Live streaming et covid-19 en France : les enjeux juridiques du direct sans frontières sur Internet

La retransmission en direct sur Internet d’événements culturels, qu’ils soient spectacles vivants, concerts ou encore festivals, a explosé à l’ère des confinements. Si le live streaming ne date cependant pas d’hier, son avenir pourrait être mieux encadré par une réglementation et une jurisprudence.

Par Anne-Marie Pecoraro*, avocate associée, UGGC Avocats

La crise sanitaire a bouleversé l’industrie audiovisuelle et établi de nouvelles façons d’accéder aux biens culturels, lesquelles sont susceptibles de perdurer, dont le live streaming. Son exploitation financière se heurte à une complexité juridique qui en fait encore un outil promotionnel avant tout, sans pourtant empêcher les innovations de se multiplier.

OVNI juridique et usages multiples
Piètre millésime que l’année 2020 : interdiction en France des rassemblements de plus de mille, cent, puis six personnes pour lutter contre la propagation du covid-19. Les mesures sanitaires qui s’imposent alors (respectivement les 8 mars, 15 mars et 14 octobre 2020 (1)) empêcheront la tenue de spectacles vivants, privant les acteurs concernés de la quasi-totalité des revenus tirés des spectacles en « présentiel ». Au pied du mur, le monde du spectacle vivant, déjà fragilisé, s’inquiète. C’était toutefois sans compter sur l’existence d’un pis-aller au développement fulgurant. Le concert est mort… vive le live streaming. Ne nous y trompons pas, le « live streaming », ou « diffusion en direct », préexistait à la crise sanitaire mondiale actuelle (2).
« L’exploitation secondaire du spectacle vivant qui connaît la plus forte croissance sur Internet reste la diffusion de concerts en direct – financée par les marques, le sponsoring et la publicité, ou grâce au paiement à l’acte », constate dès 2015 l’ancien think tank Proscenium qui avait été créé par le Prodiss, syndicat national des producteurs, diffuseurs, festivals et salles de spectacle musical et de variété (3). Les festivals de musique font d’ailleurs figures de précurseurs en la matière : à l’international, dès 2012, l’américain Coachella optait pour le spectacle vivant hybride, réunissant 80.000 festivaliers face à la scène et 4.000.000 d’autres face à leur écran, venus assister à la retransmission diffusée en temps réel sur la plateforme de partage de vidéos en ligne YouTube. La diffusion en live sur YouTube est rendue disponible dès 2011. Néanmoins, si l’ère du covid n’a pas fait naître le live stream, elle en a été le tremplin (4) et commence à constituer une alternative crédible aux directs des chaînes de télévision traditionnelles (5). La réalité du live streaming est telle qu’à ce jour sa définition n’a d’ancrage dans aucune source textuelle ou jurisprudentielle, ni ne fait consensus auprès notamment des acteurs de la filière musicale (6). En matière musicale justement, suppléant l’absence de définition unique, le Centre national de la musique (CNM) propose celle de « mode de diffusion sur des canaux numériques d’une captation de spectacle, selon des modalités souvent très différentes, en direct ou en différé, gratuite ou payante, sur des sites Internet dédiés, sur les sites d’institutions ou de médias et sur les réseaux sociaux » (7).
Cette définition reflète une réalité pratique protéiforme, où d’importants paramètres sont susceptibles de varier : modes de production (artiste seul/producteur), d’accès (gratuit/ possibilité de don/payant), jauge de public, zone de diffusion, durée de la diffusion (éphémère/avec replay pour une durée déterminée), moment de la diffusion (en temps réel/en différé mais avec accès simultané des spectateurs à un moment préalablement défini, à la manière d’un rendezvous), mode d’interaction entre le public et l’artiste (simple spectateur/chat, don, merchandising…). A ce sujet, le CNM a publié en février 2021 un « état des lieux exploratoire du live streammusical » (8).
Cependant, en l’absence de droit spécial spécifique consacré au live streaming, les mécanismes de droit commun du droit de la propriété intellectuelle s’appliquent. Du point de vue du droit d’auteur, la diffusion d’un live stream constitue selon le Code de la propriété intellectuelle (CPI) : un acte de représentation (9) et un acte de reproduction (10). Les droits d’auteurs et droits voisins octroyant un droit exclusif à leurs titulaires au titre duquel ceux-ci peuvent autoriser ou interdire tout acte d’exploitation s’appliquent, ainsi que les droits d’exclusivité contractuels.

Un potentiel millefeuille de droits
Qu’il s’agisse de l’artiste lui-même ou de son producteur phonographique, audiovisuel, ou de spectacle, avec lequel il aura conclu, le responsable du live stream – qui prévoit de communiquer un objet protégé – doit s’assurer d’avoir préalablement obtenu l’autorisation de tous les ayants droits. Or ce procédé est avant tout une captation, fixation sonore ou audiovisuelle d’une prestation conçue pour être retransmise en ligne en direct, à un public présent ou non au lieu de sa réalisation. Elle est un potentiel millefeuille de droits, correspondant à ceux – d’autant de contributeurs ou leurs ayants droits – qui devront en autoriser l’utilisation et qu’il faudra rémunérer pour chaque mode d’exploitation, sauf à constituer un acte de contrefaçon : droits des auteurs du spectacle et de la captation (compositeur, adaptateur…) (11), des artistes-interprètes (comédien, musicien…) (12) y compris leur droit à l’image (13), des producteurs de phonogrammes ou vidéogrammes (14), du producteur de spectacle vivant, des exploitants du lieu où le spectacle est capté pour l’exploitation de l’image du lieu, …

Rémunération spécifique des artistes
Parallèlement, l’artiste-interprète engagé par un producteur pour l’enregistrement d’une captation de spectacle pourra l’être au titre d’un contrat de travail à durée déterminée (15) ; un contrat spécifique au titre des droits voisins devra être conclu par écrit (16). Les organismes de gestion collective, comme la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem), ont accompagné les titulaires de droits dans la mutation de l’industrie musicale en gratifiant les artistes qui ont privilégié le live streaming d’une « rémunération spécifique exceptionnelle de droits d’auteur adaptée à la diffusion des live stream » pour pallier l’absence de concerts ou de festivals (17). Les droits d’auteurs sont calculés selon des conditions précises, dont la durée de la performance live et le nombre de vues.
Le live stream ne se limite pas au domaine musical, loin s’en faut : l’e-sport occuperait la première place du podium avec 54 % des contenus proposés (18). Ces industries rappellent que parmi les modes possibles de création de valeur appliqués au live streaming (paiement à l’acte/billetterie, abonnement, don, publicité, placements de produits…), les revenus issus des licences, sponsoring et communications commerciales audiovisuelles sont essentiels, dans le respect des exigences de transparence applicables aux publicités en ligne (19). Les parrainages, sponsorships, y auraient générés 641 millions de dollars de revenus en 2021, loin devant les autres sources de revenus. Quid de la régulation des contenus et de la responsabilité des plateformes ? Le groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels, appelé ERGA, a récemment rendu un avis favorable concernant le Digital Services Act (DSA). Encore à l’état de projet législatif, ce dernier vise à instaurer un tronc commun de règles relatives aux obligations et à la responsabilité des intermédiaires au sein du marché unique (services intermédiaires, services d’hébergement, plateformes en ligne et très grandes plateformes en ligne).
L’ERGA préconise de le renforcer en incluant dans son champ tous les acteurs qui appliquent une politique de modération, y compris les services de live streaming (20). En effet, l’ERGA constate que leurs fonctionnalités et leurs modalités permettent aux services de live streaming d’entrer dans la définition des plateformes de partage de vidéos donnée par la directive européenne sur les service de médias audiovisuels (SMA) (21), mais pas dans la définition des plateformes en ligne, ni des services d’hébergement donnée par le DSA s’ils n’impliquent pas de capacités de stockage, ce qui les exclut du régime d’obligations correspondant (22). De ce fait, il est nécessaire que le champ d’application matériel de la SMA et du DSA soient accordés.

Le live streaming survivra au covid
Quinze mois après l’interdiction de la tenue des concerts et festivals, la mesure est levée au 30 juin 2021. Mais si le coronavirus n’est que temporaire, il y a à parier que le live streaming lui survivra. Sur le plan créatif, il permet de créer un lien avec le public via une utilisation innovante des nouvelles technologies ; en termes d’influence, il permet une retransmission transfrontière et d’atteindre un public plus large. Il en a été ainsi, pour ne citer que deux exemples, du concert en réalité virtuelle agrémenté d’effets visuels donné par Billie Eillish en octobre 2020, à partir d’un studio à Los Angeles et une production à Montréal, ou de celui de Jean- Michel Jarre à la cathédrale Notre-Dame de Paris en janvier 2021. Le covid est mort… vive le live streaming ? @

* Anne-Marie Pecoraro est avocate spécialisée en droit de
la propriété intellectuelle, des marques, des nouvelles
technologies et de l’exploitation des données personnelles.

ZOOM

Le cadre réglementaire du live stream : vide juridique ?
Du point de vue juridique, d’après une fiche pratique* publiée en février 2021 par le Centre national de la musique (CNM), le live stream suppose à la fois :
un acte de représentation : la diffusion numérique en direct/instantanée de la représentation à partir de la mémoire vive de l’ordinateur de l’internaute, ce qui constitue une exécution publique ;
un acte de reproduction : le stockage de la captation sur le serveur d’hébergement du média (intermédiaire) proposant sa diffusion à l’internaute (consommateur final). La mise à disposition d’une performance/ de la représentation d’un spectacle en live stream nécessite donc d’avoir acquis au préalable auprès de l’ensemble des contributeurs et ayants droit concernés l’autorisation expresse de :
numériser la représentation afin qu’elle puisse être stockée sur le site source de la plateforme de diffusion en ligne ;
et communiquer en instantanée aux internautes connectés la représentation du spectacle ainsi numérisée. @

* Auteur de la fiche du CNM :
l’avocat Pierre Emaille :
https://lc.cx/CNM-captation