Affaire « New Media Online » : comment la CJUE a pris à revers son avocat général

Selon l’arrêt « New Media Online » du 21 octobre 2015 rendu par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), l’offre de vidéos sur le site Internet d’un journal peut relever de la réglementation des services de médias audiovisuels. Dans cette hypothèse, cette offre est soumise au contrôle du CSA et aux obligations associées.

Par Katia Duhamel, experte en droit et régulation des TICs, K. Duhamel Consulting

C’est à la suite d’une demande de décision préjudicielle, dont elle a avait été saisie par une juridiction autrichienne afin de déterminer si le site web d’un quotidien sur lequel figure des vidéos relève de la directive européenne « Services de médias audiovisuels » (SMA) (1), que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu son arrêt « New Media Online » (2). La Cour a ainsi rejeté les conclusions de l’avocat général Maciej Szpunar datant de juillet 2015, selon lesquelles ni le site web d’un quotidien qui comporte des vidéos, ni aucune partie d’un tel site, ne constitue un « service de médias audiovisuel » au sens de la directive SMA (3).

Interprétations divergentes
Pour mémoire, la directive SMA en cours de révision crée des obligations applicables aux fournisseurs de services de médias audiovisuels en ligne dont le siège social se situe dans le pays d’un Etat membre de l’Union européenne. Elle soumet ainsi les services de médias audiovisuels à la demande (SMAd) aux obligations suivantes : déclaration auprès du régulateur audiovisuel, respect de diverses règles liées à la déontologie, la protection des mineurs, les conditions des communications commerciales, obligation de contribuer au financement de la production cinématographique et audiovisuelle européenne d’une part et, spécifiquement, d’expression originale française, d’autre part, respect des quotas de diffusion liés à
ces œuvres.
L’affaire portait sur le site web du quotidien Tiroler Tageszeitung (« Tiroler Tageszeitung Online »), exploité par la société autrichienne New Media Online. Le site web du quotidien disposait d’une section « vidéo » comportant près 300 vidéos de quelques secondes à plusieurs minutes, le plus souvent sans rapport avec les articles de presse diffusés en ligne. En 2012, le régulateur autrichien des communications (4) avait estimé que la section vidéo du site de presse en ligne constituait un SMAd, conformément à législation autrichienne transposant en droit interne la directive SMA. Cette décision avait fait l’objet d’un recours devant la Cour suprême administrative autrichienne, laquelle avait saisi en 2014 la CJUE d’une demande de décision préjudicielle formulée sous la forme des questions suivantes :
• L’article 1er, paragraphe 1, sous b), de la directive [SMA] doit-il être interprété en
ce sens qu’on peut affirmer que la forme et le contenu d’un service en cause sont comparables, de la manière requise, à ceux de la radiodiffusion télévisuelle lorsque
de tels services sont également proposés par la radiodiffusion télévisuelle, qui peut
être qualifiée de média de masse destiné à être reçu par une part importante de la population et susceptibles d’avoir sur elle un impact manifeste ?
• L’article 1er, paragraphe 1, sous a), point i), de la directive [SMA] doit-il être interprété en ce sens que, aux fins de déterminer l’objet principal d’un service offert dans le cas des versions électroniques des journaux, on peut envisager une section partielle, dans laquelle sont fournies majoritairement de courtes vidéos qui, dans d’autres domaines
du site web de ce média électronique, sont utilisées uniquement pour compléter les articles du quotidien online ? Dans cette affaire, l’avocat général a estimé que la
section vidéo du site de presse autrichien ne constituait pas un SMAd pour les trois raisons suivantes :
• La directive assimile VOD et TV de rattrapage à la télévision, car ces flux sont en concurrence, ce qui n’est pas le cas de la section vidéo des sites de presse.
• Une telle assimilation reviendrait à faire tomber dans cette régulation « un nombre considérable d’opérateurs qui, certes exploitent un site Internet comportant des contenus audiovisuels, mais dont l’activité n’a pas pour principal objectif d’offrir » de tels services, avec à la clef « un énorme défi aux autorités de régulation des États membres, compte tenu de la facilité avec laquelle ces sites sont créés et du fait que l’on y publie tout type de contenus, y compris audiovisuels. »

Lecture littérale de la directive
• Enfin, cette assimilation serait illogique puisqu’elle dépendrait de la structure des sites. Cette régulation serait ainsi proscrite lorsque les vidéos sont noyées dans le site de presse, mais possible si isolée dans un sous domaine. Selon l’avocat général, en effet, « le fait qu’un service relève ou non de la directive ne peut dépendre que de sa nature, et non de l’architecture du site Internet dans le cadre duquel il est offert. » De fait, l’approche de l’avocat général pour défendre la thèse du « non appartenance » des vidéos diffusées sur le site de presse en ligne relève d’une interprétation téléologique du texte de la directive SMA, c’est-à-dire qui s’appuie sur des objectifs fondamentaux du texte et surtout des Traités communautaires, et non pas sur une lecture littérale de
la directive. Au demeurant, c’est ce qui transparaît clairement des conclusions de Maciej Szpunar lorsque qu’il écrit lui-même : « Je ne conteste pas qu’une lecture littérale de la directive 2010/13 puisse suggérer que l’interprétation retenue par l’autorité de régulation autrichienne soit appropriée, ou qu’elle constitue en tout état de cause l’une des interprétations permises de cette directive. Il ne me semble toutefois pas
que cette interprétation soit conforme à la volonté du législateur. Pour les raisons mentionnées ci-dessus, j’estime également qu’elle ne permet pas d’atteindre utilement les objectifs de la directive et qu’elle ne contribue pas non plus à son application uniforme dans l’ensemble des États membres »

Risque de concurrence déloyale
A contrario la CJUE, revenant au texte lui-même de la directive SMA a estimé que la notion-cœur de « programme », soit « un ensemble d’images animées, […] constituant un seul élément dans le cadre d’une grille ou d’un catalogue établi par un fournisseur de services de médias et dont la forme et le contenu sont comparables à ceux de la radiodiffusion télévisuelle » pouvait s’appliquer aux services vidéo du quotidien autrichien en ligne. Elle a également considéré que cette définition ne comportait pas d’exigence relative à la durée de l’ensemble d’images concerné et que la radiodiffusion télévisuelle proposait également des « programmes de courte durée ». En outre,
la Cour a jugé qu’un certain nombre des vidéos accessibles sur le site du quotidien comportaient des actualités locales en concurrence avec les radiodiffuseurs radiophoniques régionaux. Tandis que les vidéos relatives à des reportages culturels, sportifs ou récréatifs « sont en concurrence avec les chaînes musicales, les chaînes sportives et les émissions de divertissement ». Dès lors, il convenait d’appliquer les règles de la directive SMA aux services vidéo du Tiroler Tageszeitung Online sous peine de générer des cas de concurrence déloyale. La deuxième question portant sur les critères qu’il convient d’appliquer pour apprécier l’« objet principal » du site web
d’un quotidien qui met à disposition des vidéos, comportait plus de difficulté. La directive SMA exclut en effet du champ de son application « les services dont le contenu audiovisuel est secondaire et ne constitue pas la finalité principale », ainsi
que les versions électroniques des journaux et des magazines. Exigeant une analyse au cas par cas compte tenu de la diversité des situations, la CJUE a contourné cette difficulté en considérant que pour « l’appréciation de l’objet principal d’un service de mise à disposition de vidéos offert dans le cadre de la version électronique d’un
journal », il faut examiner « si le service proposé dans le sous-domaine “vidéos” a
un contenu et une fonction autonomes par rapport à ceux des articles de presse
écrite de l’éditeur du journal en ligne. Si tel est le cas, ce service relève du champ d’application de la directive SMA. Si, en revanche, ledit service apparaît comme l’accessoire indissociable de l’activité journalistique de cet éditeur, notamment en
raison des liens que présente l’offre audiovisuelle avec l’offre textuelle, il ne relève
pas du champ d’application de cette directive ». La CJUE renvoie donc aux juridictions nationales l’appréciation de ce point tout en empiétant par avance sur la compétence des juges du fond, considérant en l’espèce que « très peu d’articles de presse sont reliés aux séquences vidéos en cause », de plus, « la majeure partie de ces vidéos est accessible et consultable indépendamment de la consultation des articles de la version électronique du journal ». Dès lors, le sort des services vidéo du site de presse en ligne du quotidien autrichien semble d’ores et déjà tranché. @

ZOOM

En France, des sites de presse en ligne sous le contrôle du CSA
Après la décision « New Media Online » de la CJUE datée du 21 octobre 2015, les sites de presse en ligne sont désormais susceptibles d’être soumis en France au contrôle du CSA, afin de respecter toute une série de contraintes – en particulier contributives (5).
Il faut néanmoins nuancer le risque financier dans la mesure où les services considérés ne sont susceptibles d’être soumis à des obligations de contribution à la production cinématographique et/ou audiovisuelle que s’ils réalisent un chiffre d’affaires annuel
net supérieur à 10 millions d’euros.
Ce revenu doit résulter soit de l’exploitation d’œuvres cinématographiques (seuil de déclenchement de l’obligation de contribution à la production cinématographie), soit
de l’exploitation d’œuvres audiovisuelles (seuil de déclenchement de l’obligation de contribution à la production audiovisuelle). On peut donc espérer que les sites de presse qui maximisent leurs statistiques de fréquentation avec des contenus sans rapport avec la partie rédactionnelle – mais non payants – échappent à ces obligations. @