Médias sociaux : l’Unesco tiendra sa première Conférence mondiale des régulateurs en juin 2024

L’agence de l’ONU pour l’éducation, la science et la culture organisera mi-2024 sa toute première Conférence mondiale des régulateurs. Au moment où les plateformes numériques en Europe font la chasse aux « contenus illicites », l’Unesco veut des garde-fous pour la liberté d’expression.

Audrey Azoulay (photo), directrice générale de l’Unesco, l’a annoncé le 6 novembre dernier : l’agence des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture organisera mi-2024 – en juin, selon les informations de Edition Multimédi@ – sa toute première Conférence mondiale des régulateurs, en vue de mettre en œuvre les mesures préconisées pour « mettre fin à ce fléau » qu’est « l’intensification de la désinformation et des discours de haine en ligne » sur les médias sociaux. Ce prochain rendez-vous concernera non seulement les gouvernements et les autorités de régulation, mais aussi la société civile et les plateformes numériques.

Préserver la liberté d’expression
« Il y a une exigence cardinale qui a guidé nos travaux : celle de préserver toujours la liberté d’expression et tous les autres droits humains. Contraindre ou brider la parole serait une terrible solution. Des médias et des outils d’information libres, de qualité et indépendants, constituent la meilleure réponse sur le long terme à la désinformation », a mis en garde Audrey Azoulay.
L’Unesco, qui revendique son rôle « pour la promotion et la protection de la liberté d’expression et de l’accès à l’information », a présenté à Paris – où est basé son siège social – les « Principes pour la gouvernance des plateformes numériques », détaillés dans un document d’une soixantaine de pages (1). Ils sont le fruit d’une consultation multipartite engagée en septembre 2022 et au cours de trois consultations ouvertes qui ont eu lieu respectivement entre décembre 2022 et janvier 2023, entre février et mars 2023 et entre avril et juin 2023, soit au total 1.540 contributions provenant de 134 pays et ayant généré plus de 10.000 commentaires. « Préserver la liberté d’expression et le droit d’accès à l’information, tout en luttant contre la désinformation, les discours de haine et les théories du complot, nécessite une approche multipartite », justifie l’Unesco, qui a aussi tenu compte des conclusions de sa conférence mondiale de février 2023 consacrée à la régulation des plateformes numériques (2). La protection de la liberté d’expression dans le monde est la première préoccupation de l’Unesco, alors que dans les vingt-sept Etats membres de l’Union européenne (UE) les très grandes plateformes en ligne et très grands moteurs de recherche en ligne – au nombre de dix-neuf (3) – doivent se conformer depuis le 25 août au règlement sur les services numériques qui leur impose de lutter contre les « contenus illicites » (fausses informations, discours haineux, messages à caractère terroriste, …). Selon certaines organisations, ce Digital Services Act (DSA) – applicable à toutes les plateformes numériques à partir du 17 février 2024 – présentent une menace pour la liberté d’expression des Européens (4) – notamment en cas de censure abusive, voire d’interprétation contestée de la part du commissaire au Marché intérieur, Thierry Breton (5).
Si l’Unesco ne mentionne pas dans son document les avancées de l’UE dans ce domaine, elle n’en met pas moins en garde les Etats du monde entier contre les atteintes à la liberté d’expression et aux droits humains. « Les Principes [pour la gouvernance des plateformes numériques] commencent par décrire l’environnement propice nécessaire pour sauvegarder la liberté d’expression, l’accès à l’information et d’autres droits humains, tout en garantissant un environnement ouvert, sûr et sécurisé pour les utilisateurs et les non-utilisateurs des plateformes numériques », explique l’Unesco dans son document. Sont ainsi définies les responsabilités des différentes parties prenantes, et ce n’est pas un hasard si celles-ci commencent par « les devoirs des Etats de respecter, protéger et appliquer les droits humains » :
Les Etats doivent respecter et promouvoir les droits humains, y compris le droit à la liberté d’expression et le droit d’accès à l’information. Les restrictions à la liberté d’expression ne sont admissibles que dans les conditions prévues aux articles 19 et 20 du PIDCP [Pacte international relatif aux droits civils et politiques (6), adopté par les Nations Unies en 1966 et entré en vigueur en 1976, ndlr].

Les Etats ne doivent ni censurer…
Les Etats ont des obligations positives de protéger les droits humains contre les ingérences injustifiées des acteurs privés, y compris les plateformes numériques, car ils ont la responsabilité de créer un environnement réglementaire qui facilite le respect des droits humains par les plateformes numériques et de donner des orientations aux plateformes numériques sur leurs responsabilités.
Les Etats sont tenus d’être pleinement transparents et responsables quant aux exigences qu’ils imposent aux plateformes numériques pour assurer la sécurité et la prévisibilité juridiques, qui sont des conditions préalables essentielles à l’Etat de droit. Plus précisément, les Etats doivent notamment : garantir les droits des utilisateurs des plateformes numériques à la liberté d’expression, à l’accès à l’information, à l’égalité et à la non-discrimination, et protéger les droits à la vie privée, à la protection des données, d’association et de participation publique des utilisateurs ; veiller à ce que toute restriction imposée aux plateformes respecte systématiquement le seuil élevé fixé pour les restrictions à la liberté d’expression, sur la base de l’application des Articles 19 et 20 du PIDCP.

…ni couper le réseau Internet
Les Etats doivent s’abstenir, notamment
: d’imposer des mesures qui empêchent ou perturbent l’accès général à la diffusion de l’information, en ligne et hors ligne, y compris les coupures d’Internet ; d’imposer une obligation générale de surveillance ou, pour les plateformes numériques, l’obligation générale de prendre des mesures proactives en relation avec les contenus considérés comme illégaux dans une juridiction spécifique ou avec les contenus qui peuvent être restreints de manière admissible en vertu des normes et de la législation internationales en matière de droits humains.
L’année 2024, au cours de laquelle se tiendra la première Conférence mondiale des régulateurs organisée par l’Unesco, sera d’autant plus décisive pour la régulation des plateformes numérique que 2 milliards de personnes sur la planète seront appelées à voter lors d’une cinquantaine d’élections dans plusieurs pays. Or, selon une étude réalisée l’été dernier par l’institut Ipsos pour l’agence « éducation, science et culture » de l’ONU, 87 % des personnes interrogées (sur un total de 8.000 dans 16 pays où se dérouleront une élection en 2024) craignent que la propagation de fausses informations en ligne ait un impact majeur sur les élections dans leur pays, et autant (87 % également) en appelle à une meilleure régulation des médias sociaux.
Les Facebook, YouTube, TikTok et autres Snapchat sont devenus dans de nombreux pays « la première source d’information des citoyens, en même temps que le principal vecteur de désinformation et de manipulation », relève la directrice générale de l’Unesco. La prochaine année électorale débutera avec les élections parlementaires au Bengladesh en janvier 2024, suivies par l’élection présidentielle au Sénégal en février 2024 et bien d’autres rendez-vous électoraux dans d’autres pays (El Salvador, Indonésie, Inde, Afrique du Sud, République dominicaine, Belgique, Mexique, Croatie, Autriche, Roumanie, Ghana), et se terminera avec l’élection présidentielle en Algérie en décembre 2024, précédée de l’élection présidentielle aux Etats-Unis en novembre 2024. « La régulation des réseaux sociaux constitue d’abord un enjeu démocratique. Bien sûr, la libération de la parole et de la participation démocratique par le numérique a représenté d’immenses progrès à certains égards, a expliqué Audrey Azoulay. Mais ces réseaux sociaux ont aussi accéléré et amplifié, parfois délibérément et à une échelle quasi-industrielle, la diffusion de fausses informations, voire de discours de haine et de théories complotistes – et ceux-ci tendent à se renforcer mutuellement ». Tout en appelant à la « modération » des contenus illicites sur Internet, elle appelle aussi à la « modération » de la régulation pour préserver la liberté d’expression. « Je voudrais souligner une exigence essentielle, qui a servi de boussole pour nous : la préservation de la liberté d’expression et de tous les autres droits de l’homme. Limiter ou restreindre la parole serait une fausse solution – une solution terrible, en fait – pour un problème très réel », a prévenu la directrice générale de l’Unesco, dont le second mandat s’achèvera en novembre 2025.
Les gouvernements et les autorités de régulation auront-ils la main lourde dans la chasse aux fake news ? C’est à craindre, alors que les pouvoirs publics (gouvernements et régulateurs justement) sont considérés – par le plus grand nombre de personnes interrogées dans le monde par Ipsos pour l’Unesco (29 %) – « comme les principaux responsables de l’identification et de la lutte contre la désinformation en ligne ». Et ce, devant les internautes eux-mêmes (23 %), les nouveaux médias (20 %), les médias sociaux (19 %), les organisations internationales (5 %) et les politiciens (4 %). En outre, à l’affirmation selon laquelle « les organisations internationales comme les Nations unies ou l’Unesco ont un rôle majeur à jouer dans la lutte contre la désinformation et les “fake news” », 75 % des sondés disent « Oui » (7).

La recommandation sur l’IA a deux ans
L’Unesco, dont le mandat confié par l’ONU est aussi de défendre et de promouvoir la liberté d’expression, l’indépendance et le pluralisme des médias (régulation globale des médias comme la radio ou la télévision), s’affirme de plus en plus dans la régulation d’Internet et l’éthique des nouvelles technologies. Elle a ainsi émis une recommandation sur l’éthique de l’intelligence artificielle, adoptée en novembre 2021 par les 193 Etats membres, pour fixer un cadre humaniste aux développements de cette innovation qui a depuis explosée avec les IA génératives (8). Tandis que la Convention de l’Unesco de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles (9) intègre de plus en plus de directives opérationnelles élargies au numérique. @

Charles de Laubier