Rebaptisé Epic Games il y a 20 ans, l’éditeur de Fortnite gagne avec le modèle « Games as a Service » (GaaS)

C’est son actionnaire le chinois Tencent, détenteur de 40 % de son capital,
qui a mis l’éditeur de jeux vidéo américain Epic Games sur la voie du « GaaS », l’équivalent pour les jeux du SaaS (logiciels). Le succès mondial de « Fortnite » lui a donné raison. Son PDG Tim Sweeney a fait fortune.

« Fortnite » a été incontestablement le jeu vidéo-phénomène de l’année 2018. Il fut annoncé il y a sept ans par son éditeur Epic Games, fondé et dirigé par Tim Sweeney (photo), s’inspirant du jeu en ligne Minecraft. Le principe de « Fortnite » est que les joueurs doivent recueillir des matériaux et construire des structures pendant la journée pour éloigner les ennemis – des zombies – qui attaquent durant la nuit !

Valorisation multipliée par 10 en 6 ans !
Jeu freemium ou free-to-play, « Fortnite » est accessible gratuitement selon le modèle
« Games as a Service » (GaaS) – comme il y a le « Software as a Service » (SaaS) dans le logiciel. Pour adopter ce modèle GaaS puissant, dont l’origine remonte aux premiers jeux en ligne massivement multijoueur (en anglais MMOG pour Massively Multiplayer Online Game, ou MMO) apparu il y a quinze ans comme « World of Warcraft », Tim Sweeney avait fait appel en 2012 au géant chinois Tencent qui détenait une longueur d’avance dans ce type d’écosystème disruptif. Le « T » de BATX – les GAFA chinois – avait pu faire du GaaS avec succès en Chine avec des jeux sous licence tels que « League of Legends » de l’éditeur américain Riot Games, finalement tombé en 2015 dans l’escarcelle du chinois qui a aussi des vues sur le français Ubisoft dont il est actionnaire (1).
En contrepartie, la firme de Shenzhen (Sud-Est de la Chine) a obtenu il y a sept ans
40 % du capital d’Epic Games qu’elle possède toujours aujourd’hui. Tim Sweeney avait présenté cette acquisition partielle de son groupe comme une nouvelle ère « Epic 4.0 ». Le succès phénoménal rencontré par « Fortnite » au cours de l’année 2018, atteignant quelque 125 millions d’utilisateurs dans le monde, valoriserait l’entreprise privée Epic Games, non cotée en Bourse, à plus de 8,5 milliards de dollars fin 2018 selon Bloomberg, voire « au moins 15 milliards de dollars » selon le Wall Street Journal, contre seulement 825 millions de dollars lors de l’entrée de Tencent au capital en 2012. Autrement dit : en six ans, la valorisation d’Epic Games a été multipliée par plus de dix ! Tim Sweeney, qui a gardé le contrôle de son entreprise, est devenu milliardaire et sa fortune personnelle dépassant les 7 milliards de dollars le place (au 25 janvier 2019)
en 200e position des personnes les plus riches du monde (2). Parallèlement, Tencent s’est hissé au rang de véritablement « Empire du Milieu » des jeux vidéo en mode GaaS et, avec la force de frappe de son application mobile de messagerie-réseau social-boutique WeChat (alias Weixin), sur smartphone. Le potentiel de joueurs est énorme puisque Tencent compte près de 1 milliard d’utilisateurs actifs en Chine ! Les autres actionnaires minoritaires d’Epic Games, que sont Disney, Endevour, KKR, Iconiq Capital, Smash Ventures, aXiomatic, Vulcan Capital, Kleiner Perkins et Lightspeed Venture Partners, ont aussi leur retour sur investissement (3). Selon des médias américains, parmi lesquels TechCrunch (4), Epic Games afficherait pour 2018 un bénéfice net record de 3 milliards de dollars grâce notamment à l’engouement pour
« Fortnite » – ce que Tim Sweeney n’a pas voulu confirmer, ni démentir d’ailleurs.
« Fortnite » a beau être gratuit, ce jeu de bataille royale – « Fortnite Battle Royale » – génère beaucoup d’argent en vendant des objets numériques.
Et c’est en 2019, d’ici la fin de l’année, que sera organisée la toute première Coupe du monde Fortnite (Fortnite World Cup) avec à la clé un fonds de 100 millions de dollars de Prix pour la saison 2028-2019 des tournois de e-sport. Le point fort d’Epic Games réside dans son moteur de jeux vidéo Unreal Engine qui, au-delà de ses propres jeux vidéo (« Fortnite » , « Unreal», « Gears of War, « Paragon », « Infinity Blade », …), permet à des développeurs extérieurs – moyennant un abonnement (19 dollars par mois) et des royalties de 5% sur les ventes – de créer aussi les leurs ou des briques
de jeux (y compris des titres pour les casques VR Oculus Rift de Facebook). Lancé
en 1998, Unreal Engine est assorti depuis septembre 2014 d’une boutique en ligne
– Unreal Engine Marketplace – qui est ouverte à tout développeur et qui rapporte à
Epic Games 12 % de royalties (au-delà de 3.000 dollars de revenus).

Epic Games Store contre Steam (Valve)
En lançant Epic Games Store en décembre 2018 à également 12 % de royalties,
Tim Sweeney s’attaque aussi à la plateforme rivale de distribution de jeux en ligne
qui n’est autre que Steam, de l’américain Valve, devenu numéro un mondial dans ce domaine (5). Il est par ailleurs prévu qu’en mars prochain, le jeu d’action « The Division 2 » d’Ubisoft sera disponible sur Epic Games Store. Des streamers (joueurs en ligne) peuvent gagner beaucoup d’argent en mettant en ligne leurs exploits « Fortnite » (6)
ou autres sur Twitch (Amazon) ou YouTube (Google). @

Charles de Laubier

Les jeux vidéo veulent s’affranchir des boîtes et des consoles

Le marché mondial des jeux vidéo, qui dépasse désormais celui de la musique et
du cinéma, est en pleine mutation. Les ventes de « boîtes » pour jouer localement cèdent le pas aux jeux en ligne multi joueurs. Ceux-ci veulent s’émanciper des consoles vidéo pour investir tous les écrans connectés.

« Avatar : The Game ». Vous avez aimé la superproduction cinématographique en
3D de James Cameron, “Avatar” ; vous adorerez sans doute le jeu vidéo édité simultanément par l’éditeur français Ubisoft. La planète Pandora sort des salles obscures pour se projeter sur Playstation de Sony, Xbox de Microsoft, Wii de Nintendo ou encore sur ordinateur (1). Mais n’en déplaise aux millions d’internautes ou de mobinautes, le jeu Avatar n’est pas en ligne et encore moins « multi joueurs ». Pourtant, le marché des jeux vidéos tend à vouloir s’affranchir à la fois de la tutelle
des jeux sur consoles (environ 55 % du marché) et de la dépendance au rythme des lancements de nouvelles machines par les fabricants.
Cette industrie du jeu vidéo – qui dépasse désormais celles de la musique et du cinéma – est en train de passer d’un modèle où la majorité des joueurs avait un profil « joueur effréné » (core gamer), achetant des jeux vidéos en boîte pour jouer en local, à un profil de « joueur occasionnel » (casual gamer), téléchargeant des jeux sur Internet pour y jouer seul ou en groupe. La distribution des jeux classiques est également en train de changer avec l’essor du téléchargement. En outre, de nouveaux supports sont en développement pour permettre de jouer sur un simple écran de télévision. Des sociétés comme OnLive et Gaikai devraient prochainement proposer au grand public des technologies de streaming qui court-circuiteront purement et simplement les constructeurs de consoles actuels.

Le grand public devient joueur
Après avoir connu plusieurs transformations, essentiellement liées à l’évolution des technologies (puissance des machines), et après avoir gagné ses lettres de noblesse (des jeux équivalant aux productions cinématographiques), le marché des jeux vidéo
a commencé à réaliser sa mue : les éditeurs proposent des jeux grand public (marché du joueur occasionnel), avec le lancement de la Wii et prochainement de Natal de Microsoft et Motion Controler de Sony. Les jeux en ligne sont en train de suivre le même chemin. Au-delà de ceux réservés à un public averti, le marché propose désormais des jeux « online » tous publics aux graphiques simples mais extrêmement immersifs, accessibles depuis n’importe où. Les grands éditeurs s’intéressent de près à ces marchés. Electronic Arts a ainsi racheté tout récemment Playfish, qui compte près de 60 millions d’utilisateurs actifs dans le monde (Facebook, Myspace). Ubisoft pour sa part a repris Nadeo (jeu de courses de voitures en lignes, Trackmania). Fin 2007, Activision s’est allié à Blizzard qui contrôle World of Warcraft.

L’essor des jeux sur Internet
Grâce au développement rapide des jeux en ligne ou autres supports que les traditionnelles consoles et ordinateurs, le marché mondial des jeux vidéo amortit le brusque ralentissement de sa croissance. Et leur audience – de plus en plus large et
en passe d’être mesurée – commence à être monétisée par l’insertion dans les jeux
de publicité sur Internet (voir encadré page suivante). Après plusieurs années de croissance à deux chiffres, cette première industrie du divertissement devrait être
tout juste stable en 2009. La part des jeux en ligne – encore majoritairement pratiqués sur PC mais qui commencent à se développer sur consoles connectées – et celle des jeux vidéo dits communautaires augmentent année après année : + 12 % du marché
en 2005 à 16,6 % en 2008, selon PriceWaterhouseCoopers. Ces catégories regroupent plusieurs segments.

• Les jeux dits « massivement multi joueurs » ou Massively Multiplayer Online (MMO), dont l’un des tous premiers est Everquest, ont fortement progressé au cours des dernières années. Et cela grâce, entre autres, à la démocratisation de l’Internet haut débit. Le marché est dominé par World of Warcraft (63 % des joueurs) et absorbe 15 % du temps de jeu (selon une étude de Gamesindustry.com). Ces jeux permettent aux joueurs, moyennant le plus souvent un abonnement mensuel, de faire évoluer
– en compagnie d’autres joueurs – un ou plusieurs personnages dans un monde
« persistant » (2).
Pour l’éditeur, ils offrent l’avantage d’une récurrence du chiffre d’affaires que ne permettent pas les jeux classiques. Toutefois, l’investissement initial est aussi plus important et donc le risque plus grand en cas d’échec ou de demi-succès du jeu.
A l’exception de Activision- Blizzard (World of Warcraft), NCSoft (Aion, Lineage) ou encore Sulake Corporation Oy (Habbo Hotel), les autres jeux n’arrivent pas à attirer
un grand nombre de joueurs. Electronic Arts, qui a essayé de percer dans ce domaine, connaît un semi échec avec Warhammer Online. Plusieurs serveurs ont en effet déjà été fermés. Les éditeurs chinois (Changyou, The9, Shanda,…) font figure de cas particuliers. Leur marché domestique leur permet d’adresser rapidement 1 million
de joueurs !

• Les jeux en ligne de type « multijoueurs » – dérivés de jeux traditionnels (type Modern Warfare 2 en réseau) – sont de plus en plus pratiqués (essor des tournois internationaux par équipes). Et rares sont désormais ceux qui s’en tiennent à une campagne solo, sans un mode réseau. Il s’agit pour l’éditeur, dont le chiffre d’affaires est proche de zéro, d’une quasi-obligation pour vendre certains titres. En revanche,
les retombées en terme d’image peuvent être très importantes en cas de succès du
« multijoueurs » (Counter Strike, Battlefield, etc).

Sur réseaux sociaux et mobiles
• Les jeux sur les réseaux sociaux (Facebook, MySpace, …)
sont en train de rencontrer un très grand succès et certains – comme Restaurant City, Mafia War ou encore FarmVille (de Zynga) – comptent plusieurs dizaines de millions de joueurs.
Pour nombre d’entre eux, le chiffre d’affaires est réalisé avec la publicité et, de plus en plus, la vente d’objets virtuels (parfois vendus plus cher que l’équivalent réel). Certaines études estiment que ce marché pourrait attendre rapidement une taille de plusieurs milliards de dollars aux Etats-Unis, alors qu’il représentait déjà 5 milliards de dollars
en Asie en 2008. Playfish, Zynga et DeNA sont les éditeurs les plus connus dans ce segment.

• Le marché des jeux dits « wireless », ceux essentiellement sur téléphones portables, devrait quant à lui poursuivre sa progression. L’essor des jeux sur mobiles est lié au succès de l’iPhone d’Apple et à la forte croissance des smartphones en général.
Ces jeux présentent l’avantage d’être très bon marché (entre 1 euro et 10 euros) et d’être accessibles pratiquement de partout. Le téléchargement de ces jeux n’est pas limité aux téléphones portables mais il se développe également sur les consoles portables et les consoles de salon telles que WiiWare, PlayStation Network ou encore Xbox Live. Si les jeux en ligne, d’une part, et la distribution numérique des jeux, d’autre part, devaient se généraliser, la vente de jeux en boîtes pourrait devenir marginale. C’est la nouvelle génération « Internet native » qui en décidera. @

Brice Thebaud
(analyste chez Aurel-BGC)

ZOOM

La publicité commence à financer les jeux en ligne
En 2009, selon l’Institut de l’audiovisuel et des télécoms en Europe (Idate), entre 70 %
et 75 % des propriétaires de consoles de salon – soit plus de 100 millions de foyers dans le monde – ont connecté leur machine à Internet. Ils devraient être 225 millions
en 2013. L’année 2009 a notamment marqué l’entrée de la télévision dans l’ère de l’Internet. Connectée, la « TV » hébergera des services de jeux vidéo à la demande. Selon Laurent Michaud, chef de projet de l’étude « In-Game Advertising » de l’Idate,
les terminaux de loisirs numériques et télévisuels participent à la forte croissance du marché de la publicité dans les jeux vidéo. « Longtemps mésestimé par les annonceurs, car s’adressant à un profil trop limité de consommateurs, le jeu vidéo
est désormais davantage grand public et bénéficie d’un effet rattrapage des budgets publicitaires en sa faveur », explique-t-il.
Les revenus publicitaires dans les jeux vidéos devraient passer de 716 millions d’euros
au niveau mondial cette année à 1,4 milliard d’euro en 2013, soit un taux de croissance annuel moyen de 18,5 % sur la période. Une aubaine pour le marché de la publicité confronté à un sérieux ralentissement. Le jeu en ligne communautaire et sur réseaux sociaux est le segment de marché qui est le plus dynamique en matière de publicité.
Mais le risque de dérives existe. Zynga, l’éditeur de jeux le plus connu, par exemple,
a reconnu que les bannières publicitaires sur lesquelles les utilisateurs cliquent pour avancer dans le jeu pouvaient avoir des impacts non souhaités (abonnement automatique, facturations, et) pour les consommateurs. En novembre 2009, l’association française de consommateurs, UFC-Que Choisir, a mis en garde les parents contre les jeux « soi-disant gratuits sur Internet » qui, au bout du compte,
ont généré une facture élevée.