L’Etat français vole au secours de ses industries culturelles face à Internet

Musique, cinéma et audiovisuel, livre… Les industries de la culture n’ont pas su s’adapter à Internet, ou ne savent pas comment s’y prendre. En France, l’année 2010 marque la reprise en main de leur avenir par le gouvernement. Jusqu’à
130 millions d’euros pourraient être nécessaires sur trois ans pour les aider.

Trois jours. Le 6 janvier, la mission « Création & Internet » remettait son rapport au ministre de la Culture et de la Communication, Frédéric Mitterrand. Le 7 janvier,
le président de la République, Nicolas Sarkozy, présentait ses vœux aux professionnels du monde de la culture. Le 8 janvier, le ministre de la Culture installait
la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi).

La carotte et le bâton
En trois jours, l’Internet en France a été mis « sous tutelle » de l’Etat. Il en va,
explique-t-on dans les hautes sphères du pouvoir, de la survie de trois industries culturelles – musique, cinéma et audiovisuel, livre – face à « la révolution numérique ». Ces trois dates marquent une nouvelle étape de l’Internet dans l’Hexagone.
Les répercutions ne manqueront pas de se faire sentir sur toute l’Europe, voire dans
le monde. Pour l’heure, 2010 s’annonce comme l’année de la carotte et du bâton pour
les 35 millions d’internautes et les 20 millions de « mobinautes » en France !
La carotte va consister à développer l’offre légale de téléchargement qui n’a pas été suffisante jusque-là. C’est l’objectif du rapport « Zelnik » remis le 6 janvier par le trio Patrick Zelnik, Jacques Toubon – ancien ministre de la Culture et exministre de la Justice dans les années 1990 – et Guillaume Cerutti, à savoir : améliorer l’offre légale sur Internet et la rémunération des artistes, en mettant en oeuvre 22 propositions  touchant principalement la musique (grand bénéficiaire avec près d’une dizaine de mesures en sa faveur), le cinéma et l’audiovisuel, ainsi que le livre – lequel fait l’objet
d’un rapport “anti-piratage” qui sera rendu par Christine Albanel le 1er avril prochain
(voir EM@3, page 4). La mission précise néanmoins que la presse peut également
être intéressée par ses propositions concernant le marché de la publicité sur Internet.

La mission « Zelnik » prône notamment la fameuse taxe Google, comme l’a appelée Jacques Toubon, prélevée sur les revenus publicitaires des sites Web. Quant à la carotte, elle se décline sous plusieurs formes : carte de musique en ligne pour les jeunes (que Nicolas Sarkozy souhaite « d’ici l’été 2010 »), portail de référencement de musiques en ligne ou encore chronologie des médias améliorée. Et le chef de l’Etat reprend à son compte la proposition du rapport Zelnik de « fixer un délai d’un an aux producteurs [de musique] pour qu’ils négocient les droits et “libèrent” leurs fichiers musicaux sur toutes les plateformes. Faute de le faire, la négociation des droits relèverait par la loi de la gestion collective obligatoire par l’entremise des sociétés civiles ».

120 à 130 millions d’euros
Au total, la mission Création & Internet chiffre entre 120 et 130 millions « l’effort que l’État français devra déployer pour favoriser le développement des services culturels en ligne dans les trois ans qui viennent ». Le bâton sera personnifié par l’Hadopi – créée par les deux lois éponymes promulguées les 13 juin et 29 octobre 2009 – qui s’est réunie pour la première fois le 8 janvier au matin pour désigner sa présidente, Marie- Françoise Marais. C’est cette haute autorité qui enverra – entre avril et juillet prochains – les premiers e-mails d’avertissement aux pirates du Net, suivis en cas de persistance
de lettres recommandées, pour en arriver sur décision du juge à la coupure de l’accès
en cas de récidive. Cette nouvelle instance de 19 membres (voir page 5) est dotée d’un budget de 5,3 millions d’euros au titre du projet de loi de finances 2010. Pour qu’elle puisse réellement mettre en place la « riposte graduée», il faut encore que deux décrets d’application de la loi Hadopi soient publiés : l’un sur le traitement automatisé des e-mails supposant la gestion d’un fichier des internautes pirates, l’autre sur la procédure juridictionnelle encadrant les modalités de transmission des dossier au juge.
Problème : ces deux textes, les plus délicats du dispositif (« usines à gaz », diront certains), ont pris du retard dans leur rédaction. Selon Frédéric Mitterrand (le 8 janvier),
il doivent être soumis au collège de l’Hadopi « dans les plus brefs délais » [pour recueillir d’éventuelles remarques], transmis au Conseil d’Etat et à la Cnil (1), puis publiés « incessamment sous peu ». Encore faut-il que cette dernière ne trouve rien à redire sur l’utilisation des données personnelles des internautes (nom, e-mail, adresse IP, adresse postale, etc…) et la protection de la vie privée de ces mêmes internautes.
Selon « La Tribune » du 23 décembre dernier, la Cnil a été contrariée de n’avoir eu connaissance que du premier décret mais pas du second. Son avis sera rendu dans
deux ou trois mois. D’autant que Nicolas Sarkozy l’a dit lors de ses voeux à la Culture :
« Si cela ne suffit pas, je suis prêt à aller plus loin. (…) Mieux on pourra “dépolluer” automatiquement les réseaux et les serveurs de toutes les sources de piratage,
moins il sera nécessaire de recourir à des mesures pesant sur les internautes.
Il faut donc expérimenter sans délai les dispositifs de filtrage ». La mise en place de radars du Net est envisagé par le chef de l’Etat depuis la signature le 23 novembre 2007 des accords dit « de l’Elysée » ou encore « Olivennes ». Il y est déjà prévu que
« dans un délai qui ne pourra excéder 24 mois à compter de la signature du présent accord, les prestataires techniques s’engagent à collaborer avec les ayants droit sur les modalités d’expérimentation des technologies de filtrage des réseaux disponibles mais qui méritent des approfondissements préalables, et à les déployer si les résultats s’avèrent probants et la généralisation techniquement et financièrement réaliste ».

Union européenne ?
Quoi qu’il en soit, comme le reconnaît la mission Création & Internet, la France ne pourra agir sans en référer à l’Union européenne. La polémique suscitée par la loi Hadopi au Parlement européen l’an dernier, jusqu’à l’adoption du Paquet télécoms (voir EM@ n°1, page 1), démontre que le président de la République française doit, plus que jamais, se concerter avec ses homologues européens. @

ZOOM

Coût des 22 propositions « Zelnik » : près de 130 millions d’euros sur trois ans
Musique en ligne : 1 •
Créer une carte « Musique en ligne » pour les 15 à 24 ans
(25 millions d’euros par an). 2 • Créer un portail de référencement des œuvres musicales disponibles en ligne. 3 • Lancer une campagne de communication en faveur des services culturels en ligne (5 millions d’euros en 2010). 4 • Étendre le régime de la rémunération équitable à la diffusion en ligne. 5 • Mettre en place un régime de gestion collective obligatoire des droits liés à la mise à disposition interactive de musique (2).
6 • 
En contrepartie de la réforme de la gestion des droits musicaux, revaloriser la rémunération équitable, assurer la transparence de la gestion collective et garantir la diversité des contenus et des offres éditoriales. 7 • Reconduire et améliorer le crédit d’impôt pour la production musicale (12 millions d’euros par an). 8 • Renforcer les moyens d’intervention de l’IFCIC (3) au profit des entreprises du secteur de la musique (10 millions d’euros en 2010). 9 • Mobiliser les acteurs publics pour développer les apports en fonds propres aux jeunes entreprises de croissance dans le secteur des services musicaux.
Livre numérique : 10 • Étendre le prix unique du livre aux livres numériques dits
« homothétiques ». 11 • Créer une plateforme unique de distribution des livres numériques sous la forme d’un groupement. 12 • Tripler les montants affectés à la numérisation des livres par l’intermédiaire du Centre national du livre (10 à 15 millions d’euros par an). Cinéma et audiovisuel : 13 • Faire évoluer la chronologie [des médias] de façon à avancer les fenêtres d’exploitation des films en vidéo à la demande (VOD) par abonnement et VOD gratuite. 14 • Fixer pour les services de VOD des principes d’accès non discriminatoire aux réseaux de distribution, sous le contrôle du CSA. 15 • Instaurer une redevance sur l’exploitation commerciale des films du domaine public.
Publicité sur Internet : 16 • Saisir pour avis l’Autorité de la concurrence sur le fonctionnement de la concurrence dans le secteur de la publicité en ligne.
17 • Examiner la création d’un prélèvement obligatoire sur les revenus publicitaires
en ligne [« taxe Google »].
Taxe à valeur ajoutée : 18 • Revoir à la baisse la proportion de taux réduit de TVA appliqué aux offres combinées ADSL des opérateurs de télécommunications. 19 • Agir pour obtenir l’application du taux réduit de TVA à tous les services culturels en ligne.
Droit d’auteur et Europe : 20 • Défendre auprès des instances communautaires le caractère propre du droit d’auteur et des droits voisins. 21 • Définir et mettre en oeuvre avec nos partenaires une stratégie européenne de la numérisation dans ses rapports avec la culture. 22 • Mettre en place à Bruxelles une plateforme européenne de la création sur Internet.