Les Crypto-monnayeurs

Ce soir, j’ai rendez-vous avec un ami qui m’a promis de tout me dire sur son activité de « mineur », tout autant mystérieuse que nocturne. Quand il m’ouvre la porte, je suis presque déçu de ne pas le trouver le visage noirci,
moi qui vaguement l’imaginais travaillant à creuser une galerie au fond de sa cave, à la lueur d’une lampe frontale, en quête d’un trésor ancestral… Si nous descendons bien l’escalier, c’est pour découvrir un mini data center patiemment assemblé par mon ami qui s’est doté de la puissance nécessaire pour se livrer au « minage ».
Il fait ainsi partie des milliers de particuliers autour de la planète qui participent à la création d’unités de comptes des nouvelles monnaies virtuelles. Être partie prenante
du réseau peer-to-peer de ces crypto-monnaies est autant un passe-temps pour geek avancé qu’une perspective de revenus très concrète, même si cette activité est de plus en plus confisquée par des professionnels. Ainsi équipé, il est en effet possible de faire participer son ordinateur à la résolution des calculs nécessaires à la validation de chaque transaction, et de se voir attribuer un certain nombre d’unités de la monnaie virtuelle concernée. Chacun espère ainsi accumuler des « coins » qui firent la fortune de quelques pionniers.

« Il s’agit bien d’un phénomène majeur inscrit
désormais dans la longue histoire de la monnaie. »

Il s’agit bien d’un phénomène majeur, inscrit désormais dans la longue histoire de
la monnaie, après le billet, le chèque et la carte bancaire. Une étape de plus dans le processus de dématérialisation de l’argent et un changement de nature fondamental car affranchi de tout système bancaire. Non sans règle, bien au contraire. Bitcoin,
la première des monnaies virtuelles, créée en 2009, repose sur un cryptage des transactions réputé inviolable, le suivi en temps réel des échanges sur le site ouvert Blockchain.info et le nombre d’unités limité à 21 millions de bitcoins à l’horizon… 2140, afin d’organiser la rareté et limiter les risques d’hyperinflation. Mais les débuts furent entachés d’une très forte spéculation : plus de 70 % des détenteurs de bitcoins en
2014 les achetaient pour les conserver, tandis que l’anonymat et l’extraterritorialité favorisaient le blanchiment des fonds issus de tous les trafics. Outre la conservation, les achats ou les transferts de fond sans frais, nos monnaies virtuelles nous permettent désormais d’effectuer des micropaiements à très faible coût, des médiations de contentieux, du crowdfunding et divers types d’emprunts. Face à cette évolution fondamentale, tous les acteurs ont dû se positionner. Les spécialistes des transferts de fonds, comme Western Union, ont lancé des offensives réglementaires protectionnistes visant à limiter les opérations de ses nouveaux concurrents. Dès 2014 des entreprises majeures comme Dell, Monoprix ou Wikipedia, parmi des commerçants de plus en plus nombreux, ont accepté les bitcoins.

Tandis qu’apparaissaient les premiers automates permettant d’acheter des bitcoins
ou de les changer contre des dollars ou des euros. Les géants de l’Internet, d’abord surpris par cet essor si rapide, surent en tirer parti : eBay utilisa sa filiale consacrée
au paiement, Braintree, pour mettre en place les premiers règlements en bitcoins ; Amazon testa le principe en lançant ses Amazoncoins ; Google lança Googlecoin et associa des crypto-devises avec son outil Google Wallet, lequel fut une réponse aux principaux problèmes de sécurité et de stockage des détenteurs de monnaie virtuel. Quelques acteurs solides ont ainsi mis un peu d’ordre et apporté de la confiance, là
où de nombreuses plateformes d’échanges de bitcoins proliféraient et déstabilisaient régulièrement les cours au grès de leurs faillites ou de leurs failles révélées par les assauts répétés des hackeurs. Aujourd’hui, seule une poignée de crypto-monnaies matures ont la faveur d’un large public, mais la révolution monétaire est en marche.
Les dizaines de e-monnaies créées dès 2012 (Litecoin, Bitcoin, Dogecoin, Peercoin, Quarck, Stablecoin, Telsacoin, Vertecoin, …) ont été rejointes par d’autres : e-monnaies nationales, comme Auroracoin (islande) ou Isracoin (Israël), ethniques, solidaires, ou même celles créées par des… réseaux bancaires ! En quittant mon ami, légèrement fiévreux, je me remémorais cette phrase d’André Gide dans « Les Faux-Monnayeurs » : « On ne découvre pas de terre nouvelle sans consentir à perdre de vue, d’abord et longtemps, tout rivage. ». @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2025 » : Petits opérateurs
* Directeur général adjoint de l’IDATE,
auteur du livre « Vous êtes déjà en 2025 »
(http://lc.cx/Broché2025).

Monnaie électronique : l’assouplissement du régime permettra-t-il un essor des e-paiements?

La France a enfin promulgué une loi datée du 28 janvier 2013 pour se mettre en conformité avec le droit européen en matière d’émission de monnaie électronique. De nouveaux acteurs, notamment du Net (Amazon, Google, Clickandbuy, …), arrivent sur un marché jusque-là dominé par les banques.

Par Katia Duhamel, avocat, cabinet Bird & Bird

Avec presque deux ans de retard, la France a transposé
en janvier 2013, dans le Code monétaire et financier, deux directives européennes : la directive relative aux établissements de monnaie électronique dite DME2 (1) et
la directive sur les compétences des autorités européennes
de supervision des banques, des assurances et des marchés financiers dite Omnibus I (2).

La fin du monopole bancaire
Les acteurs n’appartenant pas au monde de la banque attendaient ce moment avec impatience pour se lancer dans l’activité de fourniture de services d’emonnaie, comme c’est déjà le cas dans d’autres pays européens. Bien que les entreprises souhaitant
entrer sur ce marché aient gagné une bataille réglementaire, ils devront maintenant
gagner la confiance des consommateurs attachés aux moyens de paiement traditionnels.
La nouvelle loi (3) introduit un régime juridique simplifié et autonome pour l’émission
de monnaie électronique. Pour mémoire, jusqu’à présent, les services de monnaie électronique ne pouvaient être offerts en France que par des établissements de crédit. Les entreprises d’e-monnaie devaient donc obtenir un agrément en tant qu’établissement de crédit soumis au respect de règles extrêmement lourdes et strictes. La transposition
de la directive DME2 permet un assouplissement de ce régime : désormais, peuvent être émetteurs de monnaie électronique non seulement les établissements de crédit mais également une nouvelle catégorie d’acteurs que sont les établissements de monnaie électronique, ou EME (4), lesquels bénéficient d’un statut spécifique créé par la loi. Bien entendu, l’exercice de cette nouvelle activité reste soumis au respect de nombreuses règles. La création des EME ne saurait faire oublier que cette activité reste une profession réglementée, interdite au tout venant. Ainsi l’article L.525-3 prévoit qu’il « est interdit à toute personne autre que celles mentionnées aux articles L.525-1 et L.525-2 d’émettre
et de gérer de la monnaie électronique au sens de l’article L.315-1 à titre de profession habituelle. »
Par ailleurs, l’Autorité de contrôle prudentiel (ACP) a un rôle central dans le nouveau cadre réglementaire en délivrant sous conditions l’agrément permettant d’émettre de la monnaie électronique, après avis de la Banque de France. A ce titre, elle vérifie si l’EME est une personne morale établie en France, qui a la capacité de garantir une gestion
saine et prudente, grâce à un solide dispositif de gouvernance. Cette bonne gouvernance suppose que l’entreprise se soit dotée d’une structure organisationnelle claire avec un partage des responsabilités bien défini, transparent et cohérent. En outre, l’ACP apprécie la qualité des actionnaires ou associés qui détiennent une participation au capital de l’EME. Elle vérifie ainsi que l’EME est dirigé effectivement par au moins deux personnes possédant l’honorabilité, ainsi que la compétence et l’expérience nécessaires à leur fonction et requises pour les activités d’émission et de gestion de monnaie électronique. L’EME doit satisfaire à tout moment aux conditions de son agrément. Toute modification
de ces conditions ayant une incidence sur l’exactitude des informations fournies au moment de la demande doit faire l’objet d’une déclaration auprès de l’ACP. A fortiori,
tout changement de contrôle de l’établissement doit être autorisé préalablement avec possibilité pour l’Autorité de rendre la décision de changement de contrôle nulle ou de retirer l’agrément.

Montant fixé par décret
A noter que l’ACP exerce également son contrôle sur les entreprises émettant et gérant de la monnaie électronique, uniquement dans les locaux de l’entreprise ou, dans le cadre d’un accord commercial avec elle, dans un réseau limité de personnes acceptant ces moyens de paiement ou pour un éventail limité de biens ou de services. Et ce, à la condition que la capacité maximale de chargement du support électronique mis à la disposition des détenteurs de monnaie électronique à des fins de paiement n’excède pas un montant fixé par décret. Ces entreprises doivent faire une déclaration auprès de l’ACP. C’est également l’Autorité qui exercera son contrôle sur les EME exerçant une activité
dite « hybride ». Ceci veut dire qu’il est possible pour un EME d’exercer une activité commerciale parallèle à l’émission de monnaie électronique à condition que cette activité ne soit pas incompatible avec les exigences de la profession. Dans cette hypothèse, l’ACP pourra notamment exiger la création d’une personne morale distincte. Un arrêté viendra préciser dans quelles conditions les autres prestations commerciales sont autorisées.

Les dispositions prudentielles restent applicables
Malgré l’allégement de leurs contraintes par rapport aux banques, les EME seront tenus de respecter des normes de gestion destinées à garantir leur solvabilité, ainsi que l’équilibre de leur structure financière. Ils devront également être dotés d’un dispositif approprié de contrôle interne, permettant notamment de mesurer les risques et la rentabilité de leurs activités. Enfin, les EME doivent respecter un niveau de fonds propres adéquat. Comme pour le capital initial, le montant minimum des fonds propres et les modalités de calcul y afférentes seront fixées par voie réglementaire.
Les EME qui souhaitent externaliser une partie de leurs « fonctions opérationnelles » doivent en informer l’ACP. Cette externalisation ne doit pas être faite d’une manière
qui nuise à la qualité du contrôle interne de l’établissement ou qui empêche l’ACP de contrôler que cet établissement respecte les obligations qui lui incombent. Les conditions d’application précises de ces nouvelles dispositions doivent également être fixées par voie d’arrêté.
Par ailleurs, toute personne au sein d’un EME (membre du conseil d’administration ou de surveillance, membre de la direction ou employé) est tenue au secret professionnel. Ce secret pourra être levé lorsque les personnes concernées ont donné leur consentement exprès, et vis à vis des personnes avec lesquelles ils négocient, concluent ou exécutent certaines opérations, dès lors que ces informations sont nécessaires à celles-ci (par exemple, en cas de prises de participation ou de contrôle dans un EME, de cessions d’actifs ou de fonds de commerce ou de cessions ou transferts de contrats).
Enfin, les EME sont soumis à plusieurs obligations d’ordre comptable concernant l’édition des inventaires, comptes et rapports de gestion, la publication des comptes annuels, la désignation ou la convocation d’un commissaire aux comptes, etc. L’ACP s’assure que les publications de comptes annuels sont régulièrement effectuées et peut ordonner à l’établissement de procéder à des publications rectificatives, en cas d’inexactitudes ou d’omissions relevées dans les documents publiés.
Avec 0,2 % du volume des transactions, l’utilisation de la monnaie électronique reste marginale en France et les cartes de paiement demeurent le mode de règlement dominant (5). Par conséquent, malgré la nouvelle réglementation, à laquelle manque du reste encore un certain nombre de textes d’application, les EME devront d’une part, faire changer
les habitudes des consommateurs attachés aux moyens de paiement traditionnels notamment en raison de leur gratuité apparente, leur facilité d’usage et leur présumée sécurité, d’autre part, convaincre des commerçants frileux ou réticents à s’équiper de nouveaux terminaux. @

ZOOM

Sécurité des transactions et lutte contre le blanchissement d’argent
Comme les établissements de crédit ou assimilés, les établissements de monnaie électronique sont assujettis aux obligations concernant la lutte contre le blanchiment
des capitaux et le financement du terrorisme. Ils doivent donc déclarer les « opérations suspectes » au service Tracfin (6) et lui fournir les éléments d’information appropriés. Doivent être considérées comme suspectes, les opérations que ces établissement
« soupçonnent ou ont de bonnes raisons de soupçonner » comme provenant d’une infraction passible d’une peine privative de liberté supérieure à un an ou participant au financement du terrorisme ou issues d’une fraude fiscale ou encore, pour laquelle l’identité du donneur d’ordre ou du bénéficiaire effectif reste douteuse malgré les diligences effectuées conformément à l’article L. 561-5. Un décret doit encore préciser le seuil à partir duquel cette déclaration est requise, ainsi que les conditions et modalités selon lesquelles elle doit être faite. @