Rejet du projet d’accord Canal+/BeIn Sportspar l’Autorité de la concurrence : rendez-vous dans… cinq ans

L’Autorité de la concurrence a rejeté la demande du groupe Canal Plus de lever l’injonction imposée en 2012 qui l’empêche de distribuer en exclusivité des chaînes sportives premium. Imposer des mesures sur cinq ans à l’heure d’une économie numérique à l’évolution fulgurante est-elle pertinente ?

Rémy Fekete (photo), associé Jones Day, avec la collaboration de Christophe Chadaillac

Première devinette : quel groupe a présenté cinq films au dernier festival de Cannes ? (1) Deuxième devinette : quel groupe a passé la barre des 3 millions d’abonnés à l’occasion de la retransmission des matches de l’Euro 2016 ? (2) Et pour finir, question piège : le secteur de l’audiovisuel a-t-il considérablement évolué selon l’Autorité de la concurrence ?
(3) Quatre ans après avoir obtenu l’accord de l’Autorité de
la concurrence pour le rachat de TPS et CanalSatellite (4)
et les chaînes groupe Direct, le groupe Canal Plus est en perte de vitesse.

Dix ans après TPS/CanalSatellite
Canal+ a en effet affiché une perte de 264 millions d’euros en 2015 due notamment à une baisse d’abonnés (5). Face à la concurrence des acteurs dits OTT (Over-The- Top) tels que Netflix – et maintenant Amazon – sur le cinéma et les séries, Canal+ souhaitait se renforcer dans les contenus sportifs avec la conclusion d’un accord avec BeIn Sports, son principal concurrent dans l’acquisition des droits, pour distribuer ses chaînes en exclusivité. C’est en 2006 que le groupe Canal Plus avait été autorisé à prendre le contrôle de TPS et CanalSatellite (6). Après avoir retiré cette autorisation
en 2011 pour inexécution de plusieurs engagements déterminants souscrits à cette occasion (7), l’Autorité de la concurrence a finalement autorisé l’opération en 2012 (8). Dans le même temps, le groupe Canal Plus a racheté les chaînes Direct 8 et Direct Star au groupe Bolloré (9).
La décision d’autorisation de l’Autorité de la concurrence a été annulée par le Conseil d’Etat, mais l’opération a été autorisée à nouveau en 2014 (10). A l’issue de ces opérations, le groupe Canal Plus regroupait au sein de Canal+ France les bouquets satellitaires CanalSatellite et TPS, les chaînes thématiques de Canal+ et les chaînes gratuites de la TNT renommées D8 et D17. Afin de contrebalancer le renforcement de la position dominante du groupe sur le marché de l’achat de droits de diffusion et celui de la distribution, l’Autorité de la concurrence a assorti ses autorisations de mesures censées rétablir une concurrence suffisante sur les marchés de la télévision gratuite et payante et permettre à des distributeurs alternatifs de concurrencer le groupe Canal Plus. L’injonction dont le groupe Canal Plus a sollicité la levée lui impose de reprendre dans l’offre CanalSat toutes les chaînes premium, de cinéma ou sportives, sur une base non-exclusive (11). Celle-ci n’est toutefois que l’une des très nombreuses mesures imposées au groupe, au-delà du sport, soit au titre des injonctions fixées
par la décision 12-DCC-100, soit au titre des engagements pris par lui et rendus contraignants par la décision 14-DCC-50 (voir encadré page suivante).

Les chaînes de BeIn Sports détiennent notamment des droits de diffusion majeurs dans le football en France et en Europe. Le projet de distribution exclusive des chaînes devait recouvrir toutes les plateformes (ADSL, satellite, OTT), en garantissant une rémunération à BeIn Sports, tandis que le groupe Canal Plus devait gérer l’ensemble des abonnements aux chaînes et en percevoir les recettes en deçà d’un certain revenu. Les chaînes de BeIn Sports devaient faire leur entrée dans les offres groupées de Canal+, lesquelles devaient elles-mêmes être modernisées, ainsi qu’à travers un abonnement autonome en télévision linéaire et un accès sur Internet.
Un tel accord ne pouvait toutefois être conclu que si l’Autorité de la concurrence acceptait de lever l’injonction « 4 (a) » mentionnée. Le groupe Canal Plus a donc demandé, comme le prévoyait la décision 12-DCC-100, que l’injonction soit modifiée pour ne plus concerner les chaînes sportives. En vertu du projet d’accord, l’offre de télévision payante du groupe Canal Plus aurait regroupé plus de 70 % des droits sportifs (12), détenus par Canal+ et BeIn Sports. Pour l’Autorité de la concurrence, cette concentration des droits aurait présenté, entre autres, le risque d’affaiblir considérablement les offres de télévision payante concurrentes qui n’auraient plus de contenus sportifs attractifs à proposer à leurs abonnés : aucun distributeur ne pourrait sérieusement rivaliser avec le groupe Canal Plus, ni un nouvel acteur émerger.

Diversifier l’offre pour le public
A cet égard, les acquisitions des droits de diffusion de la seule Premier League Anglaise par SFR ou des jeux olympiques par Discovery n’ont pas convaincu l’Autorité de la concurrence d’une évolution significative du marché – alors que les effets vertueux de ses injonctions commencent à peine, selon elle, à se faire ressentir. L’Autorité de la concurrence, tout comme le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), considère que cette injonction s’inscrit dans un dispositif dont l’objet est de favoriser la diversification de l’offre pour les consommateurs en permettant l’accès
des distributeurs concurrents à une offre de gros de chaînes suffisante, à la fois pour
le cinéma et le sport. Elle est ainsi associée aux injonctions relatives à la reprise de chaînes indépendantes dans l’offre CanalSat, aux dégroupages des chaînes cinéma
du bouquet CanalSat et à la limitation des exclusivités mentionnées.

Préparer la révision de 2017
Lever cette seule injonction à la demande du groupe Canal Plus reviendrait ainsi, pour l’Autorité de la concurrence, à rompre l’équilibre de ce dispositif qui perdrait de son effectivité. La direction des groupes Canal Plus et Vivendi n’a pas hésité à décrire une situation financière et économique de Canal+ catastrophique et des pertes qui seraient insurmontables sans la conclusion de cet accord. Jusqu’en assemblée générale, Vivendi n’a pas hésité à brandir le risque de disparition de la chaîne, en soulignant les risques de pertes d’emplois et de financement du PAF – les représentants du cinéma français ont d’ailleurs publiquement demandé à l’Autorité de la concurrence d’autoriser l’accord. Cette demande participe donc plus généralement d’une stratégie de moyen terme, qui prépare la révision de 2017 : les mesures correctrices imposées par les décisions 12-DCC-100 et 14-DCC-50 arrivent à échéance le 23 juillet 2017. A cette date, l’Autorité peut prolonger leur application pour cinq années supplémentaires à l’issue d’une nouvelle analyse « en considération de l’évolution des circonstances de droit ou de fait ». La demande s’inscrit également dans la politique de restructuration interne menée par Vivendi au sein de Canal+. Le refus de l’Autorité de la concurrence n’est pas une surprise pour de nombreux commentateurs, et la décision correctement fondée.

Reste l’essentiel : le mode de fonctionnement de l’Autorité de la concurrence, sa relative lenteur, l’idée même de décision susceptible de geler pendant une durée de cinq ans un secteur dont l’évolution est aussi véloce que celui du numérique, tout
cela ne mériterait il pas une profonde révision ? Ne peut-on espérer de l’Autorité de la concurrence un mode de travail plus adapté aux rythmes de l’évolution des marchés dont elles ont la charge ? Selon l’Autorité de la concurrence et le CSA, le marché des droits sportifs n’a pas évolué au point de justifier une anticipation d’un an sur le réexamen de la situation concurrentielle. On aurait préféré que, se saisissant de l’opportunité du dossier, elle procède au réexamen de la situation concurrentielle,
quitte à en conclure à une forme de statut quo pour l’année 2016 mais en donnant plus de visibilité au marché sur l’après 2017. L’Autorité de la concurrence vient d’annoncer qu’elle lance – le 20 juillet – une consultation publique « auprès des éditeurs de chaînes payantes et gratuites, et des nouveaux entrants comme Netflix voire Amazon en France, pour voir ce qui a changé ». Enfin… @

ZOOM

Mesures correctives imposées à Canal+ jusqu’en juillet 2017
Aux termes de ces décisions, le groupe Canal Plus doit ainsi, jusqu’en juillet 2017 :
• Limiter à trois ans la durée des accords-cadre (« output deals ») conclus avec les majors américaines pour l’achat de droits de diffusion de films en TV payante (1e et
2e fenêtre) ;
• S’abstenir de conclure avec plus d’une major des output deals portant à la fois sur l’acquisition, d’une part, de droits de diffusion de films en 1e et/ou 2e fenêtre de TV payante et, d’autre part, de droits de diffusion de films inédits et/ou de séries récentes en clair ;
• Négocier et conclure séparément ses output deals avec les majors portant sur les droits pour des films en TV payante en 1e fenêtre, ceux en 2e fenêtre et pour les séries récentes avec une valorisation individuelle et sans remise de couplage ;
• S’abstenir de conclure des output deals avec les détenteurs de droits français et opérer la même séparation dans la conclusion de contrats pour les achats de droits français pour la 1e et la 2e fenêtre en TV payante ;
• Acheter séparément auprès des majors les droits de diffusion pour la VOD et la SVOD , sur une base non exclusive et sans les coupler avec des achats de droits pour une diffusion linéaire de TV payante ;
• S’abstenir de demander à ce que sa plateforme VOD ou SVOD soit distribuée de manière exclusive sur les plateformes des FAI ;
• S’abstenir de préacheter les droits de diffusion en TV payante et en clair d’un même film français pour plus de 20 films par an, avec en sus des quotas en fonction du devis des films ;
• Négocier séparément les droits de diffusion de films français, de films et séries américains récents et d’évènements sportifs d’importance majeure pour la TV payante et gratuite, sans couplage, et opérer une séparation juridique et opérationnelle des activités d’acquisition de droits de diffusion en TV payante et en clair .
• Céder avec mise en concurrence les droits de diffusion en clair des évènements sportifs d’importance majeure non diffusés en clair sur Canal+ que D8 et D17 souhaiteraient diffuser ;
• Limiter les acquisitions de droits de diffusion par D8 et D17 auprès de StudioCanal en fonction du nombre d’acquisition annuelles total par celles-ci et de leur valeur ;
• Opérer une séparation juridique et comptable des activités d’édition et de distribution des chaînes du Groupe Canal Plus ;
• Reprendre dans l’offre CanalSat un quota de chaînes indépendantes dans des conditions transparentes, objectives et non discriminatoires ;
• Découpler la distribution exclusive de chaînes sur CanalSatellite et sur les plateformes d’opérateurs tiers avec une valorisation distincte dans les contrats ;
• Dégrouper les chaînes cinéma du bouquet CanalSat éditées par le Groupe Canal Plus avec un maintien de leur qualité pour les mettre à la disposition de tout distributeur qui en fait la demande ; Pour l’ensemble de ces mesures, le Groupe Canal Plus a en outre été soumis à la surveillance de mandataires. @

1 – A savoir les groupes intégrés autour de NBC Universal, Sony
Pictures, 20th Century Fox, Walt Disney, Warner Bros. et
Paramount/CBS et leurs filiales, qui représentent 80 % de la
production de films et séries américaines.
• 2 – Injonction 1 (a).
• 3 – Engagement 2.1 de la décision 14-DCC-50.
• 4 – Injonction 1 (b) de la décision 12-DCC-100.
• 5 – Injonction 1 (d).
• 6 – Injonction 7 (a).
• 7 – Vidéo à la demande à l’acte (VOD) et par abonnement(SVOD).
• 8 – Injonction 7 (c).
• 9 – Engagement 2.2.1 de la décision 14-DCC-50.
• 10 – Engagement 2.6.
• 11 – Engagement 2.4.
• 12 – Engagement 2.3.
• 13 – Injonction 9 (a) de la décision 12-DCC-100.
• 14 – Injonctions 3 (a) et (b).
• 15 – Injonction 5 (a).
• 16 – Injonction 6 (a).
• 17 – Injonction 10 de la décision 12-DCC-100 et engagement 4 de la décision 14-DCC-50.