Accords entre cinéma et TV payantes : l’Europe enquête sur la protection territoriale absolue

A l’heure du satellite et du Net sans frontières, la Commission européenne vérifie
si les accords de licence entre les studios de cinéma et les chaînes de télévision payantes comportent des clauses dites de « protection territoriale absolue » de nature à restreindre indûment la concurrence.

Par Christophe Clarenc (photo) et Martin Drago, Cabinet Dunaud, Clarenc Combles & Associés

La Commission européenne a annoncé, le 13 janvier dernier, l’ouverture d’une enquête de concurrence portant sur « les restrictions qui pèsent sur la fourniture transfrontalière de services de télévision payante » (1) dans les accords de licence entre les grands studios de production américains – Twentieth Century Fox, Warner Bros., Sony Pictures, NBCUniversal et Paramount Pictures – et les principaux télédiffuseurs payants en Europe – Canal Plus en France, BSkyB au Royaume-Uni, Sky Italia en Italie, Sky Deutschland en Allemagne et DTS en Espagne.

Satellite et Internet transfrontaliers
Ces accords permettent la diffusion par satellite ou en flux Internet de contenus audiovisuels, et en particulier des « films à succès », concédés sous ces licences.
Les droits de télédiffusion payante de ces contenus sont généralement valorisés, négociés et concédés sur une base territoriale et exclusive (un opérateur exclusif dans chaque Etat membre ou le cas échant dans plusieurs Etats membres partageant une même langue), avec protection territoriale légitime. La Commission européenne entend examiner les modalités de protection territoriale prévues dans ces accords de licence
et en particulier les éventuelles clauses qui organiseraient une « protection territoriale absolue » en garantissant que les contenus concédés « sont diffusés uniquement
dans l’Etat membre où le diffuseur émet par satellite ou sur Internet » et en empêchant totalement ainsi les diffuseurs de fournir leurs services « par-delà les frontières »,
par exemple « en refusant les abonnés potentiels d’autres Etats membres ou en bloquant l’accès transfrontière à leurs services ».
Lors de sa conférence de presse, le commissaire européen Joaquín Almunia, chargé
de la Concurrence, a précisé – selon les propos rapportés par l’AFP le 13 janvier – que
« nous ne remettons pas en question la possibilité d’accorder des licences sur une base territoriale, et nous n’essayons pas d’obliger les studios à vendre des droits sur une base pan-européenne ». Ce qui exclut ainsi a priori tout rapport entre cette enquête et la promotion poursuivie par ailleurs d’un marché unique des œuvres audiovisuelles dans le cadre de licences multi-territoriales (voir encadré). En outre, le commissaire européen indique que l’enquête se concentrerait sur « les restrictions aux demandes non sollicitées provenant de spectateurs installés dans d’autres pays membres (…) ou qui déménagent ou voyagent à l’étranger ».
• Le contexte de l’enquête. Cette enquête s’inspire expressément de l’arrêt rendu par
la Cour de justice de Union européenne (CJUE) le 4 octobre 2011 dans les affaires jointes « Football Association Premier League » et « Murphy » (2). Dans cet arrêt, la CJUE a abordé la question de la protection territoriale dans le secteur des services de radiodiffusion, à propos d’accords de licence de diffusion satellitaire d’événements sportifs (en l’espèce les matchs de la Premier League). Ces accords comportaient une exclusivité territoriale garantie par une clause d’interdiction aux télédiffuseurs de fournir leurs dispositifs de décodage à l’extérieur du territoire, empêchant ainsi la réception du service en dehors du territoire autorisé.

Exclusivité territoriale versus concurrence
La CJUE a rappelé que, si rien n’interdisait à un titulaire de concéder à un licencié unique le droit exclusif de diffuser un objet protégé sur un territoire et d’en interdire la diffusion
par d’autres, l’interdiction de la « protection territoriale absolue » était transposable dans
le domaine de la prestation transfrontalière de services de radiodiffusion.
La Cour a considéré en l’espèce que la clause d’interdiction de fourniture des dispositifs de décodage à l’extérieur du territoire couvert par la licence interdisait aux diffuseurs
toute prestation transfrontalière et conférait à chaque diffuseur une exclusivité territoriale absolue dans la zone couverte par sa licence, éliminant toute concurrence entre diffuseurs et cloisonnant le marché selon les frontières nationales.
La CJUE a condamné cette clause en énonçant qu’« une licence exclusive conclue entre un titulaire de droits de propriété intellectuelle et un organisme de radiodiffusion constitue une restriction de concurrence interdite par l’article 101 TFUE [Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne] dès lors qu’elle impose l’obligation à ce dernier organisme de ne pas fournir de dispositifs de décodage permettant l’accès aux objets protégés de ce titulaire en vue de leur utilisation à l’extérieur du territoire couvert par le contrat de licence ».

Quid des musiques, films et livres ?
L’avocat général avait suggéré d’élargir le raisonnement à d’autres services comme « par exemple la commercialisation de programmes informatiques, de morceaux de musique, de livres électroniques ou de films sur Internet » (3). Si l’arrêt n’a pas retenu cette suggestion, en s’en tenant spécifiquement aux accords de licence en cause, il n’a pas non plus exclu la possibilité d’une transposition et d’une extension de ses principes à d’autres catégories de clauses, de contenus et de modes de diffusion. L’enquête ouverte par la Commission européenne sur les accords de licence entre les grands studios de production américains et les principaux télédiffuseurs payants en Europe s’inscrit ainsi dans la logique et la dynamique de l’arrêt « Football Association Premier League/Murphy » de la CJUE, avec
la nécessité de prendre dûment en compte le contexte juridique et économique propre à ces contenus, ainsi que la question de la cohérence des droits sur les différents modes
de diffusion – par satellite ou en flux Internet. C’est d’ailleurs après cet arrêt que la Commission européenne avait mené une première enquête « pour examiner si les accords de licence pour le contenu des chaînes à péage optionnelles contiennent des clauses de protection territoriale absolue de nature à restreindre la concurrence, à entraver l’achèvement du marché unique et à priver les consommateurs d’un accès transfrontière à des contenus sportifs et cinématographiques payants » (4).

• Les clauses visées. La Commission européenne a indiqué que son enquête se concentrerait a priori sur deux restrictions, celle concernant les spectateurs qui déménagent ou voyagent à l’étranger et celle concernant les demandes non sollicitées
de spectateurs installés dans d’autres Etats membres. La première des restrictions renvoie à la question de la « portabilité » du service dans un autre Etat membre quand le souscripteur du service va dans un autre Etat membre. Si une telle « portabilité » apparaît dans l’intérêt du consommateur, dès lors que le service a été initialement vendu et acheté sous la protection territoriale, elle pourrait cependant nécessiter – par exemple dans le cas du streaming – un nouvel accord du détenteur des droits. D’où l’importance d’un examen circonstancié du contexte juridique des accords de licence. La seconde restriction renvoie à la question des ventes passives et n’est pas moins délicate. En effet, la protection territoriale absolue est généralement associée à l’interdiction des ventes passives sur le territoire d’un autre distributeur exclusif – les ventes passives étant définies comme la satisfaction de demandes non sollicitées par le vendeur et les ventes actives comme la satisfaction de demandes sollicitées par le vendeur par prospection commerciale.
Or une prohibition de l’interdiction de vente passive sur le territoire d’un autre diffuseur exclusif, comme constitutive de protection territoriale absolue, aboutirait non seulement
à dissocier la commercialisation et la fourniture du service (en justifiant l’interdiction de la première tout en imposant la seconde), mais pourrait en outre miner l’intérêt et l’économie mêmes de l’exclusivité territoriale. En outre, la directive « DADVSI » sur le droit d’auteurs et les droits voisins dans la société de l’information ne prévoit pas d’épuisement de ces droits dans le cas d’un service en ligne (5). Il faudra donc suivre avec attention les développements et conclusions de l’enquête ouverte par la Commission européenne. @

ZOOM

Licence multi-territoriale et marché unique du numérique
Le Parlement européen a adopté le 4 février 2014 la nouvelle directive « Gestion
collective » qui prévoit des licences multiterritoriales pour les plateformes de musique
en ligne (6) (*). La Commission européenne réfléchis en outre depuis longtemps à des licences multi-territoriales dans l’audiovisuel, comme le montre le rapport « Licences
multi-territoriales des œuvres audiovisuelles dans l’UE », publié en octobre 2010*.
Ce rapport pose en « priorité » la promotion d’un marché unique compétitif et diversifié pour les œuvres audiovisuelles. Par ailleurs, la Commission européenne a mené jusqu’au 5 mars 2014 une consultation publique en vue de réviser la directive « DADVSI » sur le droit d’auteur dans la société de l’information, dans le prolongement de sa communication « Vers un marché unique des droits de propriété intellectuelle » de 2011. A suivre… @