Conflit avec TF1 sur la diffusion des chaînes gratuites : ni Orange, ni Free, ni Canal+ n’ont saisi le CSA

Le tribunal de commerce de Paris est-il en train de devenir le nouveau régulateur de l’audiovisuel français ? C’est à se le demander après que Orange et Canal+ aient préféré le saisir – plutôt que le CSA – pour porter plainte contre le groupe TF1 qui veut les faire payer pour la diffusion de ses chaînes.

« Le CSA n’a reçu aucune saisine d’Orange, Free ou Canal+ », a indiqué Nicolas Curien (photo), président du CSA depuis le 26 février (1), à Edition Multimédi@. Mais cela ne l’a pas empêché d’appeler dès le 6 mars au téléphone les groupes Canal+ et TF1 après que le premier ait interrompu, à partir de la nuit du 1er au 2 mars, la diffusion des chaînes du second dans ses offres Canal ADSL ou fibre, et son application MyCanal, mais aussi sur TNT Sat (1,5 million de foyers). Ce « dialogue » initié par
le régulateur de l’audiovisuel, lequel a aussi auditionné le 7 mars les deux parties en conflit, a payé : Canal+ a aussitôt rétabli le jour même, dans la soirée, le signal de TF1 – dont l’audience avait fléchi depuis cinq jours.

Tribunal de commerce Paris ou CSA ?
« Nous n’avons pas le pouvoir de nous autosaisir (2), mais nous pouvons être un facilitateur dès lors que l’on nous saisisse », nous a dit Nicolas Curien. Mais toujours aucune plainte devant le CSA ! Et ce n’est pas faute d’avoir faire un appel du pied à toutes les parties impliquées dans ce conflit : Orange, Free et Canal+ s’opposent au groupe TF1, lequel leur demande de payer pour la diffusion de ses chaînes disponibles en clair (TF1, TMC, TFX, TF1 Séries Films et LCI) – alors qu’elles étaient diffusées gratuitement jusqu’à présent. Or les contrats sont arrivés à échéances et TF1 saisit l’occasion pour une offre globale « TF1 Premium » payante.
Au moment où les relations s’étaient envenimées entre, cette fois, TF1 et Orange
– l’opérateur télécoms ayant reçu le 1er février une assignation en justice de la part de la filiale audiovisuelle de Bouygues –, le régulateur avait bien proposé le 7 février ses services : « Le CSA a souhaité exprimer sa préoccupation et manifester sa disponibilité pour accompagner et faciliter ces discussions, en prenant en compte de l’intérêt des téléspectateurs et de la situation économique des opérateurs concernés », avait-il fait valoir. Mais ni TF1 ni Orange ne sont s’en remis au CSA, nous a confirmé Nicolas Curien, les deux parties préférant aller ferrailler devant le tribunal de commerce de Paris – avant d’annoncer le 8 mars « un accord de distribution globale ». L’opérateur télécoms historique avait porté plainte en juillet 2017 contre la chaîne pour abus de position dominante dans la télévision (3). Il en est allé de même pour Canal+ qui a confirmé le 27 février les informations de BFM Business révélant que la filiale du groupe Vivendi avait porté plainte contre TF1 devant ce même tribunal – décidément très sollicité – sur le différend commercial qui les oppose sur la diffusion des chaînes de
TF1 dans CanalSat ou sur MyCanal. « Nous saisissons le tribunal de commerce plutôt que le CSA car c’est une question de principe, étant donné que ces chaînes sont déjà disponibles gratuitement partout », nous a répondu une porte-parole de Canal+.
Et comme jamais deux sans trois, il ne resterait plus qu’à Iliad/Free de porter plainte
à son tour devant le tribunal de commerce. C’est à se demander d’ailleurs si cette juridiction-là ne prend pas des allures de nouveau régulateur de l’audiovisuel français ! Pourtant, le CSA a les compétences pour régler ce genre de différend depuis la loi du 15 novembre 2013 sur l’indépendance audiovisuelle qui l’a doté de pouvoirs économiques (4). Son article 5 prévoit bien qu’« en cas de litige, le CSA assure une mission de conciliation (…) ». Cependant, la loi ne parle pas explicitement de conflits avec les FAI (5) ou les diffuseurs TV. SFR (Altice) avait tout de même saisi en mai 2017 le CSA, plutôt que d’aller traîner TF1 devant la justice.
TF1 avait annoncé le 29 juillet 2017 « la fin des accords de distribution de [ses] chaînes en clair et de MyTF1 avec Numericable-SFR ». Mais, après avoir été saisi, le CSA a été « dessaisi » après que SFR et TF1 aient finalement enterré la hache de guerre en annonçant le 6 novembre dernier «un accord global de distribution ». Le régulateur n’a donc eu à se prononcer sur ce litige-là. Le problème était pourtant le même que pour Orange, Canal+ et Free : refus de payer le nouveau service « TF1 Premium » incluant chaînes en clair, télévision de rattrapage MyTF1, et nouvelles fonctions telles que le
« retour au début » (start-over) ou la « catch-up enrichie » (replay au-delà de 7 jours
et HD). Pour cette nouvelle offre «à valeur ajoutée», le groupe TF1 dirigé par Gilles Pélisson – fort d’un accord avec SFR, d’une part, et avec sa propre filiale Bouygues Télécom, d’autre part – réclame à chacun des FAI et à Canal+ « moins de 20 millions d’euros par an ».

Pas de must carry ni de must offer
Les obligations de must carry ou de must offer pourraientils, eux, s’appliquer aux cas d’espèce : le CSA nous répond que « non, car elles ne s’appliquent pas aux chaînes privées, seulement à France Télévisions, Arte et France Médias Monde ». De son côté, le groupe M6 a réussi à signer – sans faire de vagues, lui – de nouveaux contrats de distribution avec Orange, SFR, Canal+ et Bouygues Telecom. @

Charles de Laubier

Chaînes sur les boxes : Orange serait prêt à payer TF1 et M6 s’il y avait des services à valeur ajoutée

En quête de nouveaux revenus, TF1 et M6 exigent depuis près d’un an que les opérateurs télécoms les rémunèrent pour distribuer leurs chaînes gratuites. Mais les fournisseurs d’accès à Internet refusent. TF1 menace de se retirer des boxes. Cependant, Orange n’est pas totalement fermée à l’idée de payer…

C’est une petite phrase passée presque inaperçue en septembre 2016, formulée par le PDG d’Orange, Stéphane Richard (photo), qui montre que les opérateurs télécoms ne seraient pas si hostiles à l’idée de payer les chaînes pour continuer à les distribuer sur leurs boxes : « Je ne vois pas très bien pourquoi les opérateurs accepteraient de payer quelque chose qu’ils ne paient pas aujourd’hui. Mais s’ils ont des services intéressants à proposer
en plus, cela peut se regarder » (1).

Start-over, cloud, nPVR, 4K
Des services à proposer en plus… Ces nouveaux usages que les chaînes – TF1 et M6 en tête – souhaitent proposer à leurs téléspectateurs consistent par exemple à pouvoir revenir au début du programme (fonction start-over) ou bien à enregistrer des programmes dans un service de cloud (fonction nPVR, pour Network Personal Video Recorder). Pour justifier de faire payer la reprise de leurs chaînes, les chaînes mettent en avant le passage à la qualité d’image en 4K (ultra-haute définition). Chez Bouygues, c’est « TF1 Premium ». Le patron d’Orange n’est donc pas resté insensible aux arguments de « valeur ajoutée » des chaînes, lesquelles veulent ainsi proposer des services audiovisuels et des magnétoscopes numériques personnels en ligne, qu’elles maîtriseraient de bout en bout, aux 20 millions de foyers qui, en France, reçoivent la télévision sur leur « box » Internet. Ce serait aussi pour elles le moyen d’instaurer un contact direct avec leurs téléspectateurs dont les données gérées par les fournisseur d’accès à Internet (FAI) ne leur sont pas accessibles. C’est en outre une façon pour les chaînes, notamment les historiques, de se mettre à la page des nouvelles technologies audiovisuelles face aux innovations proposées dans le cloud par des agrégateurs de flux télévisés tels que Molotov positionnés comme OTT (Over-The-Top). Car derrière cette querelle du PAF, c’est bien la bataille pour le contrôle des « clients » téléspectateurs qui s’intensifie sous la pression des nouveaux entrants du Net.
La suprématie des boxes est de plus en plus contestée (2). Les négociations tendues vont bon train dans la mesure où les accords de distribution de TF1 avec les opérateurs télécoms, notamment sur le replay, sont arrivés à échéance et doivent être renouvelés, de même que ceux de M6 d’ici la fin de cette année. Car pour l’heure, les FAI paient seulement les chaînes pour leur service de TV de rattrapage.

Par exemple, TF1 encaisse chaque année environ 10 millions d’euros des distributeurs de son service MyTF1. C’est Gilles Pélisson, PDG du groupe TF1 depuis plus d’un an maintenant, qui a relancé l’idée de faire payer les opérateurs télécoms – Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free – s’ils veulent continuer à reprendre ses chaînes sur leurs boxes. Lui-même est un ancien dirigeant de Bouygues Telecom, autre filiale du groupe Bouygues. Il espère obtenir des différents FAI – opérateurs télécoms, câblo-opérateurs et opérateurs satellites – un paiement qui pourrait atteindre 100 millions d’euros à l’année. Les opérateurs télécoms concernés sont vent debout contre cette nouvelle exigence, estimant que les chaînes trouvent à travers eux un moyen puissant de diffusion auprès des 20 millions d’abonnés à un service de TV sur ADSL (IPTV) sans leur reverser une quote-part de leurs recettes publicitaires télévisées. De plus, les chaînes bénéficient gratuitement de fréquences de la TNT auprès du CSA (3).
A l’inverse, les chaînes mettent en avant le coût du signal de diffusion et l’investissement dans la production de programmes, tout en constatant que les FAI facturent à leurs abonnés des options TV sans reverser pour autant une part à elles
les chaînes. C’est le dialogue de sourds qui pourrait être arbitré par le CSA en cas de blocage des négociations (4). Le 16 février dernier, Régis Ravanas, directeur général adjoint de TF1 chargé de la publicité et de la diversification, est reparti à la charge lors de la présentation des résultats financiers du groupe. « Il y a vraiment un problème de partage de valeur à rééquilibrer. Nous sommes très déterminés. Les discussions ne sont pas simples naturellement parce que c’est un changement de modèle. Mais nous voulons aller jusqu’au bout et, si cela devenait nécessaire, aller jusqu’à se passer de diffusion du signal TF1 sur certaines plateformes. Ce que nous n’espérons pas », a-t-il prévenu.

TF1 plus aux abois que M6
La chaîne de Bouygues a pris l’exemple de la Belgique où TF1 est rémunéré par les opérateurs Orange et Altice (SFR). En Allemagne, la chaîne ProSieben perçoit des opérateurs quelque 100 millions d’euros par an. Pour Régis Ravanas, il s’agit d’un
« mouvement de fond en Europe ». L’injonction – « Payez-moi sinon je boycotte votre box » – relève-t-il du chantage, du bluff ou d’une fuite en avant ? L’an dernier, le bénéfice net de TF1 a chuté de 50 %. M6, plus discret dans cette affaire, a vu le sien bondir de 33 %. @

Charles de Laubier