« Facebook, Google & Big Telecoms veulent continuer à violer la neutralité du Net en Europe… »

« … Les régulateurs devraient les arrêter ». C’est l’alerte lancée par Barbara van Schewick, professeure de droit de l’Internet à la Stanford Law School aux Etats-Unis. Pour cette juriste allemande, les régulateurs des télécoms européens – du Berec – doivent préserver la neutralité de l’Internet.

L’organe des régulateurs européens des télécoms, appelé en anglais le Berec (1), s’est réuni du 8 au 10 juin à Chypre pour se mettre d’accord sur une mise à jour des lignes directrices sur « l’Internet ouvert » – alias la neutralité de l’Internet. Les précédentes avaient été publiées le 30 août 2016. Depuis, un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), daté du 15 septembre 2020, avait jeté un pavé dans la mare en déclarant contraire à la neutralité de l’Internet – donc illégale – la pratique du « trafic gratuit ».

Fort lobbying des Gafam et des telcos
Appelé aussi zero-rating, cet avantage consiste pour un opérateur télécoms à ne pas décompter dans son forfait mobile les données consommées par l’internaute pour un service « partenaire ». Le problème est qu’en « favorisant » tel ou tel service, l’opérateur mobile le fait au détriment des autres applications concurrentes. Facebook/ Instagram/WhatsApp, Google/YouTube, Netflix, Spotify, Apple Music, Deezer, Twitter ou encore Viber profitent du dispositif qui incite implicitement les abonnés mobiles à les utiliser en priorité puisqu’ils ne sont pas décomptés du crédit de données lié à leur forfait. Dans son arrêt de 2020, la CJUE épinglait ainsi le norvégien Telenor en Hongrie (2). Plus récemment, dans un autre arrêt daté du 2 septembre 2021, la CJUE s’en est prise cette fois à Vodafone et de TMobile en Allemagne pour leurs options à « tarif nul » contraires à l’Internet ouvert (3).
Ce favoritisme applicatif était identifié depuis près de dix ans, mais les régulateurs européens n’y ont pas mis le holà. Les « telcos » font ainsi deux poids-deux mesures : des applications gratuites et attrayantes face à d’autres payantes et donc moins utilisées. « Nous sommes réticents à la sacralisation du zero-rating qui, par définition, pousse les consommateurs de smartphones à s’orienter vers un service – généralement le leader capable de payer le plus – au détriment de ses concurrents, au risque de les faire disparaître », avait déclaré au Monde en 2016 l’association de consommateurs UFC-Que choisir (4). Plus de six ans après l’adoption par les eurodéputés du règlement européen « Internet ouvert » (5), les inquiétudes demeurent. « Des plans de gratuité discriminatoires tels que StreamOn de T-Mobile et le Pass de Vodafone violent la loi européenne sur la neutralité du Net », a dénoncé le 30 mai dernier Barbara van Schewick (photo), professeure de droit de l’Internet à la Stanford Law School aux Etats-Unis. Dans un plaidoyer publié par le CIS (Center for Internet and Society) qu’elle dirige dans cette faculté américaine (6), l’informaticienne et juriste allemande fustige « ces stratagèmes discriminatoires [qui] favorisent presque invariablement les propres services de l’opérateur ou ceux de plateformes géantes comme Facebook et YouTube ». Elle appelle le Berec à contrecarrer ces pratiques en les proscrivant clairement dans les prochaines lignes directrices révisées sur l’Internet ouvert. « Ce que décide le Berec aura un impact sur des millions d’Européens et, s’il fait les choses correctement, cela augmentera la quantité de données que les gens obtiennent chaque mois, tout en rétablissant la concurrence en ligne », espère Barbara van Schewick. Mais l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques, basé à Bruxelles, subit de fortes pressions des lobbies des Gafam et des telcos « pour laisser des échappatoires afin que la gratuité discriminatoire puisse continuer ». Or, dénonce-t-elle, « cette pratique injuste cimente le pouvoir de marché des plateformes dominantes ».
Cette concurrence déloyale se fait aussi dans la musique en ligne et la SVOD. La professeure de droit de l’Internet cite le cas d’une start-up américaine lancée il y a dix ans, Audiomack. Après avoir examiné 34 programmes de zerorating pour les applications de musique en Europe, où cette plateforme musicale voulait de lancer, elle n’a pas eu d’offres ou de réponses de la part de 25 opérateurs télécoms. « Après dix mois de travail, elle a été incluse dans 3 programmes. Pendant ce temps, Apple Music était présent dans 26 et Spotify dans 23 », relate Barbara van Schewick.

Que le « trafic nul » soit bien interdit
Et d’après une étude d’Epicenter.works publiée en 2019, WhatsApp et Facebook, du groupe Meta, suivis par le français Deezer, sont les applications les plus « détaxées » parmi les 186 plans de trafic gratuit recensés (7). La professeure du CIS espère en tout cas que le Berec confirmera ce qu’il a déjà prévu d’indiquer dans les prochaines lignes directrices : à savoir que le trafic gratuit viole la neutralité du Net. C’est net et clair dans le projet de guidelines de mars dernier (8). Mais la professeure espère que toutes ces pratiques seront in fine clairement interdites, noir sur blanc, afin que les opérateurs télécoms ne puissent pas contourner l’obstacle. @

Charles de Laubier