Lutte contre le piratage : la Cour de justice de l’Union européenne devra dire si l’ACTA est illégal

Initiative des pays développés considérant insuffisants les minima imposés par l’accord de l’OMC sur les droits de propriété intellectuelle (ADPIC), l’Accord commercial anti-contrefaçon (ACTA) inquiète jusqu’à la Commission européenne.
A la justice d’arbitrer entre pour et contre.

Par Rémy Fekete (photo), avocat associé, Gide Loyrette Nouel.

Signé le 26 janvier dernier par l’Union Européenne et vingt-deux de ses Etats membres, dont la France (1), l’Accord commercial anti-contrefaçon (ACTA) est en discussion depuis 2007 et peine aujourd’hui à se voir ratifier par un nombre suffisant de pays pour pouvoir entrer en vigueur. Une mobilisation sans précédent de la société civile
(16 000 personnes défilaient notamment contre le traité
le 11 février à Munich) et la récente annonce par la Commission européenne de son intention de soumettre
le traité à l’avis de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) – pour vérifier sa conformité aux droits fondamentaux européens (2) – ont porté un sérieux coup d’arrêt
à la progression de ce texte.

Droits d’auteurs versus libertés ?
L’ACTA vise à renforcer les moyens de protection internationale des droits de propriété intellectuelle. Au lendemain de la fermeture du site Internet Megaupload, et alors que les Etats-Unis (premiers promoteurs de l’ACTA) viennent eux-mêmes de reculer sur leurs projets internes de lois anti-contrefaçon (3), rarement questions de propriété intellectuelle n’auront autant mobilisé les foules et fait débattre dans les forums citoyens. Alors que les promoteurs de ce traité vantent ses bienfaits en termes de protection des droits de propriété intellectuelle et ses effets bénéfiques sur l’économie mondiale, ses pourfendeurs, eux, crient à l’avènement d’une société orwellienne dans laquelle la liberté d’expression, la protection de la vie privée et le droit à un procès équitable seraient mis en péril par la toute-puissance des titulaires de droits. Face à ces débats passionnés, il n’est pas inutile de se reporter directement au texte du traité afin d’en saisir les apports, comprendre les changements qu’il introduit et mesurer la pertinence des inquiétudes qu’il suscite. L’ACTA soulève des questions de conciliation entre la protection de la propriété intellectuelle et la défense de plusieurs droits fondamentaux. Tout d’abord, plusieurs mesures d’échange d’informations font redouter à certains une menace sur la vie privée et le droit à un procès équitable. Par exemple, les articles 11 et 22 prévoient la communication au détenteur de droits d’informations (notamment des données personnelles comme le nom et l’adresse) sur les personnes soupçonnées d’avoir participé, directement ou non, à une atteinte à un droit d’auteur, voisin, de marque ou de brevet. Et ceci, non seulement sur ordre des autorités judiciaires mais également sans l’intervention de ces dernières dans certains cas. Néanmoins, cette communication de données personnelles sur de potentiels participants à une contrefaçon doit se faire « sous réserve des lois d’une partie concernant le respect de la vie privée ou la confidentialité des renseignements ». L’article 27-4 relatif à la contrefaçon sur Internet (4) donne aussi
la possibilité aux Etats – mais pas l’obligation – de permettre aux autorités compétentes
« d’ordonner à un fournisseur de services en ligne de divulguer rapidement au détenteur du droit des renseignements suffisants pour lui permettre d’identifier un abonné dont il est allégué que le compte aurait été utilisé en vue de porter atteinte
à des droits », lorsque le détenteur du droit a présenté des allégations suffisantes concernant une atteinte. Cet article a été largement critiqué : en tentant de responsabiliser les fournisseurs d’accès Internet (FAI) et de les faire participer à la lutte anti-contrefaçon, les Etats risqueraient de conduire à un système de surveillance généralisée des communications, forçant les FAI à faire la police sur leurs réseaux.
En outre, cette fourniture de données potentiellement personnelles SANS intervention d’un juge paraît faire peser une menace sur la protection de la vie privée, des données personnelles et du droit à un procès équitable.

Responsabilité des fournisseurs du Web
Sans doute conscients des risques inhérents à la formulation relativement large des dispositions du traité, les rédacteurs de l’ACTA ont précisé que les procédures visant
à faire respecter les droits d’auteur sur Internet « sont appliquées de manière à éviter
la création d’obstacles aux activités légitimes, y compris au commerce électronique »,
et d’une façon qui « préserve des principes fondamentaux comme la liberté d’expression, les procédures équitables et le respect de la vie privée ». L’ACTA laisse d’ailleurs aux Etats la possibilité de prévoir des limitations de la responsabilité des fournisseurs de service en ligne. Ensuite, l’ACTA prévoit la mise en place de mesures plus efficaces aux frontières pour lutter contre la contrefaçon, tant dans ses aspects
de criminalité organisée que dans sa dimension la plus quotidienne et apparemment anodine, avec des mesures relatives à la lutte contre la contrefaçon par Internet.

Ayants droits : la France protège plus
Sur le plan civil, l’ACTA semble ouvrir de nouvelles possibilités de calcul des dommages et intérêts (voir encadré). Sur le plan pénal, on retrouve la notion de contrefaçon commise « à une échelle commerciale », notion déjà présente dans la directive de 2004 sur la protection des droits de propriété intellectuelle (5). Comme lors de la transposition de la directive européenne (6), cette expression devrait cependant rester exclue du droit français, ce dernier étant plus protecteur des ayants droit. Il est également important de noter que dans la version signée de l’ACTA, aucune obligation n’est faite aux parties – comme cela fut un temps envisagé au cours des négociations – d’imposer un système de « riposte graduée » aboutissant à une coupure de l’accès à Internet telle que celle mise en place par la loi Hadopi.
Il apparaît après analyse que le traité ACTA souffre surtout d’un fort déficit de légitimité démocratique, qui tient sans doute davantage à son contexte de négociation qu’à son contenu même. Si l’ACTA présente indéniablement un arsenal plus protecteur des titulaires de droits que les minima imposés par l’accord de l’OMC – datant de 1994 – sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) (7), il n’annonce pas a priori de bouleversement drastique dans la lutte mondiale anti-contrefaçon. Les réactions enflammées qu’il suscite s’expliquent sans doute en grande partie par le fait que ce traité, négocié dans une trop grande opacité, en secret et sans concertation des peuples (8), met les opinions publiques devant le fait accompli, à un moment où ces dernières se trouvent particulièrement échaudées par le démantèlement de la plate-forme Megaupload. Et ce, dans une période où la contestation citoyenne a le vent en poupe. Le Parlement européen lui-même s’était plaint de cette opacité, en demandant en 2010 à la Commission européenne de faire preuve de davantage de transparence concernant les négociations en cours (9). Il n’est en outre pas sans incidence pour la légitimité de l’ACTA que plusieurs pays d’importance majeure sur le terrain de la contrefaçon se soient refusés à signer l’accord. Ainsi, la Chine, l’Inde, le Brésil, la Turquie et l’Allemagne, la Pologne, l’Autriche, la République tchèque, la Roumanie et la Slovénie ont tous désavoué l’accord, pour des raisons qu’on suppose diverses (respect de la liberté d’expression, protection de la vie privée, position stratégique concernant les médicaments génériques,…
Assurément, la saisine formelle de la CJUE par la Commission européenne dans les prochains jours (lire interview de Viviane Reding dans Edition Multimédi@ n°53) rappelle que le droit de propriété intellectuelle n’est « pas un droit fondamental absolu » et ne doit pas servir de « justification pour éliminer la liberté d’expression » (10). Cela illustre la difficulté constante du législateur à concilier et équilibrer les différents droits fondamentaux que sont la liberté d’expression, l’accès à l’information, la protection des données personnelles et le droit de propriété intellectuelle. @

FOCUS

Vers des dommages-intérêts « punitifs » ?
L’article 9-1 impose aux Etats membres de prévoir l’octroi de « dommages-intérêts adéquats en réparation du dommage ». Il ajoute en outre que pour en déterminer le montant, les autorités judiciaires sont habilitées à tenir compte, entre autres choses,
des « bénéfices perdus » – opérant ainsi un retour du dédommagement pour perte de chance sur le terrain de la contrefaçon. D’aucuns, sur ce point, crient au « mythe des ventes perdues » (11), faisant valoir qu’il est illusoire de considérer que toute contrefaçon se serait traduite par un montant égal de ventes en cas d’absence d’atteinte. Par ailleurs, l’article 9-2 fait obligation aux Etats, au moins pour les atteintes aux droits d’auteur et connexes et les contrefaçons de marques, d’autoriser leurs autorités judiciaires à ordonner la remise au détenteur du droit du bénéfice attribuable à l’atteinte. Enfin, l’article 9-3 pour ces mêmes atteintes aux marques et aux droits d’auteur et voisins, oblige les Etats à établir ou maintenir un système prévoyant un ou plusieurs éléments parmi : a) des dommages-intérêts préétablis, ou b) des présomptions pour la détermination d’un montant de dommages-intérêts adéquats, ou c) au moins pour le droit d’auteur, des « dommages-intérêts additionnels ». Certains observateurs voient dans ces dommages-intérêts additionnels revenir le spectre des dommages-intérêts à visée dissuasive, dits « punitifs » ou « exemplaires », typiques du droit américain mais fermement proscrits à ce jour
en droit français. On est effectivement tenté de penser que ces dommages-intérêts
« additionnels » visent à punir et dissuader plus qu’à strictement réparer le préjudice
réel subi. @