Yves Gassot, Idate : « Face aux acteurs du Net, les opérateurs télécoms ne vont pas disparaître »

Alors que l’Idate – institut d’études sur les télécoms, l’Internet et l’audiovisuel – publie le 14 juin son DigiWorld Yearbook 2016, son directeur général Yves Gassot répond aux questions de Edition Multimédi@ sur les défis que doivent plus que jamais relever les opérateurs télécoms face aux acteurs du numérique.

Propos recueillis par Charles de Laubier

Edition Multimédi@ : Le marché mondial du numérique devrait, selon l’Idate, franchir les 4.000 milliards d’euros l’an prochain. Vos prévisions antérieures ne le prévoyaient-elles pas dès cette année ? En outre, pourquoi la valeur des TIC (1) a tendance à croître moins vite que le PIB ?
Yves Gassot :
En fait, nous révisons nos chiffres tous les ans avec deux types d’ajustement que sont la prise en compte des taux de change et la rectification des taux de croissance constatés au regard de nos anticipations. Par exemple, la chute de la croissance des revenus mobiles aux Etats-Unis a été plus prononcée qu’on ne l’avait anticipée. Par ailleurs, la croissance moins rapide en valeur des secteurs TIC au regard de celle du PIB est effectivement contre-intuitive. Pourtant la croissance de certains secteurs du numérique – les services Internet – est très rapide. Des économistes montrent que c’est dans les secteurs des TIC que les gains de productivité sont les
plus importants. Cela a pour conséquence de faire baisser les prix unitaires. En principe, cette baisse des prix s’accompagne d’un effet positif sur les volumes. Ce que l’on peut observer sur un marché comme celui des smartphones qui peut ainsi s’élargir aujourd’hui aux consommateurs des économies émergentes. Mais on peut aussi avoir des phénomènes de déflation liés à l’intensité de la concurrence, comme on l’observe en Europe dans les services télécoms. Enfin, il est probable que les cadres statistiques ont du mal à suivre la déformation des frontières des secteurs sous l’effet de la transformation numérique.
Reste une question fondamentale : pourquoi les gains de productivité dans nos économies, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe, ont nettement décru depuis 2006, donc avant la crise des subprimes, comme si l’économie avait absorbé dans la décennie précédente les bénéfices de l’Internet ? Sans parler de la fin du cycle de transformation du numérique, il est possible qu’il y ait un palier en attendant que le puzzle de l’Internet des objets (IoT), du Big Data et de l’intelligence artificielle se mette en ordre.

EM@ : L’Idate prévoit que, d’ici 2025, les services Internet pourraient dépasser pour la première fois en valeur le marché des services télécoms : soit 51 % sur un total mondial de près de 3.000 milliards d’euros. Que va-t-il advenir des opérateurs télécoms « ubérisés » par les OTT (2)?
Y. G. :
Il y a plusieurs interprétations de l’expression « être “ubérisé” ». S’il s’agit de penser que les opérateurs télécoms vont disparaître, j’ai du mal à imaginer ce scénario. Les applications OTT nourrissent une demande croissante en terme d’accès très haut débit everywhere. Il faudra bien qu’il y ait des acteurs qui investissent dans les réseaux, exploitent les accès associés avec des perspectives crédibles de retour sur investissement. La question est donc plus de savoir comment sera organisée la chaîne de valeur. Est-ce que les opérateurs télécoms seront progressivement « désintermé-diés », c’est-à-dire repositionnés dans un statut d’opérateur de gros ? On ne peut pas totalement l’exclure, mais cela ne me parait pas devoir être la tendance principale. Il faut aussi s’interroger sur les capacités des opérateurs télécoms à élargir leurs revenus au-delà de ceux de l’accès (3). De mon point de vue, il est probable que les plus gros opérateurs auront l’ambition et les moyens de construire des offres d’accès qui intègrent des applications et des contenus en mode OTT ou plus directement managés à travers le réseau. Dans ce cas, une partie du chiffre d’affaires Internet sera réalisée par les opérateurs télécoms. Ce phénomène est donc assez directement dépendant de la propension de l’industrie des services télécoms à se consolider.

EM@ : Comment les opérateurs télécoms en Europe cherchent « à tout prix »
à augmenter leur ARPU (4) dans le fixe et le mobile. Que pensez-vous de la stratégie de convergence telle que celle engagée par SFR offrant des contenus (télé, vidéo, presse, …) pour augmenter son ARPU ?
Y. G. :
La chute continue des revenus des opérateurs télécoms depuis 2008 pèse sur leurs marges et leurs capacités d’investissement, malgré la baisse des prix des équipements et les efforts de cost-cutting. Les opérations de fusion mobile-mobile ou fixe-mobile peuvent favoriser une légère reprise de la croissance, comme au dernier trimestre pour Vodafone, en freinant les opérations de guerre de prix. Le challenge fondamental pour les opérateurs est de faire percevoir auprès du consommateur que l’innovation numérique ne réside pas seulement dans le smartphone ou la dernière version de Snapchat, qu’un accès 4G – bientôt 4G+ – n’est pas identique à un accès 3G, et que la fibre apporte de la qualité et du confort par rapport à un abonnement ADSL. Cela étant, les stratégies de différenciation et de segmentation peuvent être principalement focalisées sur le réseau ou s’élargir aux contenus. Mais attention :
avec du haut débit à peu près partout et la « Net neutralité », les atouts des opérateurs télécoms en matière de vidéo ne proviennent pas fondamentalement du fait qu’ils sont propriétaires des « pipes », mais plutôt qu’ils peuvent avoir plusieurs dizaine de millions d’abonnés et donc des capacités pour rivaliser dans les achats de droits exclusifs et pour un marketing très ciblé.

EM@ : Entre le « zero-rating » (5), les « services gérés », les « services spécifiques » ou encore les « niveaux de qualité », les opérateurs télécoms ne vontils pas maintenant – malgré la neutralité du Net – augmenter leurs tarifs ?
Y. G. :
Non, car au-delà des rivalités « verticales » dans la chaîne de valeur, les opérateurs restent soumis à la pression d’une concurrence « horizontale » très intense.

EM@ : Une récente étude intitulée « Comment attraper une licorne » (6) démontre que l’Europe a raté la 3e vague mobile – celle de l’Internet – face aux Etats-Unis et l’Asie. L’Europe s’est-elle trop focalisée sur le fixe et les techniques, peu sur
le mobile et les services ?
Y. G. :
Oui. Le GSM a été un grand succès ; on avait de quoi jouer une carte avec l’UMTS mais cela a été gâché dans la folie des enchères, les acquisitions déraisonnables de fréquences et l’immaturité de la technologie. La 4G (technologie LTE) a donc vu les Etats-Unis – avec Verizon puis AT&T, ainsi que les japonais et coréens – faire course en tête, même si la pénétration de la 4G se développe maintenant rapidement en Europe. Naturellement, le déploiement de la 4G a été aussi le moment d’un basculement très net de la téléphonie mobile vers l’Internet mobile (7). Ce phénomène a amplifié le poids de la Silicon Valley.
Mais l’Europe continue de disposer dans les mobiles d’atouts avec Ericsson, Nokia
et des opérateurs télécoms qui ont pris une certaine avance dans la convergence fixemobile, sans parler du tissu de start-up. L’Europe disposera, au moment du déploiement de la 5G, d’une infrastructure 4G+ de qualité qui restera un socle fortement imbriqué dans la nouvelle norme. Nous avons enfin été très tôt en Europe
à reconnaître la nouvelle frontière que représente l’Internet des objets. Or la 5G ne se réduit, comme les normes précédentes, à représenter un progrès en terme de vitesse, de bits/Hz, mais a pour objectif d’inclure très largement les nouvelles applications dans les verticaux, avec toutes les variations de latence et de sécurité ou de consommation envisageables. Il reste que les vitesses attendues et les capacités nécessaires à la 5G nécessitent de libérer des fréquences (8) et d’investir significativement dans les réseaux optiques pour desservir les micro-antennes. @