Cinéma et VOD : la nouvelle chronologie des médias ne fait pas l’unanimité et s’avère déjà obsolète

La nouvelle chronologie des médias, entrée en vigueur le 21 décembre 2018,
n’a pas été signée par le Syndicat des éditeurs de vidéo à la demande (SEVAD)
ni par le Syndicat de l’édition vidéo numérique (SEVN). De plus, elle ignore les nouveaux usages numériques de la génération « Millennials ».

L’accord sur la chronologie des médias, entré en vigueur le 21 décembre 2018, n’a pas été signé
par les deux principaux syndicats de la VOD et de l’édition de DVD/ Blu-ray. Présidés respectivement par Marc Tessier (photo de gauche), administrateur de Videofutur, et par Dominique Masseran (photo de droite), directeur général de Fox Pathé Europa, le Syndicat des éditeurs de vidéo à la demande (SEVAD) et le Syndicat de l’édition vidéo numérique (SEVN) n’ont pas voulu cautionner une chronologie des médias déjà obsolète et favorisant le piratage.

VOD et SVOD, grandes perdantes
« La majorité des membres du SEVN est déçue par le traitement réservé à la vidéo physique et digitale, explique Dominique Masseran à Edition Multimédi@. La fenêtre vidéo est non seulement largement réduite mais elle est aussi la seule à ne pas s’avancer, ou sous des conditions de dérogation sans intérêt pour notre secteur.
Pour le SEVN, ce texte tourne le dos aux nouveaux usages et attentes du public
ainsi qu’à la lutte contre la piraterie en empêchant l’accès légal aux films lorsque l’exploitation salle est terminée ».
Dès la première réunion de signatures du 6 septembre 2018, portant sur la dernière mouture de la nouvelle chronologie des médias (1), accord qui fut entériné le 21 décembre (2), les deux syndicats avaient fait connaître leur décision de ne pas signer cet accord. « Les secteurs de la vidéo et de la VOD sont les plus exposés aux nouvelles formes de piratage, comme à la concurrence de nouveaux acteurs. Le projet d’accord n’en tient pas compte et les empêche de s’adapter pour répondre aux attentes de leur public. Au contraire, ils seraient les seuls dont la fenêtre d’exploitation serait réduite, et le délai d’ouverture resterait inchangé, à quelques exceptions près, privant ainsi la production française de ressources nouvelles sur les nouveaux supports numériques », avaient déclaré ensemble le SEVAD et le SEVN. Les deux organisations, dont ne sont pas membres ni Netflix ni Amazon Prime Video, « ne peuvent pas souscrire à une réduction de leur place dans l’économie du cinéma,
à rebours des évolutions observées dans tous les autres territoires et sur tous les nouveaux modes de diffusion ». Le SEVAD représente notamment TF1, M6, France Télévisions, Videofutur, FilmoTV ou encore UniversCiné. Le SEVN compte parmi ses membres Disney, Universal Pictures Video, Warner Home Video, Sony Picture Home Entertainment, SND (M6), TF1 Vidéo, Paramount Home Entertainment, Gaumont Vidéo, Fox Pathé Europa, ou encore Pathé Distribution. L’accord du 6 septembre 2018, entériné et entré en vigueur le 21 décembre, laisse la vidéo à la demande vendue à l’acte (en vente ou en location) dans un quasi statu quo par rapport à la précédente chronologie des médias signée il y a près de dix ans (juillet 2009). La VOD reste ainsi reléguée à quatre mois après la sortie des films dans les salles de cinéma, lesquelles gardent leur monopole sur ces quatre mois. Seule la dérogation à trois mois est étendue aux films totalisant 100.000 entrées au plus « à l’issue » de leur quatrième semaine d’exploitation en salle de cinéma.
Mais face à cette très timide avancée, la fenêtre d’exclusivité de la VOD est réduite avec l’avancement de la fenêtre de diffusion de la télévision payante telle que Canal+
et OCS qui, elle, est avancée à huit mois après la sortie du film en salle, contre dix ou douze mois dans l’accord de juillet 2009, voire à six mois pour les films ayant bénéficié de la dérogation « VOD/DVD » à trois mois (c’est-à-dire ceux ayant réalisé 100.000 entrées au plus à l’issue de leur quatrième semaine d’exploitation en salle). Bref, la VOD est pénalisée au profit des salles de cinéma, d’un côté, et des chaînes payantes du cinéma, de l’autre. Autrement dit : les intérêts commerciaux des salles de cinéma défendues par leur Fédération nationale des cinémas français (FNCF), d’une part, et ceux de la chaîne cryptée Canal+ du groupe Vivendi/Bolloré, d’autre part, sont avantagés au détriment de la VOD. De plus, les chaînes payantes du cinéma se retrouvent aussi mieux loties que les plateformes de SVOD de type Netflix et Amazon Prime Video. Certes ces dernières avancent bien dans la chronologie des médias – de trente-six mois dans l’accord de juillet 2009 à dix-sept mois après la sortie du film en salle dans l’accord de décembre 2018.

Des fenêtres incitant au piratage
Mais cette fenêtre à dix-sept mois de la SVOD (voire quinze mois s’il y a un accord d’investissement avec le cinéma) reste largement moins avantageuse que la fenêtre de la télévision payante à huit (voire six mois), alors que ces deux services sont plus que jamais en concurrence frontale lorsqu’ils investissent tous les deux dans le cinéma. Ce deux poids-deux mesures égratigne la neutralité technologique (3). « Il semblait logique que dès la première fenêtre payante, il n’y ait plus de distinction entre un service linéaire et non linéaire, à même niveau de vertu [dans le financement des films, ndlr] », n’avaient pas manqué de relever la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) et la société des Auteurs-Réalisateurs-Producteurs (l’ARP). La nouvelle chronologie a minima signée après des années de tergiversations préserve un écosystème à bout de souffle – où la fréquentation en salle baisse pour la deuxième année (4) – et un financement du cinéma français d’un autre âge. Déjà en juillet 2009, l’accord faisait comme si Internet et le piratage en ligne n’existaient pas.

Quid du day-and-date et du e-cinéma ?
Encore aujourd’hui, en décembre 2018, l’accord ne prend pas suffisamment en compte l’usage de la VOD et de la SVOD. En les reléguant respectivement à quatre et à dixsept mois après la sortie des nouveaux films en salle, la chronologie des médias va continuer à générer de la frustration chez les internautes et les mobinautes. Condamner les « Millennials » à ne pas pouvoir regarder rapidement sur leur smartphone, leur ordinateur ou leur tablette le dernier film dont tout le monde parle, c’est pousser certains d’entre eux à aller le chercher tout de suite sur des sites de piratage.
En outre, cet accord fait l’impasse non seulement sur la simultanéité salles-VOD (day-and-date) mais aussi sur la sortie directement en VOD (e-cinéma), deux modes de diffusion encore tabous en France malgré leur intérêt potentiel pour les producteurs de films qui le souhaiteraient. Pour le day-and-date (ou D&D), à savoir la sortie simultanée des nouveaux films en salles et en VOD, il n’en est plus question en France depuis les tentatives du producteur et distributeur Wild Bunch avec l’ARP en 2014 à travers les projets Tide et Spide, avec l’aide du programme Media (Creative Europe) de la Commission européenne. Mais la puissante FNCF, qui réunit la plupart des exploitants de salles obscures, bloque toute idée de simultanéité salles- VOD en France (5).
Et pour qu’il y ait des expérimentations D&D, cela supposerait un accord interprofessionnel plus qu’improbable – déjà que la filière du 7e Art français a déjà eu du mal à accoucher d’une nouvelle chronologie des médias très conservatrice. Pour autant, la Commission européenne continue de soutenir les initiatives de D&D malgré
« des difficultés juridiques et des résistances » – comme l’avait confirmé à Edition Multimédi@ le cabinet de la commissaire européenne à l’Economie et à la Société numériques, Mariya Gabriel (6), dans le cadre de son action « Promotion des oeuvres européennes en ligne » (7). Les premières expérimentations en Europe avaient d’ailleurs fait l’objet d’un bilan encourageant mais insuffisant, dressé en 2015 par le chercheur Thomas Paris (8). Depuis, il n’y a que Netflix pour réclamer en vain le droit de sortir ses films et séries à la fois en salles et en SVOD, lorsqu’il n’est pas tenté de court-circuiter les salles obscures (en faisant du e-cinéma) au risque d’être exclu de la sélection du Festival de Cannes (9). Présidé par Pierre Lescure, Le Festival de Cannes a décidé de ne sélectionner pour la Palme d’or que des films sortant en salles. Le numéro un mondial de la VOD par abonnement n’a pas franchi le Rubicon sur l’Hexagone avec son tout dernier long métrage « Roma » : récompensé au Lion d’Or du Festival de Venise, il est sorti dans des salles de cinéma dans le monde, mais pas en France, ainsi que sur sa plateforme de SVOD depuis le 14 décembre dernier. Reste à savoir si Festival de Venise s’alignera en 2019 sur la position controversée du Festival de Cannes, alors que l’Italie prépare un décret « anti- Netflix » obligeant un film de sortir d’abord par la salle avant d’être proposé en ligne au bout de 105 jours (60 jours pour les films peu distribués et attirant peu de spectateurs). Ces contraintes chronologiques ne changent presque rien pour Netflix, qui continuera à diffuser sans délai et en exclusivité ses propres productions auprès de ses abonnés. « Les films doivent être montrés sur grand écran, en particulier “The Irishman” [du réalisateur américain Martin Scorsese, ndlr]. Mais la contradiction, c’est que l’argent que nous avons eu la chance de trouver vient d’un réseau [Netflix] », a fait remarquer l’acteur Robert de Niro lors du Festival de Marrakech début décembre.
En France, il reste encore la voie quasi inexplorée du ecinéma, qui consiste à sortir un film directement en VOD payante sans passer par la salle. En 2015, Wild Bunch et TF1 avait diffusé directement en ligne les films « Les enquêtes du département V : Miséricorde » et « Son of a Gun ». Mais, selon une étude de Médiamétrie à l’époque, le e-cinéma était peu connu des internautes (23 % seulement en avaient entendu parler). Ce déficit de notoriété perdure encore aujourd’hui, et la confusion règne toujours entre e-cinéma (sans salle auparavant) et la VOD (précédée de la salle). Wild Bunch a refait un pied de nez à la chronologie des médias l’année suivante, en sortant uniquement en VOD son film « 99 Homes » – Grand Prix du dernier Festival du film américain de Deauville (10).

L’ARP milite pour le e-cinéma
Si l’ARP a levé le pied sur le D&D, elle milite désormais auprès du CNC pour permettre aux films agréés ne réussissant pas à rencontrer leur public en salle d’avoir une seconde chance en sortant tout de suite en e-cinéma. Or, pour ne pas être en
« infraction » avec la chronologie des médias, ce film devrait néanmoins effectuer une
« sortie technique » d’un ou plusieurs jours en salles avant d’être proposé aussitôt en VOD – sans devoir attendre la fin des quatre mois d’exclusivité de la salle justement. Des réunions ont eu lieu à ce sujet au CNC. @

Charles de Laubier