Les adblockers grippent les « rouages » de l’édition et de la publicité numériques

Le « rouage » était au Moyen-Âge une redevance payée en fonction des
places occupées dans les foires. Un peu comme le sont aujourd’hui certains adblockers… En Allemagne, des éditeurs ont saisi la justice contre ces bloqueurs de pubs. En France, la pédagogie sera-t-elle suffisamment payante ?

Par Inès Veyne et Etienne Drouard (photo), K&L Gates Avocats

Les internautes qui ne veulent pas voir s’afficher de publicités
sur Internet peuvent ajouter à leur logiciel de navigation un filtre bloquant les contenus publicitaires, ou « adblocker ». Or, les modèles économiques des éditeurs de services en ligne reposent en grande partie sur le financement par la publicité des contenus publiés gratuitement auprès des internautes. Le taux de blocage de ces logiciels « anti-pub » – pouvant aller de 15 % à 60 % de l’inventaires publicitaires selon les sites web – remet aujourd’hui
en cause les modèles économiques des éditeurs de services en ligne.

Adblock Plus : anti-pub, sauf si…
Dans le même temps, certains adblockers ont très bien compris qu’ils agissent à la
fois sur le marché de l’anti-pub et de la pub. Le 17 juin dernier, le groupe européen
de presse Axel Springer et les chaînes de télévision ProSiebenSat.1 et RTL ont introduit devant le tribunal de Munich une action contre la société Eyeo GmbH,
éditeur d’Adblock Plus, principal adblocker aux 50 millions d’utilisateurs. Ces médias
et éditeurs critiquent son modèle économique, en particulier l’« offre » qui est faite
aux éditeurs de services d’appartenir à une liste « blanche » permettant aux publicités qualifiées d’« acceptables » de ne pas être bloquées, moyennant le versement d’une somme d’argent à Eyeo/Adblock Plus.
Cet adblocker est une extension pour navigateur (1) qui permet de bannir la réception de la majorité des publicités présentes sur le web : pop-ups, bannières mais également publicités vidéo. Les exploitants d’Adblock Plus ont conscience de « l’arme destructrice pour l’écosystème d’Internet » que peut devenir leur filtre. Ainsi, Till Faida, co-gérant du filtre anti-pub, reconnaissait récemment qu’Adblock Plus avait bloqué jusqu’à 70 % des publicités sur certains blogs allemands.

Sous la pression des critiques, le système a évolué : le « Whitelisting », activé par défaut, permet de diffuser des publicités jugées acceptables par Adblock Plus ;
l’entrée dans cette liste « blanche » est « gratuit(e) pour tous les petits et moyens
sites et blogs » (2) ; il faut simplement remplir des conditions fixées par Adblock Plus (3) et contrôlées manuellement – avec une efficacité et une objectivité critiquées.
Le filtre « anti-pub » précise ainsi que « la gestion de la liste nécessite un effort important », justifiant le versement d’une rémunération « par des fonds privés qui agissent au bénéfice des publicités non-intrusives, et qui veulent participer à l’initiative des Annonces Acceptables » (4). De grandes sociétés, telles que Google pour Google Search, ont reconnu avoir signé de tels accords avec Adblock Plus. Ce serait là la véritable source de financement de la société, qui ne serait « antipub » qu’à l’égard
des publicitaires qui refuseraient de lui verser de l’argent (sic).

Quid des conséquences néfastes sur l’écosystème des services en ligne ? Le manque à gagner pour les régies publicitaires, éditeurs de sites web et intermédiaires techniques est loin d’être négligeable. Les sites dédiés aux nouvelles technologies et
à l’information sont les plus touchés, connaissant un blocage des publicités supérieur
à 40 % – voire jusqu’à 60 % pour certains.
Cette pratique est d’autant plus néfaste que la publicité en Real Time Bidding (5) permet un remplissage plus complet des espaces publicitaires jusqu’alors invendus. Bloquer les publicités entraîne donc une perte directe plus lourde pour les régies et les sites diffuseurs.

Les éditeurs versus les adblockers
Les serveurs de publicité, ou « Adservers », ont pour leur part recherché des solutions techniques qui modifient la manière de servir ces publicités, en permettant par exemple à un second Adserver de prendre le relais au cas où la première publicité n’aurait pas pu être affichée. Mais les éditeurs constatent, quant à eux, que certaines solutions seraient néfastes : cela augmenterait le nombre de publicités sur leurs sites – ce qui
ne ferait qu’encourager les internautes à bloquer ces publicités trop nombreuses –,
ou le nombre de pages vues en découpant la pagination des contenus. Ce qui limiterait l’ergonomie du site ou bien augmenterait le rafraîchissement automatique des pages. Certains éditeurs envisagent également d’installer un « Paywall », obligeant l’internaute à payer pour accéder au site, ou des abonnements « Premium » pour des privilégiés qui disposeront d’un contenu plus large, voire différentes versions de leurs sites – une payante enrichie et une gratuite dégradée – afin d’inciter l’internaute à payer. D’autres éditeurs ont également recours à des contenus sponsorisés par des marques, présentant des dossiers ou des tests de produits sur leur site, lorsque ce n’est pas du brand content ou du native advertising.

Entre pédagogie et juridique
Certaines solutions techniques envisageables seraient vouées à un contournement rapide, comme le fait de bloquer les bloqueurs de publicités ou d’empêcher les internautes munis d’adblockers d’accéder aux sites. Le site de télévision sur Internet Play TV explique par exemple ce choix difficile aux internautes : « Nous avons fait le choix d’un modèle basé sur la publicité, mais gratuit pour l’utilisateur final […]. Ce modèle permet à des millions d’internautes de profiter de programmes en direct chaque mois » (6).
Les éditeurs sont pour la plupart conscients qu’il est très difficile de vivre de solutions payantes pour l’internaute.
Or, toutes les autres solutions recherchées soulèvent de nombreux écueils économiques (renoncer à un visiteur) et déontologiques (refuser l’accès à l’information sans publicité).

La solution la moins polémique semble être celle de la sensibilisation. Par le biais de messages à destinations des internautes munis d’adblockers, remplaçant les publicités bannies, les éditeurs expliquent l’importance de la publicité pour leur survie et invitent les visiteurs à désactiver les bloqueurs (7).
Des sociétés se sont ainsi développées, proposant aux sites de mesurer le nombre d’utilisateurs munis d’adblockers sur leur site et les pertes ainsi encourues, mais également d’afficher un message personnalisé, non intrusif mais visible, demandant aux internautes de désactiver leur bloqueur ou de placer le site sur la liste blanche d’AdBlock Plus. Exemple : la start-up Page Fair (8), à Dublin, mesure le nombre de visiteurs bloquant les publicités et affiche même « une publicité non intrusive personnalisée » accompagnée d’un message.
D’autres sociétés, telles que Clarityray (9) et Adunblock (10), proposent des services similaires aux éditeurs.
Certains éditeurs et Adversers envisagent la possibilité d’agir contre ces adblockers au niveau national et même européen, qualifiant le modèle économique de certains adblockers de « racket ». Les voies d’actions sont diverses : concurrence déloyale, dénigrement, voire atteinte aux droits de propriété intellectuelle des éditeurs et des Adservers, au motif que le code HTML d’une page serait protégé par divers droits de propriété intellectuelle et que sa modification par les adblockers pour évincer la publicité serait donc une violation de ces droits.

Ces diverses pistes méritent d’être évaluées par deux arbitres. L’un est médiatique.
Or, communiquer sur le terrain de la défense de la publicité n’est pas chose facile, même lorsqu’il s’agit de démontrer que l’indépendance comme le pluralisme imposent de parvenir à des financements adaptés aux modes de consommation des internautes, tels que la … publicité. L’autre arbitre est juridique. Mais il manque de résonance, tant qu’on ne se situe pas au niveau paneuropéen de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE).

Neutralité du Net, pub comprise
La « Net neutralité », principe invoqué par les acteurs les plus antagonistes, commence par la neutralité du transport de l’information prévue par les textes européens et français en vigueur et garante de la circulation de toute donnée, y compris publicitaire, dès lors que celle-ci n’est pas illicite. Cette neutralité-là n’est encore qu’objectif sociétal louable, auquel les régulateurs et les tribunaux doivent donner une substance concrète. Une chose reste certaine, pour l’heure : le « droit » de surfer sans publicité n’est reconnu, à ce jour, par aucun texte en vigueur.

Il est donc urgent d’expliquer la chaîne de financement des contenus éditoriaux si l’on ne souhaite pas que ces derniers ressemblent bientôt aux publicités que les adblockers prétendent filtrer pour la tranquillité des internautes. @

YouTube part à la conquête de la Pay-TV et de la SVOD

En fait. Le 9 mai, YouTube, la filiale vidéo en ligne de Google, a annoncé le lancement d’« un programme pilote pour un petit groupe de partenaires
[54 chaînes thématiques dans un premier temps, ndlr] qui proposeront des chaînes payantes (…) avec des frais d’abonnement démarrant à 0,99 dollar par mois ».

En clair. Le géant du Web se lance à l’assaut du marché mondial de la télévision
payante. Les 54 chaînes thématiques qui sont d’ores et déjà proposées moyennant
des abonnements allant de 0,99 cent à 7,99 dollars par mois, en passant par 1,99 dollar, 2,99 dollars ou encore 6,99 dollars (1). Elles sont accessibles via youtube.com/channels/paid_channels. Si le nouveau service de SVOD de YouTube
a été lancé dans dix pays, comme « programme pilote », force est de constater que toutes ne sont pas accessibles dans chacun des pays. Par exemple, selon nos constatations, 24 d’entre elles ne sont pas accessibles en France. « Désolé, cette chaîne payante n’est pas disponible dans votre pays », nous précise-t-on pour certaines sur la mosaïque des thématiques.
Jusqu’alors essentiellement axé depuis son lancement en février 2005 sur le partage
de vidéos entre particuliers et amateurs financées par la publicité en ligne, YouTube – racheté l’année suivante par Google – fait le pari de la Pay-TV et de la SVOD en même temps. Après avoir lancé des chaînes thématiques originales et gratuites en 2011, dont treize en France (2), YouTube se présente désormais comme un sérieux concurrent potentiel des services de vidéo à la demande par abonnement comme Netflix aux Etats-Unis ou des chaînes de télévision payante comme Canal+ en France. Des films et des séries seront proposés. YouTube dispose de ses propres studios, à Los Angeles, et y investit plus de 100 millions de dollars en subventionnant des producteurs et des artistes. Mais des accords ont aussi été passés avec Paramount Pictures (Viacom) ou Walt Disney.
Les chaînes payantes de YouTube constituent en outre un pas supplémentaire vers
une programmation à la carte, à laquelle les médias traditionnels ont résisté. Les recettes d’abonnements seront réparties entre YouTube et l’éditeur de la chaîne thématique, lequel en gardera plus de la moitié. Quant à la publicité, elle est laissée à l’appréciation des éditeurs de ces chaînes premium. La volonté de YouTube est bien de diversifier ses revenus par delà la publicité en ligne qui profite déjà à plus de 1 million de chaînes vidéo (youtube.com/channels), dont 4.089 dans la catégorie « Sciences et éducation », 1.229 dans « Cinéma et divertissement », 1.754 dans « Astuces et tutoriels », 862 dans « Cuisine et santé » ou encore 347 dans « Actualités et politique ». @

La télévidéo

Comme le Livre nous fut donné par la voix descendue du Ciel d’un Dieu tout puissant, nos programmes de télévision nous sont longtemps parvenus par la bonne volonté de mystérieux directeurs des programmes, nouveaux grands prêtres de cette véritable religion cathodique, restés dans l’ombre des vedettes du petit écran. La vidéo, comme le
livre en son temps, aborda la dimension horizontale en se démocratisant par la conquête de tous les réseaux et tous les terminaux. Après des décennies de télévision linéaire associée à une consommation réputée passive, voici qu’une nouvelle forme d’accès
actif aux programmes s’impose. Par la force de la numérisation et de l’« internétisation » des médias et des contenus, nous avons désormais accès à une vidéothèque planétaire. Comme dans une bibliothèque en ligne personnelle extraordinaire, nous pouvons désormais piocher à loisir des vidéos aussi facilement que nos ancêtres choisissaient leurs livres bien rangés sur des rayonnages, au gré de leurs envies.

« Les plates-formes de SVOD non seulement
concurrencent les offres de VOD traditionnelles,
mais aussi rivalisent avec la télévision à péage. »

Le passage d’un système audiovisuel à l’autre – véritable révolution copernicienne nous faisant passer d’un monde centré autour de la télé du salon à un univers sans limite aux multiples étoiles – s’est fait dans une effervescence coutumière des changements de paradigme concurrentiel. Une multitude d’offres et d’acteurs d’horizons très divers se lancèrent à l’assaut de ce nouveau marché, alors même que les chaînes, en position défensive, ne furent pas les premières à se positionner : les opérateurs télécoms (Comcast, Orange), les géants de l’Internet (Amazon, Google), les industriels (Apple, Microsoft), les commerçants (La Fnac, Virgin), les distributeurs de DVD (Netflix, Videofutur), les agrégateurs (CinemaNow, Vodeo) et même les professionnels du
cinéma (Dorcel, UniversCiné). Sans oublier bien sûr la nébuleuse de plates-formes, illégales ou pas, bien installée avec leurs catalogues gratuits et très complets.
Rien qu’en 2010, on comptait plus de 600 services de VOD légaux pour la seule Europe. Cette ébullition bien réelle, n’aura été finalement qu’une phase de transition, longue et essentielle à la recomposition des modes de distribution et de consommation des contenus audiovisuels. Si le paiement à l’acte a pu se développer en raison de sa souplesse, il est clairement en perte de vitesse depuis que se généralisent les offres
de VOD par abonnement (SVOD). Marginal il y a dix ans par rapport à un marché de la VOD de plus de 5 milliards d’euros en 2012, le chiffre d’affaires de la SVOD représente aujourd’hui près de la moitié d’un marché total en forte augmentation, à près de 20 milliards (VOD et SVOD cumulées).
Avec le succès initial rencontré par des services comme Netflix ou Hulu aux Etats-Unis, les plates-formes de SVOD non seulement concurrencent les offres de VOD traditionnelles, mais aussi rivalisent avec la télévision à péage, pourtant première source de revenus du marché de l’audiovisuel. Les opérateurs de la télévision à péage eux-mêmes se sont eux aussi fortement impliqués dans le développement d’offres à la demande pour élargir la gamme des services offerts à leurs abonnés et toucher un
public nouveau. Ces services présentaient l’avantage de proposer un important catalogue et d’être plus facilement accessibles.
Cependant, malgré leur notoriété et la remise en question profonde qu’ils provoquèrent chez les acteurs historiques de la Pay-TV, les services de SVOD ne pèsent encore que faiblement sur le marché total, avec largement moins de 10 % du chiffre d’affaires cumulé Pay-TV et SVOD. Si les prix jouent en leur faveur, leur positionnement dans la chronologie des médias, les modalités d’accès aux contenus et leur capacité à détenir des droits ont longtemps fragilisé ces services à la demande face à la télévision linéaire. Véritable poil à gratter du paysage audiovisuel français, la VOD est moins une menace directe de l’industrie audiovisuelle que le symptôme de la remise en cause profonde d’un secteur déjà bousculé par les nouvelles chaînes de la TNT, sans compter les nouvelles forces que représentent la TV connectée, la Mobile TV ou la Social TV. Ensemble, ils tendent à détrôner les positions dominantes et à rebattre les cartes. @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2020 » : Terminaux OTT
* Directeur général adjoint de l’IDATE.
Sur le même thème, l’institut vient de publier son étude
« Pay-TV contre SVoD : Entre complémentarité et
concurrence », par Florence Le Borgne et Alexandre Jolin