Comment l’Autorité de la concurrence dénonce une régulation audiovisuelle « profondément inadaptée »

La Cour des comptes, le CSA et le rapport « Bergé » ont déjà mis en évidence
les faiblesses du système français de régulation de l’audiovisuel. L’Autorité de
la concurrence va plus loin en en dénonçant la « complexité rare » et le caractère « très atypique », voire « non-équitable et inefficace ».

François Brunet*, avocat associé, et Winston Maxwell, avocat associé, cabinet Hogan Lovells

L’Autorité de la concurrence plaide pour une réforme qui permettrait aux acteurs français de la télévision de se débarrasser de contraintes, lesquelles, aujourd’hui, n’ont plus aucun sens économique – voire, risquent de condamner à la stagnation et au déclin l’ensemble des filières audiovisuelle et cinématographique françaises. Son analyse (1) commence par un panorama détaillé du nouveau paysage concurrentiel
de l’audiovisuel.

Cadre réglementaire actuel inadapté
L’Autorité de la concurrence met en avant l’existence d’une « révolution numérique », qui a « profondément modifié les usages de l’audiovisuel » (2) et qui a permis le développement de nouveaux opérateurs issus du monde de l’Internet, en particulier celui des GAFAN. Elle constate ainsi que ces nouveaux acteurs ne connaissent pas
les mêmes contraintes réglementaires que les acteurs traditionnels français de l’audiovisuel et sont, en conséquence, capables de proposer des offres plus flexibles
et moins coûteuses pour les consommateurs. Ainsi, Netflix augmente aujourd’hui le nombre de ses abonnés de 25 % à 30 % par an et dispose d’une base mondiale de
140 millions d’abonnés – dont près de 5 millions en France. De même, après seulement deux années d’existence, Amazon Prime Video totalise déjà 100 millions d’abonnés dans le monde. A l’inverse, Canal+, qui, depuis 20 ans, s’est désinvesti de nombreux marchés étrangers, notamment de l’Italie et des pays scandinaves, voit sa base française d’abonnés décliner chaque année (3). L’Autorité de la concurrence note également, dans la lignée de son avis de mars 2018 relatif à la publicité en ligne (4), que cette révolution numérique s’accompagne « d’une rapide évolution du secteur de
la publicité télévisuelle, confrontée à la très forte croissance de la publicité en ligne » (5). Dans ce nouvel environnement, Google et Facebook captent l’essentiel de la croissance du segment de la publicité en ligne, qui connait un taux de croissance en France de l’ordre de 10 % à 15 % par an (6), alors que le marché français de la publicité est globalement atone et que les revenus publicitaires des grandes chaînes
en clair (TF1, France Télévision, M6) stagnent dangereusement, voire déclinent franchement (7). Au regard du développement rapide de nouvelles plateformes numériques et de nouveaux usages par les consommateurs, l’Autorité constate que
« le modèle de la télévision linéaire classique [qui] est celui d’un marché géographique national mature, fortement régulé, et non intégré entre la production de contenus et l’édition de services » (8) est fortement déstabilisé. Ces bouleversements « voient leurs effets accrus par l’existence d’une réglementation sectorielle française beaucoup plus stricte et détaillée qu’ailleurs en Europe, à laquelle les nouveaux acteurs ne sont pas soumis, et dont l’efficacité semble, par ailleurs, faible pour les secteurs censés en bénéficier » (9). Historiquement, le cadre réglementaire français en matière audiovisuelle, résultant de la loi du 30 septembre 1986, repose sur un compromis entre d’une part les lourdes obligations pesant sur les éditeurs de services de télévision et d’autre part le droit octroyé à ces mêmes éditeurs d’utiliser à titre gratuit les fréquences de radiodiffusion concédées par l’Etat (10). Autrefois seul moyen d’atteindre le public, ces fréquences de radiodiffusion n’ont plus aujourd’hui la même valeur en raison de la concurrence d’autres vecteurs de diffusion (réseaux câblés, fibre), ce qui rend de facto le cadre réglementaire actuel suranné. En matière publicitaire, ce cadre réglementaire
a pour effet de limiter l’accès des éditeurs de chaînes de télévision aux ressources publicitaires. Et ce, en leur interdisant de diffuser des écrans publicitaires pour certains secteurs, dont le cinéma et l’édition littéraire. La logique derrière cette interdiction est de défendre la diversité culturelle française, en protégeant les producteurs indépendants et les petites maisons d’édition face aux capacités financières des distributeurs de films à succès et des grands groupes d’édition.

Pub TV : des secteurs profitent des interdits
L’interdiction de promouvoir les films de cinéma ou les livres n’est pas la seule restriction affectant la publicité télévisuelle. Les chaînes de télévision sont, de surcroît, soumises à l’obligation de diffuser des messages publicitaires identiques sur l’ensemble du territoire national, ce qui leur interdit de facto toute publicité locale ou « ciblée ». L’objectif est ici de conforter le monopole de fait dont la presse quotidienne régionale bénéficiait (et bénéficie encore très largement, en dépit de la concurrence croissante
de la publicité sur Internet) en matière de publicité locale ou « ciblée ». A l’inverse, l’Autorité de la concurrence souligne que la publicité en ligne n’est pas assujettie aux mêmes contraintes réglementaires, notamment en termes de volume publicitaire, de
« ciblage » des messages publicitaires et de secteurs interdits (11).

Les asymétries réglementaires dénoncées
L’Autorité de la concurrence dénonce également les asymétries réglementaires relatives à la production de contenus cinématographiques et audiovisuels. Les grandes chaînes de télévision françaises sont en effet légalement tenues d’investir un pourcentage variable de leur chiffre d’affaires dans la production cinématographique
et audiovisuelle française, dont 75 % doit être consacré à des œuvres dites
« indépendantes ». Le soutien à la production indépendante a été reconnu au niveau européen comme un objectif légitime (12), dans la mesure où il favorise la diversité de la création et est donc une source de diversité culturelle. Cependant, en France, le critère d’indépendance est entendu à la fois comme une indépendance capitalistique
et commerciale, alors que les autres pays européens, à l’exception de l’Italie, ne retiennent que la notion d’indépendance capitalistique. L’Autorité de la concurrence estime ainsi que « la combinaison de ces deux critères de l’indépendance rend […] particulièrement contraignant le recours à la production indépendante, dans la mesure où elle interdit à l’éditeur de services de se constituer un actif sous forme de catalogue de droits sur des œuvres qu’il a pourtant commandées et financées majoritairement » (13). A l’inverse, la tendance mondiale va vers l’intégration verticale (14), que ce soit au niveau des studios, qui descendent vers la distribution, ou au niveau des plateformes et distributeurs, qui remontent vers la production. L’Autorité de la concurrence met en évidence le succès de la BBC, qui produit entre 60 % et 70 % de ses programmes en interne, et met l’ensemble du catalogue sur sa plateforme BBC iPlayer. Ainsi, la BBC, que l’on a coutume d’affubler du titre de « vieille dame », aurait une longueur d’avance par rapport à ses homologues français !
Compte tenu de ce nouvel environnement concurrentiel, jugé « non équitable et inefficace », selon les termes de l’Autorité de la concurrence, cette dernière estime que le cadre réglementaire actuel doit faire l’objet d’un réexamen ambitieux et large. Et ce, avec pour objectif annoncé de protéger les investissements dans la création française et, à terme, l’exception culturelle française (15). Que propose donc l’Autorité de la concurrence ? Elle suggère une dérégulation du marché de la publicité télévisuelle, en supprimant les secteurs interdits et l’interdiction de la publicité ciblée, afin de contrer l’érosion des revenus publicitaires des chaînes de télévision. Elle propose en outre de réviser le critère d’« indépendance » des œuvres cinématographiques et audiovisuelles pour se cantonner à une indépendance purement capitalistique, ce qui permettrait aux chaînes françaises d’acquérir des droits de diffusion sur des films ou des séries télévisées sur une base géographiquement élargie, idéalement mondiale, et pour de longues périodes d’exploitation. Elle défend également d’autres mesures d’inspiration libérale, telles que l’assouplissement de la règle des « jours interdits » à la télévision, qui prohibe actuellement la diffusion de films le vendredi soir et le samedi. Et ce, en vue d’inciter à la fréquentation des salles de cinéma. Enfin, elle émet l’idée de réviser le dispositif anti-concentration visant à l’origine à garantir un certain degré de dispersion du capital des éditeurs de chaînes de télévision et en conséquence le pluralisme dans le secteur des médias, mais qui aujourd’hui empêche une consolidation jugée inéluctable du secteur.
Publiées peu de temps après la réforme de la directive européenne « SMA », sur les services de médias audiovisuels, ces propositions de l’Autorité de la concurrence ont déjà suscité de vives critiques (16). L’Union des producteurs de cinéma (UPC) y a vu
un abandon du soutien apporté à la production indépendante française, au profit de nouveaux arrivants dans le secteur de l’audiovisuel qui refuseraient toute régulation.
Ou encore, de la même manière, la société des Auteurs Réalisateurs Producteurs (l’ARP) a considéré que l’avis constituait une « violente charge contre la diversité culturelle ». Les organisations professionnelles qui ont émis ces critiques ne s’y sont pas trompées. Les réformes proposées sont de nature à bouleverser totalement le paysage audiovisuel français. Mais de telles réformes semblent inéluctables.
Selon l’Autorité de la concurrence, le système actuel rate sa cible « tant en termes de promotion de l’industrie audiovisuelle qu’en termes culturels » (17). A maintenir des régulations d’un autre âge, ne prenons-nous pas le risque d’infliger une double peine aux opérateurs français : la stagnation des revenus et des bénéfices à court terme et,
à moyen terme, la remise en cause de leur pérennité ? En outre, une telle remise en cause ne serait-elle pas elle-même de nature à mettre en péril le financement de la production française tant redoutée par les parties prenantes du secteur ?

Une dérégulation inéluctable du secteur
En publiant cet avis audacieux quelques jours avant de célébrer ses dix premières années d’existence, l’Autorité de la concurrence envoie un message très fort à la communauté des affaires : elle y démontre, en effet, de manière très concrète, qu’elle est devenue une institution fondamentale de la République non seulement par la qualité de ses expertises sectorielles mais également par sa capacité à comprendre les enjeux stratégiques et à penser la dérégulation de certains secteurs lorsqu’elle est inéluctable. @

François Brunet est par ailleurs
président de la commission de la concurrence
de la Chambre de Commerce Internationale (Comité français).