Lutte contre le piratage audiovisuel : la riposte légale du régulateur et de la justice s’organise

La piraterie – notamment audiovisuelle – est un fléau qui, avec le numérique, peut aller jusqu’à mettre en cause la viabilité de l’industrie de la culture et du divertissement. Pour lutter contre, deux textes de loi (une proposition et un projet arrivés aux Sénat) renforcent l’arsenal judiciaire.

Par Fabrice Lorvo*, avocat associé, FTPA.

Les Etats-Unis ont affiché leur volonté de lutter contre le trafic de marchandises contrefaites et piratées (1), à la suite des propositions (2) qui avaient été formulées sous l’administration Trump (3). Le France, elle, n’est pas en reste avec deux initiatives de lutte contre la piraterie en cours de discussion : une proposition de loi « visant à démocratiser le sport en France » (4) et un projet de loi « relatif à la régulation et à la protection de l’accès aux œuvres culturelles à l’ère numérique » (5).

Une lutte plus « sportive » contre le piratage
• La proposition de loi « Démocratiser le sport en France », adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale le 19 mars 2021 et transmise le jour-même au Sénat, vise notamment à lutter contre le streaming illégal. Un de ses articles (l’article 10) est consacré à la « lutte contre la retransmission illicite des manifestations et compétitions sportives ». Certains grands événements sportifs sont le fer de lance de l’audimat. D’après le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), 23 des 25 plus fortes audiences de la télévision française au cours de ces trente dernières années sont des événements sportifs (6).
Cependant, l’essor du marché des émissions et des retransmissions sportives a entraîné, sur Internet, une explosion de diffusion sans autorisation des organisateurs d’événements sportifs (OES) – à savoir les fédérations, les ligues, les clubs etc. – ou de leurs ayants droit. Selon l’Association pour la protection des programmes sportifs (APPS), le streaming illégal a causé des pertes économiques de recettes estimées à 500 millions d’euros en 2017 dans le domaine du sport professionnel (7).
Les victimes de ce manque à gagner sont nombreuses : on peut citer notamment l’Etat avec un manque à gagner fiscal et social, les OES, les entreprises chargées du marketing et de la distribution ainsi que les entreprises audiovisuelles, et par ricochet le sport amateur. Ce dernier bénéficie en effet, par le biais de la taxe « Buffet » (8), d’une rétrocession de 5 % du montant des droits de diffusion cédés. Avec cette proposition de loi « Démocratiser le sport en France », il est envisagé de créer une nouvelle procédure judiciaire dite « dynamique ». Elle est instituée, à ce stade, par l’article 10 pour le blocage, le retrait ou le déréférencement des sites web retransmettant illégalement une compétition sportive diffusée en direct sur Internet. Cette procédure prévoit l’intervention de l’autorité judiciaire et de la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi), laquelle –comme le prévoit par ailleurs le projet de loi « Protection de l’accès aux œuvres » (voir plus loin) – va fusionner avec le CSA pour former l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom).
En cas d’atteintes graves et répétées aux droits d’exploitation audiovisuelle d’un événement sportif, occasionnées par le contenu d’un site de streaming illégal (c’est-à-dire un service de communication au public en ligne dont l’objectif principal ou l’un des objectifs principaux est la diffusion sans autorisation de compétitions ou manifestations sportives), le titulaire des droits sur l’événement sportif (c’est-à-dire l’OES ou son ayant droit à titre exclusif) peut saisir le juge afin d’obtenir toutes mesures proportionnées propres à prévenir ou à faire cesser cette atteinte, à l’encontre de toute personne susceptible de contribuer à y remédier – et notamment les fournisseurs d’accès à Internet (FAI). L’autorité judiciaire pourra ainsi ordonner, au besoin sous astreinte, toutes mesures proportionnées – telles que le blocage, de retrait ou de déréférencement – de sites Internet contrefaisants pour toute la durée d’une compétition, dans la limite de douze mois. Et ce, que les sites web incriminés soient identifiés ou pas de façon à lutter aussi contre les sites miroirs ou de contournement. Ces derniers reprennent en totalité ou en grande partie les contenus d’un site web condamné en justice.

Arcom (ex-Hadopi) : tiers de confiance
La décision judiciaire pourra être rendue publique selon les modalités décidées par le juge, qui se prononce dans un délai « utile » à la protection des droits. A noter que par ailleurs, à la commission des affaires juridique (Juri) du Parlement européen, des eurodéputés ont adopté le 13 avril un pré-rapport recommandant notamment que le blocage puisse être obtenu en 30 minutes après la notification de l’infraction (9). En France, sur la base de la décision judiciaire, les sites web non identifiés à la date où elle a été rendue, mais retransmettant la compétition, pourront également être bloqués. Pour demander le blocage de sites web incriminés, le titulaire de droits devra transmettre à l’Arcom (ex-Hadopi) tous les renseignements utiles à la caractérisation des sites pirates, à charge ensuite pour cette autorité, intervenant ès qualités de tiers de confiance, de vérifier le bien-fondé de ces demandes et le cas échéant, de communiquer au titulaire de droits les données d’identification des sites web concernés. L’article 10 permet également à l’Arcom d’adopter des modèles d’accord-type susceptibles de lutter contre le piratage sportif et d‘inviter les différents acteurs à les conclure. L’ex-Hadopi interviendra comme tiers de confiance et disposera de pouvoirs d’investigation.

Procédure : une réforme plutôt timide
Cet article 10 confie enfin aux agents habilités et assermentés de l’autorité de régulation le pouvoir d’enquêter, de constater les faits de piraterie sportive par procès-verbal, de participer sous pseudonyme à des échanges électro-niques susceptibles de se rapporter à des actes de piraterie sans que cette participation ne puisse avoir pour effet d’inciter autrui à commettre une infraction, puis d’informer les personnes concernées des faits qu’ils ont constatés et leur communiquer tout document utile à la défense de leurs droits.
On ne peut que saluer le côté innovant de cette procédure qui apporte des réponses concrètes aux difficultés techniques auxquelles les victimes sont confrontées (assistance du régulateur pour la constatation des infractions, cas des sites non identifiés ou miroirs, …) mais on regrettera aussi le côté timide de cette réforme. Elle est d’une part limitée aux ayant droit à titre exclusif. Est-ce à dire que, par exemple, les diffuseurs ayant acquis les droits d’exploitation audiovisuelle à titre non exclusif seront laissés de côté ? Qu’ils ne méritent pas une protection dynamique ? Cette réforme est ensuite limitée au cas d’atteintes graves et répétées aux droits d’exploitation audiovisuelle d’un événement sportif. Est-ce à dire que la loi instaure a contrario un « droit de pirater » de manière légère et unique ? Gardons à l’esprit qu’un événement sportif est par nature unique et que tout acte de piraterie porte un coup fatal à sa valeur. La balle est maintenant dans le camp des sénateurs, le texte ayant été renvoyé à la commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat en prévision d’une première lecture.
• Le projet de loi « Protection de l’accès aux œuvres », qui a été présenté le 8 avril dernier en conseil des ministres (10) et qui sera discuté au Sénat les 18 et 19 mai prochain, vise à renforcer la lutte contre le piratage audiovisuel. Il a pour objectif de protéger les droits des créateurs en renforçant la lutte contre les sites Internet de streaming, de téléchargement direct ou de référencement, qui tirent des profits de la mise en ligne d’œuvres en violation des droits des créateurs. Pour ce faire, il est proposé la création d’un nouvel acteur doté de nouveaux outils. La mise en œuvre ces nouveaux outils sera confiée à l’Arcom, née de la fusion de l’Hadopi et du CSA. Ce nouveau régulateur, qui disposera de davantage de pouvoirs (procédure de conciliation, pouvoirs d’enquête), sera compétent sur tout le champ des contenus audiovisuels et numériques : lutte contre le piratage, protection des mineurs, lutte contre la désinformation et la haine en ligne. Son pouvoir de contrôle et d’enquête sera ainsi étendu avec des agents assermentés et habilités pour mener des investigations. Concernant les nouveaux outils, il est d’abord prévu la création d’un mécanisme de « listes noires » des sites Internet portant atteinte, de manière grave et répétée, aux droits d’auteur ou aux droits voisins. L’inscription sur la liste (pour une durée maximale de 12 mois), à l’initiative de l’Arcom, fera l’objet d’une procédure contradictoire et pourra être rendue publique. Cette liste pourra appuyer les actions judiciaires des ayants droit. Elle a aussi vocation à responsabiliser les différents acteurs qui souhaiteraient passer des relations commerciales avec ces sites (notamment les annonceurs publicitaires et ceux qui leurs procurent des moyens de paiement). Ceux-ci devront rendre publique au moins une fois par an l’existence de leurs relations avec ces sites web contrefaisant en les mentionnant notamment dans leurs rapports de gestion.
Il est prévu ensuite un dispositif de blocage ou de déréférencement des sites miroirs. Lorsqu’une décision judiciaire « passée en force de chose jugée » a ordonné toute mesure propre à empêcher l’accès à un site contrefaisant, l’Arcom – saisie par un titulaire de droits « partie à la décision judiciaire » – peut, pour une durée ne pouvant excéder celle restant à courir pour les mesures ordonnées par le juge, demander d’une part aux FAI ainsi qu’à tout fournisseur de noms de domaine, d’empêcher l’accès à tout service de communication au public en ligne reprenant en totalité ou de manière substantielle le contenu du service visé par ladite décision, et d’autre part demander à tout exploitant de moteur de recherche, annuaire ou autre service de référencement de faire cesser le référencement des adresses électroniques donnant accès à ces services de communication au public en ligne.

L’autorité judiciaire en dernier recours
Lorsqu’il n’est pas donné suite à la saisine de l’Arcom, que de nouvelles atteintes aux droits d’auteurs ou aux droits voisins sont constatées, l’autorité judiciaire peut être saisie – en référé ou sur requête – pour ordonner toute mesure destinée à faire cesser l’accès à ces services. Que cela soit pour la proposition de loi « Démocratiser le sport en France » ou pour le projet de loi « Protection de l’accès aux œuvres », attendons sereinement la contribution du Sénat à la protection des créateurs. @

* Fabrice Lorvo est l’auteur du livre « Numérique : de la
révolution au naufrage ? », paru en 2016 chez Fauves Editions.