînes TFX et 6ter en cas de fusion TF1-M6, a en outre plaidé le 2 février pour un passage de quatre à trois opérateurs télécoms en France, tout en assurant qu’aucune discussion entre Altice et Free n’avait lieu : « Je pense que ce serait mieux pour le marché français que deux opérateurs français se rapprochent pour être plus forts » (3). Et de lancer : « Comment lutter contre les Gafa ? J’ai une idée. Vous n’allez pas l’aimer. Pourtant, c’est la bonne. (…) Si ces plateformes payaient en fonction du débit qu’elles utilisent, cela générerait des revenus supplémentaires [pour les opérateurs de réseau] que nous pourrions investir pour nous renforcer et nous déployer davantage ».
La commission d’enquête sur la concentration dans les médias en France semble avoir pris fait et cause pour les magnats milliardaires qui se sont présentés à eux fragilisés par les géants du numérique et du streaming. « La logique économique des concentrations est revendiquée et justifiée par leurs promoteurs par l’accélération de l’irruption de grandes plateformes numériques », prend acte la commission d’enquête aux termes de ses travaux qui ont duré près de quatre mois.

« Nous ne quémandons pas votre aide » (Bolloré)
Dit autrement, dans le rapport sénatorial de 379 pages assorti de 852 pages de comptes-rendus d’auditions : « Les mouvements de concentration dans le secteur des médias sont justifiés, selon les acteurs, en grande partie par des impératifs économiques destinés à prendre en compte le bouleversement des usages induits par la révolution numérique ». Le législateur volera-t-il au secours des tycoons français pour assouplir en France les règles de concentration des médias afin de résister aux Big Tech ? « Je n’ai pas demandé que vous nous défendiez contre les Gafam. Nous nous débrouillerons. (…) Nous ne quémandons pas votre aide », s’est défendu Vincent Bolloré. Sur les 32 propositions émises par les sénateurs, aucune n’empêche les médias en France de continuer à se concentrer entre les mains d’une poignée d’industriels. @

Charles de Laubier

Autorité de la concurrence : ce que disait Isabelle de Silva sur le projet de fusion TF1-M6 avant la fin de son mandat

Isabelle de Silva a achevé le 13 octobre dernier son mandat de cinq ans à la présidence de l’Autorité de la concurrence. La conseillère d’Etat était candidate à sa propre succession, mais elle a été « un peu surprise » de ne pas être renouvelée. Etait-elle un obstacle à la fusion envisagée par TF1 et M6 ?

Le (ou la) président(e) de l’Autorité de la concurrence est nommé(e) par décret du président de la République. Le 14 octobre 2016, François Hollande avait ainsi placé Isabelle de Silva (photo) à la tête des sages de la rue de l’Echelle. La conseillère d’Etat paie-t-elle aujourd’hui le fait d’avoir succédé à Bruno Lasserre grâce au prédécesseur d’Emmanuel Macron ? Nul ne le sait. Une chose est sûre : l’actuel président de la République n’a pas renouvelé Isabelle de Silva dans ses fonctions et sans pour autant désigner de remplaçant (Emmanuel Combe assurant l’intérim). Et ce, malgré « ses compétences dans les domaines juridique et économique ». Cette conseillère d’Etat, à la double nationalité franco-américaine et polyglotte, qui plus est énarque sortie dans « la botte » en 1994, n’avait en rien démérité durant ses cinq années de mandat à l’autorité antitrust française – bien au contraire aux dires de nombreuses personnes des mondes politique, économique et médiatique. « Sur le moment, j’ai eu un petit peu de surprise (…) J’espérais continuer, c’est vrai (…) », a-telle confié le 11 octobre sur BFM Business. C’est sur Twitter qu’elle avait confirmé dès le 4 octobre son départ, alors qu’elle le savait depuis près de deux semaines auparavant.

Diluer le poids « pub » de TF1-M6 avec les GAFA ?
Pourquoi Emmanuel Macron a-t-il donc décidé de se passer de ses bons et loyaux services à la tête du gendarme de la concurrence ? N’avait-elle pas le soutien de Bruno Le Maire, le ministre de l’Economie, des Finances et de la Relance ? La réponse est au palais de l’Elysée, d’où aucun commentaire sur cette non-reconduction n’a filtré ni aucun remerciement public à Isabelle de Silva n’a été formulé. Son départ s’apparente à une éviction à six mois de l’élection présidentielle et surtout en pleine instruction du dossier le plus sensible de la fin du quinquennat d’Emmanuel Macron : le projet de fusion entre les deux grands groupes privés de télévision, TF1 et M6. Or, lorsqu’elle était encore présidente de l’antitrust français, Isabelle de Silva n’avait pas caché que marier les deux n’allait pas de soi et que donner sa bénédiction à ces deux acteurs majeurs du paysage audiovisuel français (PAF) n’était pas évident.

La question du « marché pertinent »
Car, de deux choses l’une en termes de « marché pertinent » : soit l’analyse concurrentielle s’en tient à la publicité télévisée, et dans ce cas la position dominante du couple TF1-M6 (près de 75 % de part de marché en France (4)) n’est pas souhaitable, soit le marché pertinent est élargi à la publicité en ligne pour permettre de relativiser le poids des deux groupes télévisés au regard de celui des GAFA (Google/YouTube et Facebook en tête) dans la publicité numérique, et leur fusion deviendrait alors acceptable. A notre connaissance, aucune autorité antitrust dans le monde n’a encore considéré dans une même analyse de marchés pertinents la publicité télévisée et la publicité numérique comme un tout.
Dans son avis du 21 février 2019 sur ce qui devait être la grande réforme de l’audiovisuel du quinquennat d’Emmanuel Macron (finalement abandonnée en 2020 face à l’état d’urgence sanitaire), l’Autorité de la concurrence avait déjà démontré que « la pratique décisionnelle nationale et européenne distingue le marché de la publicité télévisuelle des autres marchés de la publicité, ainsi que les marchés de la publicité en ligne et de la publicité hors ligne ». Et ce, quand bien même serait observé un mouvement de convergence entre les marchés de la publicité télévisuelle et de la publicité en ligne, et notamment dans le mode d’achat des espaces publicitaires mais aussi dans les outils de mesure de l’audience quel que soit l’écran (5). Télévision et Internet font bon ménage, l’image de marque pour la première et l’acte d’achat pour l’autre, sans parler de la publicité ciblée des chaînes hertziennes (TNT) sur leurs propres services de télévision de rattrapage (MyTF1 et 6Play pour ne citer que les principaux « replay » des deux acteurs candidats au rapprochement).
Pour autant, les sages de la rue de l’Echelle alors présidés par Isabelle de Silva ont considéré que « la publicité télévisuelle et la publicité sur Internet en format vidéo demeurent encore en l’état actuel complémentaires en termes d’objectifs » – tout en s’appuyant sur un décret de 1992 sur la publicité télévisée (6) pour justifier la « délimitation des marchés » et la spécificité des « secteurs interdits » à la publicité télévisée (boisson alcoolisées, édition littéraire, cinéma, …) propres aux chaînes et inexistantes en ligne. « Le cadre réglementaire de la publicité télévisuelle [empêchant en particulier aux chaînes d’offrir aux annonceurs de la publicité ciblée, ndlr] ne permet pas cet arbitrage [à savoir pour les annonceurs de choisir entre publicité en ligne et publicité télévisuelle, ndlr]» avait conclu l’Autorité de la concurrence. Ce constat fait il y a deux ans ne fait pas les affaires aujourd’hui de Martin Bouygues (PDG du groupe éponyme propriétaire de TF1) et de Nicolas de Tavernost (PDG de M6, filiale du groupe allemand Bertelsmann), qui exigent au contraire que l’on mesure leur futur ensemble TF1-M6 en tenant compte des GAFA. « Les évolutions qui affectent la publicité en ligne (…) doivent-elles conduire à modifier le cadre d’analyse de l’Autorité de la concurrence et ses délimitations de marché ? Cela fait partie des sujets qui feront l’objet de toute notre attention », avait néanmoins assuré Isabelle de Silva le 7 avril au Sénat lors de son audition (7). Renouveler Isabelle de Silva à la présidence de l’antitrust français aurait pu être un mauvais signal lancé par Emmanuel Macron aux deux influents dirigeants du PAF, et ce au moment où les « tests de marché » – étape cruciale de la procédure antitrust et du contrôle des concentrations – avaient commencé sous la houlette d’Isabelle de Silva.
Lors de sa dernière intervention du 11 octobre, soit deux jours avant la fin de son mandat, celle-ci a fait le point sur ce projet de fusion délicat qu’elle ne pourra finalement pas mener à bien : « S’agissant du dossier TF1-M6, le travail a été bien entamé. Les tests de marché ont commencé et vont se poursuivre jusqu’à novembre. Il reste maintenant au marché à s’exprimer. Nous avons reçu des signaux d’inquiétude de certains acteurs qui pourront à présent formuler leurs préoccupations. C’est à l’aune d’un grand nombre d’informations factuelles, objectives, que l’Autorité pourra prendre [d’ici à l’été 2022, ndlr] sa décision ». L’ancienne présidente de l’antitrust a toujours montré qu’elle n’était pas en service commandé sur ce dossier éminemment politique, même si Emmanuel Macron est favorable, lui, à cette fusion TF1-M6. Sans son aval ni Roselyne Bachelot, ministre de la Culture, ni Roch-Olivier Maistre, président du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) n’auraient pris position en faveur de cette fusion.

Maistre et Bachelot y sont favorables
Le président du CSA, lui aussi nommé par décret du président de la République, n’a pas attendu la remise de son avis prévue début 2022 pour se dire favorable à ce projet de fusion « naturel » et « compréhensible ». Roch-Olivier Maistre l’a dit le 7 septembre devant un parterre de publicitaires (8), tout en rappelant que le régulateur de l’audiovisuel (9) aura ensuite à se prononcer sur le renouvellement des autorisations d’émettre de TF1 et M6 qui arrivent à échéance au printemps 2023. Quant à Roselyne Bachelot, elle avait déclaré fin août sur France Info : « Cette fusion ne m’inquiète pas ». Fermez le ban ? Au-delà de la question publicitaire, le projet de fusion TF1-M6 soulève des questions liées aux acquisitions de films récents dans la chronologie des médias, aux droits audiovisuels, et à la production indépendante. @

Charles de Laubier

Opérateurs télécoms : Martin Bouygues détient les clés pour passer à un triopole en France

Patrick Drahi, le fondateur d’Altice qui sépare ses activités « Etats-Unis » et « Europe », ne veut pas vendre SFR. C’est du moins ce qu’il a affirmé le 8 mai, soit quelques jours après que des rumeurs – non démenties – ont relancé l’intérêt de Bouygues pour ses télécoms en France. Le spectre du triopole revient.

Depuis que Bloomberg a relancé la machine à rumeurs concernant la consolidation du marché français des télécoms, les spéculations vont bon train sur l’intérêt que porte Bouygues Telecom sur SFR. Bien que le groupe de Martin Bouygues (photo) ait aussitôt réagi après la diffusion de la dépêche de l’agence de presse le 19 avril dernier, il n’a pas démenti l’information mais s’est contenté d’une « mise au point » : « Comme tout acteur d’un marché, Bouygues étudie régulièrement les diverses hypothèses d’évolution du secteur des télécoms ; mais à ce jour, il n’y a aucune discussion avec un autre opérateur, et aucun mandat n’a été délivré à quelque conseil que ce soit ». Mais demain est un autre jour… Pour rappel, Bloomberg affirme que Bouygues a commencé à étudier avec des investisseurs – dont CVC Capital Partners, basé au Luxembourg – le rachat d’Altice France, propriétaire de l’opérateur télécoms SFR.
Réponse du berger à la bergère : « Je ne suis pas vendeur de mes activités françaises. J’ai commencé toute mon activité en France et il n’y a aucune chance que je vende », a assuré Patrick Drahi, fondateur d’Altice, alors qu’il était en déplacement le 8 mai dernier à Lisbonne, capitale du Portugal – où il est aussi propriétaire de l’ex-Portugal Telecom.

SFR vaut « beaucoup d’argent » (Patrick Drahi)
Mais le milliardaire franco-israélien ne ferme pas pour autant la porte à des négociations, laissant entendre que c’est une question de prix… « Pour acquérir une telle affaire, vous devez avoir beaucoup d’argent, et nous sommes sûrs de n’avoir reçu aucune information, rien de personne, à part des nouvelles de la presse », a-t-il ajouté, selon des propos rapportés ce jour-là par, à nouveau, l’agence Bloomberg.
Au moment où SFR peine à redresser la barre après la désaffection de 2 millions d’abonnés depuis son rachat à Vivendi en 2014, sur fond de crise managériale avec le départ en novembre dernier de Michel Combes – alors DG d’Altice, maison mère de SFR dont il était le PDG (1) –, et avec l’épée de Damoclès du surendettement au-dessus de la tête de Patrick Drahi à hauteur d’environ 50 milliards d’euros, la vente d’Altice France pourrait être une réponse et faire sens. Surtout que la séparation entre les activités américaines (Altice USA) et les activités européennes (Altice NV) vient d’être approuvée par les actionnaires d’Altice, réunis lors de l’assemblée générale annuelle du groupe qui s’est tenue le 18 mai à Amsterdam (où siège l’entreprise).

Scission Altice US-Altice UE
Avec ce projet de scission des activités en Europe de celles aux Etats-Unis, qui avait été annoncé en janvier et devrait aboutir début juin, Patrick Drahi espère regagner la confiance des investisseurs quelque peu échaudés par les contre-performances du groupe dont le titre à la Bourse d’Amsterdam a lourdement chuté (- 60 % en un an). Ce spin-off facilitera-t-il éventuellement la vente à la découpe d’Altice Europe, à commencer par SFR puis l’ex-Portugal Telecom, voire ses activités historiques en Israël ? Spéculations. Pour l’heure, Altice a indiqué qu’il finalisera d’ici le second semestre de cette année « des cessions d’actifs non stratégiques » tels que ses activités en République Dominicaine (2) et 13.000 pylônes mobiles (3). En outre, Altice a annoncé en mars être en négociations exclusives avec le groupe Tofane Global pour lui vendre ses activités télécoms dites de « gros » (4) en France, au Portugal et en République Dominicaine. Après ce premier délestage, la filiale française SFR deviendra-t-elle « non stratégique » à son tour si Martin Bouygues y mettait le prix ?
Depuis qu’il s’est emparé aux Etats-Unis de Suddenlink et Cablevision pour devenir le numéro quatre du câble outre-Atlantique, Patrick Drahi commence à tirer profit de ses investissements américains autrement plus rentables que ses activités européennes. Pour autant, la reprise en main
de SFR par Patrick Drahi depuis l’éviction de Michel Combes semble commencer à porter ses fruits, si l’on se fie aux meilleurs résultats du premier trimestre publiés le 17 mai dernier avec – pour la première fois depuis quatre que SFR est sous contrôle d’Altice – de nouveaux abonnés tant dans le fixe (71.000) que dans le mobile (239.000). Du coup, le cours de Bourse a repris quelques couleurs mais il reste fébrile.
Après ses déboires, SFR est devenu une cible comme le fut un temps Bouygues Telecom sur fond de bataille tarifaire exacerbée. Maintenant que la filiale télécoms du groupe de construction, de télévision et de télécoms a de son côté redressé la barre, Martin Bouygues se sentirait pousser des ailes au point de vouloir racheter son rival SFR encore en difficulté. Ce serait une revanche pour lui, après avoir tenté en vain de s’en emparer en 2014 – Vivendi ayant finalement préféré alors vendre SFR à Numericable, alias Altice. Pourtant, ce rapprochement Bouygues Telecom-SFR avait la bénédiction officieuse du président de l’Autorité de la concurrence, Bruno Lasserre à l’époque. Ce dernier s’était dit favorable à une fusion Bouygues Telecom-SFR mais pas à Free-SFR – malgré les sollicitations répétées de Xavier Niel – afin de préserver un « maverick », comprenez un franc-tireur tarifaire tel que Free, garant de la préservation d’une concurrence dynamique et surtout pour éviter de tomber dans un duopole si Bouygues Telecom était contraint de jeter l’éponge (5). Mais on connaît la suite, Vivendi avait en fin de compte préféré céder SFR à Patrick Drahi plutôt qu’à Martin Bouygues.
Après cet échec, ce dernier n’avait rien trouvé d’autre que d’envisager de pactiser avec Orange en vue de lui céder son activité – sous l’oeil bienveillant de l’Autorité de la concurrence, là encore – contre une participation au capital de l’opérateur historique. Et ce, comme l’avait révélé l’agence Bloomberg, encore elle, en décembre 2015, malgré le démenti du patron du groupe Bouygues – jusqu’à l’admettre le 5 janvier 2016 après des révélations du Canard Enchaîné ! – et après avoir assuré mordicus quelque mois plus tôt qu’il était hors de question de céder sa filiale télécoms – « Vous vendriez votre femme, vous ? » (6). Mais les discussions entre Bouygues et Orange ont tourné court en avril 2016.
Aujourd’hui, plutôt que d’être vendeur, Martin Bouygues serait cette fois à nouveau acheteur de SFR avec il partage depuis 2013 des investissements dans le mobile. De son côté, Free veut poursuivre son alliance de 2012 avec Orange dans la 4G. La question de passer de quatre à trois opérateurs taraude depuis quelques années le marché des télécoms, y compris la Commission européenne qui s’était prononcée en mai 2016 contre le rachat de O2 par Three, estimant que cette concentration sur le marché britannique du mobile aurait des conséquences néfastes sur la concurrence et les prix aux consommateurs (7).

Vers un triopole pour gagner plus
En France, plus de six ans après l’arrivée fracassante de Free Mobile, les résultats des opérateurs sont aujourd’hui positifs dans l’ensemble malgré la bataille tarifaire et les efforts d’investissement – près de 10 milliards d’euros en 2017, d’après l’Arcep. Le marché à quatre fonctionne : alors pourquoi changer une équipe qui gagne ? Certes, le revenu moyen par abonné – le fameux ARPU (8) – baisse et seul le volume permet de préserver la marge des opérateurs télécoms, d’où la tentation du triopole pour in fine augmenter les prix. « Les circonstances ont évolué et la porte de l’Arcep se rouvre ou du moins s’entrouvre », a même estimé son président, Sébastien Soriano, dans un entretien au Monde le 22 mai. Au risque d’ouvrir la boîte de Pandore. @

Charles de Laubier