Les universitaires du Stigler Center signent un rapport accablant sur les plateformes numériques

Google, Facebook, Amazon, Apple, Microsoft, … Les plateformes digitales sont passées au crible par des universitaires du centre Stigler. Conclusion : les GAFA sont devenus tellement incontournables qu’il faut ouvrir leurs infrastructures et données aux nouveaux entrants. Réguler s’impose.

Par Winston Maxwell*, Telecom Paris, Institut polytechnique de Paris

Réunis au sein du prestigieux Stigler Center de l’université de Chicago, une trentaine d’universitaires (1) dénoncent la puissance des grandes plateformes numériques. Leur rapport intitulé « Stigler Committee on Digital Platforms » (2) compare les GAFA aux lobbies du passé (tabac, pétrole, finance, télécoms), et plaide pour une régulation, notamment pour éviter les effets d’addiction. On ne s’attendait pas à des accusations aussi virulentes venant de l’université de Chicago Business School, réputée pour ses positions anti-régulation.

Digital Platforms et « kill zones »
Le rapport « Stigler » met en exergue la difficulté pour un nouvel entrant de pénétrer un quelconque marché numérique qui concernerait l’une des grandes plateformes déjà en place. D’une part, les plateformes sont souvent des intermédiaires indispensables pour permettre à un nouvel entrant d’accéder au public, via les magasins d’application et les systèmes d’exploitation mobile. Or, cette position privilégiée permet aux plateformes numériques d’observer la progression du nouvel entrant et d’ajuster leur stratégie en conséquence (3). D’autre part, les plateformes ont tendance à racheter tout nouvel entrant qui présenterait un risque potentiel. Le rapport évoque une baisse d’investissement en capital-risque pour toute activité touchant aux domaines des « Digital Platforms » (l’acronyme GAFA n’est jamais utilisé par les auteurs). Les fonds de capital-risque considèrent ces activités hors limites (« kill zones »), où le taux de mortalité des nouveaux entrants est trop élevé pour investir. Pour remédier à ces problèmes, le rapport « Stigler » préconise un régime d’interopérabilité et d’interconnexion similaire à ce qui existe en télécommunications, et plus récemment en services de paiement, via la directive européenne « DSP2 ». Ainsi, un nouvel entrant pourrait s’appuyer en partie sur les infrastructures et données des plateformes pour proposer un nouveau service, sans que les plateformes puissent objecter, ni appliquer des redevances excessives. Sans aller jusqu’au démantèlement des GAFA, le rapport propose la création d’une autorité de régulation numérique spécialisée, à l’image de la FCC (le régulateur fédéral américain des télécoms), qui pourrait imposer des remèdes spécifiques en cas de refus d’interopérabilité. Pour empêcher les plateformes de racheter tout concurrent potentiel, les experts du Stigler Center préconisent un régime d’autorisation quasi systématique pour les opérations de concentration menées par les grandes plateformes. Actuellement, beaucoup d’opérations de fusion-acquisition tombent en dessous des seuils de notification. Les experts proposent d’abaisser ces seuils, afin que la quasi-totalité des opérations de fusions et acquisitions de grandes plateformes soient examinées.
Le rapport souligne que les services gratuits ne sont jamais gratuits, mais sont plutôt rémunérés en nature par les données fournies par les utilisateurs. Les plateformes se rémunèrent par ailleurs sur l’autre côté de leur marché biface, en appliquant des tarifs élevés d’intermédiation en matière de publicité (4). Selon le rapport, les autorités de concurrence doivent tenir compte de la qualité du service comme un élément du prix : une baisse dans la qualité du service – par exemple des conditions générales déséquilibrées, ou une faible protection des données personnelles – équivaut à une augmentation du prix pour l’utilisateur, signe d’un pouvoir sur le marché. Pour souligner la grande valeur des données générées par les utilisateurs, le rapport « Stigler » cite l’exemple de moteurs de recherche concurrents à Google qui proposent une forme de compensation aux internautes en échange de l’utilisation de leurs données, par exemple la plantation d’arbres pour lutter contre la déforestation (Ecosia) ou un programme de points de fidélité (Bing). Malgré ces incitations, la position de Google sur le marché des moteurs de recherche semble inébranlable.

Monopoles naturels et risque d’addiction
Le rapport n’exclut pas que certaines activités – par exemple, l’activité de moteur de recherche – puissent constituer des monopoles naturels, à savoir des activités pour lesquelles il serait normal et efficace de n’avoir qu’un seul opérateur. Mais dans ce cas, la régulation s’impose. Le rapport évoque l’idée d’imposer des obligations renforcées de loyauté et de transparence (fiduciary duty). Selon les sages du centre Stigler, un autre danger vient de la manipulation des usagers et de l’addiction : « Ajouter un phénomène d’addiction à une situation monopole et vous avez probablement la pire combinaison imaginable », selon eux (5). Ils demandent à ce que les phénomènes d’addiction soient étudiés à part entière, et que les plateformes ouvrent leurs données afin de faciliter ces recherches. Le rapport montre en outre que le journalisme est une victime collatérale des GAFA. La baisse de recettes publicitaires conduit à la quasi-disparition de la presse locale et régionale aux Etats-Unis. Les auteurs du rapport soulignent que la disparition de la presse locale n’est pas critiquable en soit, car de nombreuses industries disparaissent à cause de bouleversements technologiques – la « destruction créatrice » est un phénomène normal, notent les sages.

Presse : menaces sur le journalisme
Le problème réside plutôt dans l’absence d’alternatifs pour remplir le vide laissé par la presse locale, une presse qui contribue à la transparence de la politique locale et encourage l’engagement politique des citoyens. Or, les grandes plateformes ont peu d’incitations à promouvoir un journalisme d’investigation au niveau local, ni même à limiter la désinformation sur leurs réseaux. Les incitations vont plutôt dans le sens opposé, les algorithmes cherchant à maximiser l’engagement individuel de l’utilisateurs, une maximisation qui passe par la recommandation de contenus correspondant à la « bulle d’information » de l’utilisateur, et à la proposition de contenus accrocheurs voire choquants. L’absence de responsabilité des plateformes (6) crée une distorsion par rapport à la presse traditionnelle, selon les experts du Stigler Center. Ils proposent d’abolir cette protection lorsque les plateformes poussent des contenus vers l’utilisateur et bénéficient de recettes publicitaires. En ce qui concerne la protection du journalisme local, le groupe d’experts préconise l’expérimentation de différentes approches réglementaires au niveau local (7).
En matière de protection des données à caractère personnel cette fois, les auteurs du rapport « Stigler » constatent la futilité de s’appuyer sur un régime de consentement libre et éclairé. Les plateformes comprennent les faiblesses humaines et les biais en tout genre. L’une des propositions du rapport est d’imposer aux plateformes des paramètres par défaut qui correspondraient à ce que souhaiterait une majorité des utilisateurs. Un régulateur ou autre organisme indépendant conduirait des études scientifiques pour déterminer ce que souhaite la majorité des utilisateurs , et les entreprises seraient tenues d’appliquer ces préférences par défaut. Ces préconisations rejoignent l’approche européenne, à ceci près que le niveau minimum de protection serait fixé en fonction des attentes de la majorité des internautes, mesurées par des chercheurs indépendants. Le rapport souligne l’impact très positif des plateformes sur la liberté d’expression. Mais, en même temps, il s’inquiète du pouvoir sans précédent des plateformes sur le plan politique. Ses auteurs estiment que les sociétés Google et Facebook cumulent le pouvoir politique réuni d’ExxonMobil, du New York Times, de JPMorgan Chase, de la NRA (National Rifle Association) et de Boeing. De plus, cette puissance se concentre entre les mains de seulement trois individus, Mark Zuckerberg, Sergey Brin et Larry Page : « Trois personnes disposent d’un contrôle absolu sur les flux d’informations personnalisées et obscures de milliards d’individus » (8) s’inquiètent les sages. Le rapport préconise des obligations de transparence accrues, notamment sur les financements des campagnes politiques, ainsi que par rapport à toute pratique « non-neutre » à l’égard des messages politiques. Cette étude du Stigler Center est riche, bien étayée, mais surprenante par son agressivité à l’égard les GAFA, une agressivité que l’on trouve plus habituellement dans la bouche de personnages politiques, tels que la candidate démocrate à la présidence Elizabeth Warren. Surtout, les auteurs du rapport semblent oublier qu’il y a seulement quelques années, le monde académique était très divisé sur le pouvoir des GAFA et le rôle de la régulation. Une partie importante des universitaires restait prudente sur l’idée de réguler les plateformes numériques, estimant que la régulation était un outil trop rigide pour un marché en forte évolution technologique, et que le meilleur remède contre le pouvoir des plateformes était l’innovation technologique (9). Il est regrettable que le nouveau rapport n’ait pas examiné ces arguments, ne serait-ce que pour expliquer pourquoi les circonstances ont changé. @

* Winston Maxwell, ancien avocat associé du cabinet Hogan
Lovells, est depuis juin 2019 directeur d’études, droit et
numérique à Telecom Paris, Institut polytechnique de Paris.

FOCUS

Neutralité de l’Internet : champ libre à la Californie pour légiférer
Peu après l’élection de Donald Trump, la FCC a annulé la plupart des dispositions qu’elle avait prises en matière de neutralité de l’Internet pour revenir à une position plus libérale. Ce revirement du régulateur fédéral américain des télécoms a été attaqué en justice par les défendeurs de la neutralité, dont la fondation Mozilla. Dans sa décision du 1er octobre 2019 (10), la cour d’appel a conclu que la FCC était en droit de changer sa position, puisque le texte de la loi fédérale sur les télécommunications est ambigu sur la régulation de l’Internet, et la FCC a de nouveaux arguments crédibles pour fonder son changement de position. Saluée par Donald Trump comme une victoire, la décision de la cour d’appel est en réalité un cadeau empoisonné pour la FCC, car la cour laisse le champ libre aux Etats fédérés pour adopter leurs propres lois sur la neutralité. Selon la cour, la FCC ne peut pas à la fois dire que l’Internet ne tombe pas dans son domaine de régulation, et en même temps empêcher les Etats américains de légiférer. Du coup, la Californie, qui a adopté un texte sur la neutralité du Net en 2018, se retrouve confortée dans sa législation. Comme en matière de protection des données à caractère personnel, la loi californienne deviendra peut-être la nouvelle norme nationale, à moins que la décision de la cour d’appel du 1er octobre ne soit annulée par la Cour suprême des Etats-Unis. @