Dans le Far-West numérique, le juge commence à se faire entendre. On attend plus que le shérif !

La révolution numérique a fait exploser notre système juridique. Que ce soit avec la dématérialisation ou l’abolition des frontières, le droit national de l’ancien monde est devenu ineffectif. Progressivement, la législation et la jurisprudence s’adaptent, en attendant le gendarme…

Fabrice Lorvo*, avocat associé, FTPA.

Les acteurs de l’Internet, par philosophie ou par appât du gain, se sont opposés à toute régulation au nom de la liberté. Avec la révolution numérique, il s’est de nouveau posé l’éternelle question : peut-il y avoir de liberté sans contrainte ? Dans tous les cas, ce cyberespace est rapidement devenu un Far-West. Sur Internet, au nom de la liberté
(de la culture, du savoir, des échanges), certains ont partagé, ou même vendu des créations originales, au mépris des droits d’auteur. Sur les réseaux sociaux, la liberté d’expression est parfois comprise comme permettant l’outrance, l’invective, l’insulte, voire la haine et le harcèlement.

Escrocs, mules, sites web et victimes
Force est de constater que les tribunaux, notamment français, ont pris la dimension de certains comportements néfastes et des peines de plus en plus lourdes commencent à sanctionner les abus. On doit noter les décisions suivantes :

• Une mesure répressive contre des escrocs aux numéros de cartes bancaires (1) : de la prison ferme. Courant 2010, le FBI a mené une enquête concernant la cybercriminalité et notamment un forum baptisé « Cardshop » sur lequel s’échangeaient ou se vendaient des logiciels permettant la compromission de systèmes informatiques. Parmi les membres du forum ont été identifiés plusieurs ressortissants français apparaissant impliqués dans du « carding » – comprenez du commerce illicite de numéros de cartes bancaires sur Internet. Informé par le FBI, l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication (OCLCTIC) (2) a entrepris des investigations et a fait mettre hors ligne ce forum le 26 juin 2012. Ce type d’escroquerie se déroulait en trois temps. D’abord, commander des marchandises, et pour ce faire : obtenir des numéros de cartes bancaires frauduleux notamment sur des forums comme « Carderprofit » ; utiliser des systèmes d’anonymisation (3) ; accéder à des comptes clients existants et piratés ou créés à partir d’identités fictives ou réelles sur des sites de e-commerce ; modifier les données (notamment les adresses e-mail de réception des commandes) et utiliser les données bancaires usurpées ; passer des commandes et ainsi tromper les sites web de ecommerce pour les déterminer à remettre des biens. Ensuite, aller chercher les marchandises dans des relais colis directement ou par des « mules » (drops) recrutées à cet effet, à l’aide de faux documents d’identité et fausses procurations. Enfin, revendre tout ou partie des marchandises frauduleusement obtenues sur des sites web tels que PriceMinister ou LeBonCoin. Le tribunal a jugé que les faits commis par les quatorze prévenus sont d’une très grande gravité. Il y a les préjudices financiers (évalués à 141.142 euros) causés aux sociétés de e-commerce, mais également l’atteinte à la sécurité des transactions effectuées sur Internet et à la confiance des utilisateurs. Ces derniers, lorsqu’ils sont victimes de l’utilisation indue de leurs données bancaires et de leurs comptes clients, peuvent rencontrer des difficultés importantes vis-à-vis des sociétés de e-commerce et/ou de leur établissement bancaire. Les six organisateurs ont été condamnés à des peines de prison ferme de quinze, dix-huit mois et deux ans, notamment pour escroquerie réalisée en bande organisée, participation
à une association de malfaiteurs en vue de préparer un délit (puni d’au moins cinq ans de prison), accès, maintien frauduleux dans un système de traitement automatisé de données et modification frauduleuse de données. Les autres participants ont été condamnés à des peines de prison avec sursis de six, neuf, douze et dix-huit mois.

Topsite : organisation très hiérarchisée
• Une mesure répressive contre des pirates diffusant des oeuvres protégées contre rémunération (4) : 22 millions d’euros d’indemnisation. En 2007-2008, le
« topsite » Bulltrack (5) proposait des fichiers contrefaisants de musique, œuvres audiovisuelles et jeux vidéogrammes à des utilisateurs en contrepartie du paiement d’un droit d’accès. Ces contrefaçons étaient réalisées grâce à la location de serveurs de stockage puissants et à la mise à disposition par un groupe de « racers » (6) de fichiers. Une organisation hiérarchisée, avec quatre niveaux différents, permettait de faire fonctionner le topsite et chaque protagoniste avait un rôle déterminé. Au premier niveau, l’administrateur principal décidait de son orientation, de son utilisation, du lieu de location et du type de serveur. Au deuxième niveau, deux autres personnes assuraient la location des serveurs (financée par les utilisateurs), mis à la disposition du topsite, et leur maintenance. Au troisième niveau, des « racers » étaient chargés d’une part de fabriquer des nouvelles copies d’oeuvres contrefaites, appelées « release » ou d’autre part de diffuser les fichiers.

Contrefaçon en bande organisée
Enfin au dernier niveau, les derniers membres du réseau recrutaient les utilisateurs (entre 150 et 300) appelés les « supplies », à qui ils accordaient l’accès au site web contre paiement sur les comptes PayPal des administrateurs d’un droit d’accès (entre 20 et 80 euros selon le nombre de giga-octets qu’ils pouvaient télécharger). Le topiste avait passé un accord avec le « tracker » Snowtigers.net (un tracker étant un serveur qui aide à la communication entre pairs et au partage de fichiers) qui fournissait un système de partage haute vitesse dit « powerseed » et qui permettaient de télécharger rapidement les fichiers contrefaisants mis à disposition.
Le tribunal correctionnel avait déjà jugé que cette activité constituait une contrefaçon d’œuvres de l’esprit en bande organisée (7). L’affaire revenait devant la cour d’appel essentiellement sur les intérêts civils (8), dont le montant avait été contesté par les auteurs du délit. La Cour a infirmé la décision des premiers juges et aggravé les sanctions. Elle a fixé l’indemnisation du préjudice à 5 euros (au lieu de 0,20 euros) pour les films catalogue et à 8 euros (au lieu de 1 euro) pour les films en exclusivité. C’est donc plus de 22 millions d’euros qui ont été alloués aux victimes de la plateforme illégale de téléchargement.

• Une mesure préventive de mise hors ligne contre des pirates diffusant des œuvres protégées gratuitement (9). Le groupe Elsevier est une maison d’édition de publications scientifiques qui met à disposition des professionnels de santé et des sciences, des publications et analyses de données. Il commercialise ses articles de revues scientifiques et chapitres d’ouvrages (plus de 15 millions de publications) via
sa plateforme propriétaire et base de données ScienceDirect.com. Le groupe Springer Nature édite des publications (environ 300.000 par an) qui s’adressent aux chercheurs, étudiants, professeurs et professionnels. Ses publications sont notamment commercialisées via la plateforme Nature.com. Ces deux éditeurs reprochent aux sites web accessibles via les noms de domaine « Sci-Hub » et « LibGen » de mettre à disposition des internautes gratuitement les publications scientifiques en violation des droits d’Elsevier, Springer Nature et d’autres éditeurs. Les plateformes Sci-Hub et LibGen se revendiquent clairement comme des plateformes « pirates » rejetant le principe du droit d’auteur et contournant les portails d’accès par abonnement des éditeurs. Ainsi la fondatrice de la plateforme (10) se décrit comme une « fervente
pirate » pour laquelle « le droit d’auteur doit être aboli », et la page Facebook de
« Libgen.in » invite ses utilisateurs à mettre en ligne des ouvrages protégés en violation des droits d’auteur. Le tribunal a donc ordonné aux fournisseurs d’accès à Internet (FAI) (11) de mettre en oeuvre et/ou faire mettre en oeuvre, toutes mesures propres à empêcher l’accès aux plateformes Sci-Hub et LibGen, à partir du territoire français par leurs abonnés par le blocage des 57 noms de domaine, dans les quinze jours de la décision à intervenir – et ce, pendant une durée de douze mois. Il est notable que le tribunal ait jugé qu’en dépit du système d’irresponsabilité de principe des fournisseurs d’accès tel qu’organisé par la loi de 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN), les fournisseurs d’accès et d’hébergement sont tenus de contribuer à la lutte contre les contenus illicites et, plus particulièrement, contre la contrefaçon de droits d’auteur et de droits voisins, dès lors qu’ils sont les mieux à même de mettre fin à
ces atteintes. Aucun texte ne s’oppose à ce que le coût des mesures strictement nécessaires à la préservation des droits en cause, ordonnées sur le fondement de l’article L. 336-2 du code de la propriété intellectuelle, soit supporté par les intermédiaires techniques, quand bien même ces mesures sont susceptibles de représenter pour eux un coût important.

Rapprochement « Arcep-CSA-Hadopi » ?
En conclusion, le monde numérique commence à ne plus être un Far-West où la liberté est le prétexte d’abus. Des lois commencent à protéger concrètement l’industrie créative (12). Des décisions judiciaires sanctionnent de manière de plus en plus lourde les atteintes portées à l’économie numérique et aux auteurs. On ne peut que se féliciter de cette évolution, même s’il nous semble nécessaire de compléter le dispositif en créant « un shérif du numérique ». On doit se demander si le rapprochement « Arcep-CSA-Hadopi » ne servirait pas à mieux lutter contre le piratage en général et ce type d’atteinte en particulier. @

* Auteur du livre « Numérique : de la révolution au
naufrage ? », paru en 2016 chez Fauves Éditions.