Droits voisins et presse : l’accord Google-AFP sur 5 ans est un bon début de (re)partage de la valeur

Résultat de plusieurs mois de négociations, l’accord d’une durée de cinq ans annoncé le 17 novembre 2021 entre Google et l’Agence France-Presse (AFP), sur les droits voisins de cette dernière, est un précédent qui devrait inspirer les éditeurs en France et dans le reste de l’Europe.

Par Fabrice Lorvo*, avocat associé, FTPA.

Outre son caractère irrémédiable, rappelons que le progrès numérique est ambivalent (1), c’est-à-dire qu’il amplifie à la fois des effets positifs comme des effets négatifs, et qu’il est difficile de tenter de corriger les effets négatifs sans impacter les effets positifs. Cette ambivalence se manifeste notamment au niveau de l’information du public (avec les risques nouveaux de manipulation), ou au niveau de l’économie (avec les conséquences ambiguës de l’ubérisation mais aussi dans les relations entre les plateformes digitales et les médias traditionnels).

Bras de fer entre presse et GAFAM
La révolution numérique a créé une nouvelle société parallèle dirigée par les GAFAM (2), lesquels ont imposé un nouveau partage de la valeur. Ce nouveau clone virtuel capte l’essentiel des profits en laissant les charges au vieux monde. Ce modèle n’est pas viable durablement car, à terme, la société traditionnelle finira par se vider de sa substance. C’est ce type de conflit, dont le bras de fer a débuté en 2018, qui opposait les géants du Net – et notamment Google – aux médias historiques, à savoir : la reprise sur Internet, par les moteurs de recherches et agrégateurs d’actualités, des articles des éditeurs de journaux et des dépêches des agences de presse. Ce conflit trouvait sa cause dans une appréciation divergente du nouveau modèle économique. Pour les éditeurs et agences de presse, les articles et les dépêches qu’ils produisent sont le fruit d’un travail effectué par des journalistes astreints à une déontologie (ce qui est une garantie de qualité de l’information). Ce travail génère des coûts. En conséquence, la reprise des articles de presse par les GAFAM nécessite une rémunération. Et ce, d’autant plus que les ressources des médias traditionnels ont doublement baissé : d’une part, du fait de la migration des budgets publicitaires vers le monde numérique, et, d’autre part, du fait de la gratuité qui a été érigée comme norme par la révolution numérique. Selon les géants du Net, en revanche, la reprise des articles et dépêches par les moteurs de recherche constitue de fait une publicité et contribue à renforcer la visibilité des journaux ou des fils d’actualités qui les produisent. Et cela contribue donc à la renommée de ces médias. En conséquence, estimaient les plateformes numériques, aucune rémunération n’était à payer. En principe, le droit de la propriété intellectuelle français était du côté des éditeurs d’informations. Cependant, les GAFAM considéraient que les solutions traditionnelles n’étaient pas transposables dans le « Nouveau Monde » dématérialisé d’Internet. Restait aussi la difficile question du territoire : on ne peut ignorer que la dématérialisation inhérente au numérique ait fait voler en éclats les concepts de frontière et donc de territorialité. Comment concilier le système juridique français avec la mondialisation que suppose le cyberespace planétaire ? Seule une réponse européenne pouvait peser face à Google, chacun des Vingt-sept seul ne faisant plus le poids face aux GAFAM. À l’initiative de la France, une réponse légale, par l’intermédiaire des droits voisins, a été incluse dans une directive européenne d’avril 2019 censée avoir été transposée par les Etats membres depuis le 7 juin 2021 « au plus tard » : celle sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique (3). Dans son article 15 intitulé « Protection des publications de presse en ce qui concerne les utilisations en ligne », cette directive « Copyright » dispose que les Etats membres confèrent aux éditeurs de publications de presse établis dans un pays de l’Union européenne (UE) les droits voisins pour l’utilisation en ligne de leurs publications de presse par des « fournisseurs de services de la société de l’information ».
La France a été la première à transcrire immédiatement cette directive dans son droit interne (4) : la loi française de juillet 2019 dispose que l’autorisation des éditeurs est requise – article L218-2 du code de la propriété intellectuelle (CPI) – pour la reprise de leurs articles et que les droits des éditeurs peuvent être cédés ou faire l’objet d’une licence (article L218-3 du CPI).

L’« Etat » Google, pas hors-la-loi
L’adoption de cette directive européenne « Copyright », comme sa transcription dans l’ordre juridique français, aurait dû, selon notre modèle démocratique, mettre fin au débat en application du principe selon lequel « la loi est dure mais c’est la loi »… Cependant, nous commençons à nous rendre compte que les GAFAM disposent de la puissance financière d’un Etat (sans les contraintes de l’administration et/ou des électeurs) et qu’ils ont de plus en plus tendance à vouloir s’affranchir des contraintes légales nationales existantes, probablement pour « penser globalement et virtuellement». Le projet «metaverse » (de monde en ligne virtuel et immersif) de Facebook sera prochainement l’aboutissement de cette démarche transfrontalière et planétaire. En conséquence, plutôt que de se soumettre à la loi française, et d’entrer de bonne foi dans une négociation avec les éditeurs et les agences de presse pour la rémunération de la reprise de leurs contenus, Google avait unilatéralement décidé qu’elle n’afficherait plus les extraits d’articles ou de dépêches, ni les photographies, ni les vidéos, au sein de ses différents services, sauf à ce que chaque éditeur lui en donnent l’autorisation à titre gratuit.

Poids de l’Autorité de la concurrence
Le risque d’être marginalisé ou de devenir invisible était tel que la très grande majorité des éditeurs ont consenti gratuitement lesdites autorisations (et ce pour un périmètre plus large qu’avant la directive « Copyright »…). Saisi en France par les éditeurs et l’Agence France-Presse (AFP), l’Autorité de la concurrence (ADLC) a considéré en avril 2020 que le comportement de Google était « susceptible de constituer un abus de position dominante » et qu’il « portait une atteinte grave et immédiate au secteur de la presse » (5). Elle a donc prononcé sept injonctions provisoires à l’égard de Google pour l’obliger à renoncer à la gratuité et à négocier de bonne foi avec les éditeurs la rémunération qui leur était due. Cette décision a été confirmée par un arrêt définitif d’octobre 2020 de la cour d’appel de Paris (6). Hélas ! Google n’a pas semblé avoir été immédiatement sensible aux injonctions de l’ADLC puisque, le 12 juillet 2021, les filiales Google France et Google Ireland se sont vues infligées une sanction de 500 millions d’euros (7) pour avoir méconnu plusieurs des injonctions d’avril 2020. De plus, le gendarme de la concurrence a ordonné à Google de présenter une offre de rémunération pour les utilisations actuelles de leurs contenus protégés aux éditeurs et de leur communiquer les informations nécessaires à l’évaluation d’une telle offre, sous peine d’astreintes pouvant atteindre 900.000 euros par jour de retard. C’est dans ce contexte que Google et l’AFP ont annoncé dans un communiqué commun (8) daté du 17 novembre 2021, la conclusion d’un accord concernant la reprise des contenus multimédias produits et diffusés par l’Agence France-Presse. Le même jour, dans une dépêche AFP, son PDG Fabrice Fries a apporté quelques précisions complémentaires par rapport au communiqué initial : cet accord est d’une durée de cinq ans et « couvre toute l’UE, dans toutes les langues de l’AFP [à savoir six langues, ndlr], y compris dans les pays qui n’ont pas transposé la directive ».
Cet accord quinquennal est manifestement un bon début. D’abord, il caractérise l’acceptation d’une loi nationale – française en l’occurrence – par un GAFAM (il est curieux mais réaliste de devoir écrire une chose pareille). De plus, il constitue en France un précèdent qui devrait produire des effets immédiats et d’autres ultérieurement sur l’Hexagone et dans le reste de l’UE. Aujourd’hui, ce précédent ne pourra qu’inciter, d’une part, Google à conclure des accords similaires avec d’autres éditeurs, et, d’autre part, les éditeurs à conclure des accords similaires avec d’autres plateformes. Notons que Facebook (9) avait aussi conclu en octobre 2021 un accordcadre similaire avec l’Alliance de la presse d’information générale (Apig), comme l’avait fait Google (10) en janvier 2021. Le Monde et Le Figaro ont déjà signé chacun un accord avec Facebook, après l’avoir fait un avec Google. L’Apig représente notamment les quotidiens nationaux et régionaux français dans la seule catégorie « information politique et générale » (300 titres de presse membres), lesquels doivent à leur tour signer individuellement avec Google sur la base du contratcadre signé par leur organisation professionnelle (11). De plus, il est probable que l’accord conclu en France incitera sans délai Google à faire de même dans d’autres pays européens, et notamment au Danemark et en Espagne.
Demain (ou du moins l’expiration du délai de cinq ans de l’accord en cours), l’AFP sera en position de renégocier le montant de la licence à son niveau réel. Même si le montant de l’accord actuel n’a pas été divulguée, le PDG de l’AFP et le DG de Google France avaient indiqué dans une dépêche… AFP datée du 13 juillet 2021 qu’il s’agissait d’une « licence globale » à rémunération forfaitaire annuelle, incluant les droits voisins (12), pour l’exploitation de tous les contenus de l’agence de presse sur Google Search, Google News, Google Discover et le nouveau service Showcase. Il est plus que probable que Google a négocié un montant faible permettant une transition en douceur vers une reprise payante des contenus. A la fin de cette période transitoire, il est à espérer que les éditeurs obtiendront le fruit légitime des coûts indispensables engagés pour la fourniture d’une information de qualité. L’obtempération de Google à la directive européenne « Copyright » transcrite dans la loi française n’est pas une défaite pour les GAFAM. Ils ont probablement pris conscience qu’un partenariat avec les éditeurs et les agences de presse était intrinsèquement indispensable pour l’avenir même des ces géants du Web puisque ces derniers devraient y trouver un triple intérêt : d’abord, l’information de qualité est le garant d’une société démocratique (on le voit avec le danger des « fake news » et les théories complotistes).

La « richesse » des GAFAM : avarice ?
De plus, les utilisateurs des GAFAM ont besoin de ces informations que ces derniers sont incapables de produire euxmêmes. En conséquence, pour bénéficier de ces « produits », ou « contenus », encore faut-il partager la valeur afin que leurs producteurs puissent en vivre. Depuis Esope ou la Fontaine, « combien en a-t-on vus qui du soir au matin sont pauvres devenus pour vouloir trop tôt être riches ? » car « l’avarice perd tout en voulant tout gagner » (13). Enfin, les GAFAM ont compris qu’ils vont avoir besoin de s’appuyer sur les éditeurs et les agences de presse (comme le fait l’AFP) pour mettre en place des programmes portant sur la lutte contre la désinformation. A défaut, les plateformes digitales pourraient elles-mêmes, se trouver instrumentalisées. @