L’article 17 controversé, ou comment la Commission européenne a relancé la guérilla du filtrage

La Commission européenne n’est pas prête à publier ses lignes directrices finales sur l’interprétation que les plateformes numériques et les ayants droits devront faire de l’article 17 de la directive « Droit d’auteur », tant celui-ci est toujours controversé sur fond de lobbying incessant.

Par Juliette Félix, Avocate, cabinet Herald

Après trois ans de débats houleux, l’adoption le 17 avril 2019 de la directive européenne « Droit d’auteur et droits voisins dans le marché numérique » (1) avait réjoui le monde de la culture. En France, Franck Riester, alors ministre de la Culture, ne cachait pas son soulagement : « C’est une grande satisfaction et une étape majeure dans la capacité de l’Europe à défendre les créateurs, artistes et journalistes, et à s’assurer d’un meilleur partage de la valeur créée sur le numérique » (2).

La France se rebiffe et critique Bruxelles
Le Parlement européen venait de mettre un terme à une bataille de lobbying féroce autour notamment de l’article 13, devenu l’article 17. Fustigé par les GAFA et les partisans d’un Internet libre, en ce qu’il ouvre la voie à un filtrage automatisé des contenus et entame le régime d’irresponsabilité des hébergeurs, l’article 17 de la directive « Droit d’auteur » (ou « Copyright ») a finalement été adopté dans une rédaction favorable aux créateurs, soutenue par la France. Cette disposition âprement débattue met fin à la responsabilité limitée des plateformes de partage de contenus, et leur impose, d’une part, de rechercher l’autorisation des ayantsdroit, notamment par la voie d’accords de licence collectifs et, d’autre part, de mettre en place un filtrage des contenus contrefaisants. La directive européenne « Copyright » doit être transposée par les Etats membres au plus tard en juin 2021. La Commission européenne a lancé « un dialogue » entre les Etats membres et les parties intéressées (titulaires de droits, sociétés de gestion collective, organisations d’utilisateurs, …) pour « examiner les meilleures pratiques » et « émettre des orientations » sur l’application de cet article 17 controversé. La publication, le 27 juillet 2020, de la consultation des parties par la Commission européenne en vue de l’élaboration des lignes directrices (3) tant attendues a ravivé les tensions entre les deux camps. Le gouvernement français, lui, en a perdu son bel optimisme. Dans leur contribution, les autorités françaises estiment que « ce document soulève des préoccupations très importantes ». Et de critiquer l’approche de l’exécutif européen : « Au plan méthodologique, le projet excède très largement le cadre imparti pour les orientations de la Commission [européenne] et se révèle très pauvre quant aux éléments concrets et documentés pourtant attendus sur les meilleures pratiques de coopération. Sur le fond, l’approche préconisée remet fondamentalement en cause les équilibres arrêtés par les co-législateurs, à travers une réécriture des dispositions de la directive qui en méconnaît tant la lettre que l’esprit ». Les représentants des créateurs – notamment le Gesac (4) – lui reprochent également de réécrire l’article 17 et de favoriser le maintien en ligne de contenus illicites, tout en faisant peser trop d’obligations sur les ayants-droit (5). Les représentants des utilisateurs, de la société civile (6) et des plateformes numériques – notamment la CCIA (7) – s’alarment pour leur part de ce qu’ils analysent comme la consécration de l’obligation de surveillance générale des contenus. L’objectif initial de fédérer des « bonnes pratiques » est loin d’être atteint. Les interprétations divergent sur de nombreux points essentiels :
• La définition de la communication au public.
La Commission européenne souligne que la directive « Copyright », en ce qu’elle rend les plateformes responsables du contenu partagé par leurs utilisateurs, constitue une « lex specialis » (soit une « loi spéciale » qui déroge à la « loi générale ») par rapport : à l’article 3 de la directive de 2001 dite « DADVSI » (8), qui consacre, « pour les auteurs, le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire toute communication au public de leurs œuvres », et à l’article 14 de la directive de 2000 dite « E-commerce » (9), qui définit le statut d’hébergeur.

Notion d’« acte de communication au public »
Même si les plateformes sont désormais considérées comme effectuant des actes de communication au public en rendant les œuvres disponibles, les Etats membres ne doivent pas, dans le cadre de la transposition, se référer aux notions préexistantes de « communication au public » et d’« autorisation ». Ils doivent créer une « notion d’autorisation » spécifique correspondant à « l’acte de communication au public » spécial de l’article 17. Si les représentants des utilisateurs et des plateformes numériques se réjouissent de cette distinction, les titulaires de droits réclament l’adoption de la même définition de la communication au public que celle relevant des textes existants, par souci d’harmonisation (10).
• Les « meilleurs efforts » des plateformes pour obtenir des autorisations. La directive « Droit d’auteur » encourage la conclusion de licences entre les ayants droit et les plateformes du Net. L’existence d’une licence vaudra autorisation pour les utilisateurs de téléverser leurs contenus, en toute sécurité juridique. Les plateformes numériques n’ont toutefois pas d’obligation de résultat, et doivent faire « leurs meilleurs efforts » pour obtenir les autorisations.

« Vraisemblablement ou probablement illicite » ? La Commission européenne tente de définir ces « meilleurs efforts ». Elle encourage les Etats membres à favoriser la conclusion d’accords : modèles de licences, mécanismes de médiation et d’échange d’information. Elle invite ces mêmes plateformes à être proactives, notamment à l’égard des sociétés de gestion collective des droits d’auteurs (ou OGC), et à ne pas refuser des conditions de rémunération raisonnables. L’obligation de « meilleurs efforts » devra s’apprécier au cas par cas, selon le principe de proportionnalité, mais peu d’éléments concrets sont livrés pour élaborer un cadre précis. Le groupement représentant les plateformes numériques, la CCIA (11) insiste sur la nécessité de préserver « la liberté contractuelle » des parties et pointe le faible niveau de représentativité des OGC. Il entend également faire supporter la charge de la preuve par les ayants droit… alors que pour ces derniers ce sont les plateformes qui doivent être en mesure démontrer leurs efforts.
• L’articulation entre l’obligation de rechercher des autorisations et l’obligation de filtrage. La conclusion de licences dispense-t-elle la plateforme numériques de mettre en place un système de filtrage de contenus et de faire ses « meilleurs efforts » pour supprimer préventivement les contenus illicites ? L’article 17 précise que le filtrage vient pallier l’absence de licence ou d’autorisation, lorsque la plateforme en question n’est pas parvenue à en obtenir, malgré ses meilleurs efforts. Mais pour les autorités françaises, la Commission européenne « ne peut pour autant affirmer que l’obligation de prendre des mesures préventives ne devient applicable que dès lors que l’objectif de conclusion des licences ne peut être atteint ». La France souhaite que les mesures préventives puissent bénéficier à tous.
A l’opposé, pour la CCIA, une obligation trop étendue s’apparenterait à une surveillance générale, et serait donc prohibée. Il insiste sur la problématique des coûts et le risque de « faux » positifs aboutissant à des blocages indus.
• Le traitement des exceptions et l’apparition de nouvelles notions : les contenus « vraisemblablement illicites » et les contenus « probablement légitimes ». La directive « Copyright » impose le respect des exceptions de « caricature, parodie et pastiche » et de « courte citation, critique, revue », afin de préserver notamment le droit à l’humour et l’expression critique et scientifique. La liberté d’expression ne peut être filtrée. Prise en étau entre le respect du droit d’auteur et celui de la liberté d’expression, la Commission européenne tente de contourner l’obstacle en introduisant deux notions absentes de la directive « Copyright » : les contenus « vraisemblablement illicites » et les contenus « probablement légitimes » (12). La réaction du Gesac est nette : « Une telle distinction est inacceptable ». D’une part, ces notions ne renvoient à aucun concept juridique existant ; elles sont définies en fonction de critères techniques qui demeurent très vagues, alors même qu’une exception au droit d’auteur est une notion juridique d’interprétation stricte. D’autre part, il reviendrait à l’ayant droit de démontrer que l’usage jugé comme « probablement légitime » par la plateforme digitale, n’a en réalité pas été autorisé. Le temps de l’instruction de la demande, le contenu resterait en ligne par défaut. Les ayants-droit rappellent que la directive « Droit d’auteur » pose le blocage comme principe en cas d’identification d’un contenu illicite, à charge pour l’utilisateur de démontrer qu’une exception s’applique pour obtenir le déblocage. La France rejette elle aussi fermement la nouvelle distinction posée par la Commission européenne : « La simple éventualité très aléatoire d’application d’une exception conduirait donc à paralyser les effets du droit d’auteur ». Les représentants des utilisateurs sont, eux, sans surprise, aux antipodes. L’introduction de la notion de « contenus vraisemblablement illicites » leur paraît « trop permissive » et devrait être remplacée par la notion de « manifestement illicite ». Le maintien en ligne doit être le principe.
• Les informations que les plateformes doivent remonter aux ayants droits. A défaut de proposer des mesures concrètes pour combler le « value gap », la directive « Copyright » pose comme principe une plus grande transparence sur les revenus générés par les plateformes numériques, afin que les ayants droits puissent disposer d’informations claires et précises sur le revenu de leurs œuvres, et mieux négocier leur rémunération. La Commission européenne n’entend pas imposer aux plateformes une obligation de transparence étendue, écartant notamment une reddition de compte œuvre par œuvre. Elle préfère renvoyer à la négociation contractuelle. La CCIA rejette une reddition de compte trop détaillée, dont le coût serait excessif.

La France légifère avant les lignes directrices
Les divergences d’interprétation sont multiples. Faute d’apporter des propositions pragmatiques, la consultation – clôturée le 10 septembre dernier – relance la controverse. Dans ce contexte incertain, l’Hadopi – qui constituera avec le CSA la future l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) – semble toutefois assurée d’être désignée comme autorité de contrôle du filtrage. Dans son analyse de la consultation, l’Hadopi en pointe les carences (13) et estime que l’approche de la Commission européenne « met en risque tant les titulaires de droit que les utilisateurs ». Les députés français, eux, ont autorisé le gouvernement à transposer les dispositions de l’article 17 par voie d’ordonnance, sans débat parlementaire et sans attendre les lignes directrices de la Commission européenne. @