Comment YouTube et Uploaded ont encore échappé à leurs responsabilités dans deux affaires de piratage

L’article 17 controversé de la directive « Droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique » n’a pu être appliqué ni à YouTube (Google) ni à Uploaded (Cyando). Et pour cause : l’Allemagne, où deux plaintes pour piratage avaient été déposées, n’a pas encore transposé le texte européen.

Par Rémy Fekete, avocat associé, et Eddy Attouche, juriste, Jones Day

On retient de Beaumarchais son Figaro. On sait moins qu’il fut l’inlassable défenseur des droits d’auteurs : « On dit au foyer des Théâtres qu’il n’est pas noble aux Auteurs de plaider pour le vil intérêt, eux qui se piquent de prétendre à la gloire. On a raison. La gloire est attrayante. Mais on oublie que pour en jouir seulement une année, la nature nous condamne à diner trois cent soixante-cinq fois ».

Deux affaires jointes sous l’ancien régime
Depuis près de 230 ans maintenant, sous l’impulsion de Pierre-Augustin Caron – alias Beaumarchais (1) – les droits d’auteurs sont reconnus comme un gagne-pain après la Révolution française. C’est désormais le combat des défenseurs des droits d’auteurs et des droits voisins qui s’opposent aux plateformes Internet. En cause, la difficulté d’identifier le responsable de la communication au public lorsqu’un internaute indélicat se permet de mettre en ligne sans autorisation une œuvre protégée. « Responsable mais pas coupable ». On entend cette défense depuis les origines de l’Internet, chaque fois qu’une plateforme numérique (2) est assignée en raison de comportements illicites qui s’y tiennent. Mais l’évolution en cours du droit européen pourrait rendre la vie moins facile aux géants du Net. Dans la nouvelle affaire qui occupe la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), Frank Peterson, un producteur de musique, poursuit YouTube et sa maison-mère Google, devant les juridictions allemandes, au sujet de la mise en ligne – par des utilisateurs et sans son autorisation, sur la plateforme YouTube – de plusieurs musiques sur lesquelles il allègue détenir des droits (3). Elsevier, un groupe d’édition néerlandais, poursuit également devant les juridictions allemandes Cyando, l’exploitant de la plateforme numérique Uploaded, du fait de la mise en ligne par des utilisateurs, sans son autorisation, de différents ouvrages dont l’éditeur détient les droits exclusifs (4). La Cour fédérale de justice en Allemagne a soumis plusieurs questions préjudicielles à la CJUE sur l’interprétation du droit de l’Union européenne applicable en la matière. La question principale consiste à savoir si les exploitants de plateformes en ligne, telles que YouTube et Uploaded, sont responsables de la mise en ligne illégale d’œuvres protégées, effectuée par les utilisateurs de ces plateformes. La CJUE n’a toujours pas rendu son arrêt dans les deux affaires jointes, mais les conclusions de l’avocat général, Henrik Saugmandsgaard Øe, ont été publiées en juillet (5). Celui-ci précise le cadre juridique applicable à ces deux litiges : il s’agit de deux directives européennes, respectivement « Ecommerce » de 2000 sur le commerce électronique et « DADVSI » de 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information. La directive « E-commerce » a été modifiée par la directive de 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique (« DADVMUN »), qui a mis en place, pour les exploitants de plateformes en ligne, un nouveau régime de responsabilité spécifique pour les œuvres illégalement mises en ligne par les utilisateurs de ces plateformes numériques. Cependant, cette nouvelle directive « DADVMUN » ne s’applique pas aux présents litiges étant donné qu’elle n’a toujours pas été transposée en droit allemand. Elle doit l’être dans chaque droit national des Etats membres au plus tard le 7 juin 2021. Pour l’heure, ces deux affaires « allemandes » ne peuvent pas encore s’appuyer sur la directive «DADVMUN» (6). Les conclusions de l’avocat général, qui sont souvent suivies par les juges de la CJUE, ont porté sur la responsabilité directe et la responsabilité indirecte de YouTube et de Uploaded, ainsi que sur la demande d’injonction judiciaire à l’égard de ces deux exploitants de plateformes numérique.

Responsabilité directe
• La responsabilité directe
des exploitants de plateformes en ligne est conditionnée par la réalisation d’actes de communication au public. La juridiction de renvoi demande si les exploitants de plateformes en ligne réalisent un acte de « communication au public », au sens de la directive « DADVSI » (7), lorsqu’un utilisateur de leurs plateformes y met en ligne une œuvre protégée. Pour répondre à cette question, l’avocat général opère une distinction fondamentale entre une simple fourniture d’installations, et la réalisation d’actes de communication au public (8). En réalité, selon lui, les exploitants de plateformes en ligne telles que YouTube et Uploaded jouent simplement un rôle d’intermédiaire par le biais de la fourniture d’installations aux utilisateurs de leurs plateformes. Ces exploitants ne décident pas, de leur propre chef, de communiquer des œuvres à un public. Ils suivent les instructions données par les utilisateurs de leurs services qui, eux, décident de transmettre des contenus déterminés et initient activement leur communication (9). Par conséquent, seuls les utilisateurs qui mettent en ligne des œuvres protégées réalisent un acte de communication au public proprement dite de ces œuvres. La responsabilité directe ou primaire susceptible de résulter de cette communication est alors supportée uniquement par ces utilisateurs. Il en résulte que YouTube et Uploaded ne sont, en principe, pas directement responsables de la mise en ligne illicite d’œuvres protégées, effectuée par les utilisateurs de leurs plateformes.

Responsabilité indirecte
• La responsabilité indirecte
des exploitants de plateformes en ligne est conditionnée par la connaissance du caractère illicite des informations stockées. Malgré l’absence de leur responsabilité directe, YouTube et Uploaded peuvent être indirectement responsables dans la mesure où ils « facilitent la réalisation, par des tiers, d’actes illicites de communication au public » (10). Cependant, l’article 3, paragraphe 1, de la directive «DADVSI » ne régit pas cette question. L’avocat général indique à cet égard que c’est l’article 14, paragraphe 1, de la directive « E-commerce » qui a vocation à s’appliquer. Conformément à cet article, un exploitant d’une plateforme en ligne telle que YouTube ou Uploaded ne peut être indirectement tenu responsable pour des informations qu’il stocke à la demande de ses utilisateurs, à moins que cet exploitant, après avoir pris connaissance du caractère illicite de ces informations, ne les ait pas promptement retirées ou rendus inaccessibles. Autrement dit, l’absence de connaissance du caractère illicite des informations constitue une cause d’exonération de la responsabilité indirecte des exploitants de plateformes en ligne. En l’occurrence, Henrik Saugmandsgaard Øe considère que YouTube et Uploaded peuvent bénéficier, en ce qui concerne leur responsabilité indirecte ou secondaire, de l’exonération prévue à l’article 14, paragraphe 1, de la directive « E-commerce », étant donné qu’ils ne jouent pas un « rôle actif » de nature à leur conférer une connaissance du caractère illicite des informations en question (11). L’avocat général précise néanmoins que l’exonération prévue est, en toute hypothèse, limitée à la responsabilité susceptible de résulter des informations stockées, et ne s’étend pas aux autres aspects de l’activité de l’exploitant en question (12).
• La demande d’injonction judiciaire à l’égard des exploitants de plateformes en ligne : une éventuelle possibilité indépendante de la responsabilité. Enfin, l’avocat général propose à la CJUE de juger que, indépendamment de la question de la responsabilité, les titulaires de droits peuvent obtenir, en vertu du droit de l’Union européenne, des injonctions judiciaires à l’encontre des exploitants de plateformes en ligne, susceptibles de leur imposer des obligations (13). En effet, l’article 8, paragraphe 3, de la directive « DADVSI » oblige les États membres à veiller à ce que les titulaires de droits puissent demander qu’une ordonnance sur requête soit rendue à l’encontre des intermédiaires dont les services sont utilisés par un tiers pour porter atteinte à un droit d’auteur ou à un droit voisin. En ce sens, les titulaires de droits doivent pouvoir demander de telles injonctions dès lors qu’il est établi que des utilisateurs portent atteinte à leurs droits, via les services de YouTube et Uploaded, sans devoir attendre qu’il y ait eu récidive et sans avoir à démontrer un comportement fautif de l’intermédiaire (14). Henrik Saugmandsgaard Øe indique toutefois que les mesures prises à l’encontre de YouTube et Uploaded dans le cadre d’une injonction doivent être proportionnées. A ce titre, ces mesures doivent assurer un juste équilibre entre les différents droits et intérêts en jeu et ne doivent pas créer d’obstacles aux utilisations licites du service de ces exploitants.
Le délai de transposition de la directive « DADVMUN » expire le 7 juin 2021. Une fois applicable, cette nouvelle directive devrait durablement changer le régime de responsabilité des exploitants de plateformes en ligne telles que YouTube et Uploaded, notamment en ce qui s’agit des œuvres illégalement mises en ligne par les utilisateurs. Un fournisseur de services de partage de contenus en ligne sera considéré comme responsable d’un acte de communication au public lorsqu’il permettra au public l’accès à des œuvres protégées par le droit d’auteur, mises en ligne par ses utilisateurs (15). Un tel fournisseur devra lui-même obtenir une autorisation des titulaires de droits, en concluant un accord de licence, par exemple, pour les œuvres mises en ligne par ses utilisateurs (16). Ces nouvelles responsabilités prévues par la directive « DADVMUN » sont inscrites dans le fameux article 17 plus que jamais controversé, comme l’illustre la lettre d’organisations de la société civile adressée le 14 septembre (17) à la Commission européenne qui a esquissé cet été ses lignes directrices sur l’application de cet article 17 (18).
Sous le régime de la future directive, il est probable que l’avocat général de la CJUE aurait conclu différemment en tenant YouTube et Uploaded responsables des actes illicites de communication au public réalisés par l’intermédiaire de leurs plateformes, à défaut d’obtenir une autorisation des titulaires de droits. Cette fois ci sans plus trouver refuge dans l’exonération de responsabilité prévue par la directive « E-commerce ».

Fin des privilèges, fin des impunités
La Révolution française donna raison à Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais en mettant un terme au privilège des acteurs de la Comédie-Française qui pouvaient librement jouer les pièces en ne reversant que des rémunérations minimes aux auteurs. C’est à la fiction du « tout gratuit » que la directive « DADVMUN » vient mettre un terme, en appelant justement à la responsabilisation des citoyens et en sonnant la fin de l’impunité des plateformes qui doivent désormais se doter de mesures techniques afin d’identifier les contenus protégés mis en ligne. @