Comment l’Autorité de la concurrence offre plus d’espace à Canal+ face à ses nouveaux concurrents

Au début de l’été, et cinq ans après les décisions de 2012 liées à la fusion de 2006 avec TPS et aux rachats de Direct 8 et Direct Star, l’Autorité de la concurrence a allégé les obligations imposées à Canal+ – sauf dans le cinéma français. Trop tard face à Netflix, Altice et Amazon ?

Rémy Fekete (photo), avocat associé, et David Guitton, avocat, Jones Day

L’Autorité de la concurrence a adopté deux décisions, datées du 22 juin 2017, révisant les obligations imposées au groupe Canal+ (dans le cadre de la fusion avec TPS autorisée en 2006 sous réserve du respect de 59 engagements (1) et dans le cadre du rachat des chaines gratuites Direct 8 et Direct Star autorisé en 2012 sous réserve du respect de plusieurs engagements (2)). Cinq années après ces décisions de 2012, l’Autorité a accepté d’alléger les obligations imposées à la filiale de Vivendi.

Champs concurrentiel bouleversé
Les nouveaux engagements et injonctions s’appliqueront jusqu’au 31 décembre 2019. Après cette date, le groupe Canal+ sera soumis au droit commun de la concurrence. L’Autorité de la concurrence prend acte des modifications substantielles de la situation concurrentielle dans le secteur de l’audiovisuel en France, et en particulier de l’émergence de deux nouveaux types d’acteurs en mesure de concurrencer le groupe Canal+ :
Les opérateurs de communications électroniques convergents tels que Altice. En effet, Altice a mis en oeuvre une stratégie de convergence offensive entre ses activités de fournisseur d’accès à Internet (FAI) et d’opérateur de téléphonie (Numericable et SFR) et ses activités de contenus (droits sportifs, séries et cinéma, presse écrite) : acquisition de nombreux droits sportifs dont la Ligue des Champions et la Premier League, accord-cadre d’acquisition de droits de diffusion (« output deal ») avec la major américaine NBC-Universal, l’un des principaux studios de cinéma américains, et lancement prévu de chaînes premiums telles qu’Altice Studio (dédiée aux séries et au cinéma).
Les plateformes de vidéo à la demande (VOD) telles que Netflix, et dans une moindre mesure Amazon Prime. Depuis 2012, elles ont en effet durablement modifié les habitudes de consommation des Français : Netflix revendique près de 1,5 million d’abonnés en France, tandis que Canal Play pèserait moitié moins sur le marché,
avec environ 700.000 abonnés (3).
Sur le marché de la télévision payante, l’Autorité de la Concurrence constate que le groupe Canal+ reste dominant bien que sa part de marché ait légèrement décru entre 2012 et 2017 (75 % en 2017 contre 85 % en 2012). Elle réaffirme donc le constat de position dominante de la filiale audiovisuelle de Vivendi sur le marché d’acquisition des droits de diffusion en télévision payante des films français. L’Autorité de la concurrence a néanmoins relâché les contraintes sur les contenus américains et exclusifs en levant ou en allégeant certaines obligations imposées au groupe Canal+, ce qui devrait permettre à ce dernier de résister dans la bataille des droits sportifs, d’enrichir son offre de VOD et de développer les synergies entre ses chaînes payantes et gratuites.
A notamment été levée l’interdiction de reprendre en exclusivité une chaîne premium, sous la condition que cette chaîne puisse être auto-distribuée à l’unité chez les distributeurs tiers (4). En pratique, la levée de cette interdiction pourrait permettre une distribution exclusive d’OCS Cinéma – chaîne payante ex-Orange Cinéma Séries détenue à 66,67 % par Orange et à 33,33 % par Canal + (voir encadré page suivante) – et un nouveau rapprochement entre Canal+ et BeIN Sports. Le 9 juin 2016, l’Autorité de la concurrence avait précisément rejeté le projet de rapprochement entre les deux groupes en refusant de lever l’interdiction de distribution exclusive de chaines premiums (5). Un tel rapprochement permettrait au groupe Canal+ de résister dans le domaine des droits sportifs (Canal+ possèderait alors 100 % des droits de la Ligue 1 jusqu’en 2020), de freiner sa perte d’abonnés et de se préparer pour les prochains appels d’offres sportifs audiovisuels.

De la TV linéaire à la VOD/SVOD
Sur le marché de la télévision payante non-linéaire cette fois, l’Autorité de la concurrence lève l’obligation de conclure avec les studios américains des contrats distincts pour l’acquisition de droits de diffusion pour la VOD (vidéo à la demande à l’acte) et pour la SVOD (vidéo à la demande par abonnement), sur une base non exclusive, sans couplage avec les achats de droits pour une diffusion linéaire de télévision payante (6). D’autre part, Canal+ peut désormais proposer en exclusivité sur ses services non-linéaires les séries qu’il préfinance (7). Ces deux assouplissements permettront au groupe Canal+ d’enrichir son catalogue de VOD/SVOD avec des contenus, notamment en provenance des principaux studios américains, y compris dans le cadre d’achats de droits de diffusion exclusifs de séries, à l’instar de « House
of Cards » sur Netflix ou de « Mozart in the Jungle » sur Amazon Prime).

Position dominante dans le cinéma
La filiale de Vivendi est désormais autorisée à signer des « output deals » pour ses chaînes gratuites et payantes avec deux majors (principaux studios américains), contre une seule auparavant (8). C8 (ex-Direct 8) et CStar (ex- Direct Star/D17) pourront consacrer jusqu’à 50 % de l’ensemble de leurs acquisitions annuelles au catalogue Studio Canal (contre 36 % en volume et 41 % en valeur auparavant) (9). Enfin, l’Autorité de la concurrence a levé l’obligation de mettre en concurrence C8 et CStar avec tous les diffuseurs intéressés pour la diffusion en clair d’événements sportifs d’importance majeure (10). Un partenariat d’exclusivité entre Canal+ et BeIN Sports permettrait à la filiale de Vivendi de céder de tels droits à ses chaînes sans mise en concurrence. La décision du 22 juin 2017 lui offre ainsi l’opportunité d’enrichir le contenu de ses chaînes gratuites et de développer des synergies entre la télévision payante et gratuite.
Le groupe Canal+ reste cependant toujours soumis à des obligations significatives en raison de sa position dominante sur le marché d’acquisition des films français et de sa part de marché toujours prépondérante sur le marché de la télévision linéaire payante. Le maintien de ces obligations vise également à protéger la télévision publique, les chaînes thématiques et le cinéma français. En raison de sa position importante dans le financement du cinéma français avec Studio Canal, l’Autorité de la concurrence maintient les restrictions d’acquisitions pour les achats couplés sur Canal+, C8 et CStar, des films d’expression originale française (11). Elle maintient également l’obligation de séparation des équipes commerciales d’acquisition de droits de diffusion des chaines gratuites et payantes du groupe (12). En effet, l’Autorité de la concurrence craint toujours de voir le groupe Canal+ exercer un effet levier sur le marché de la télévision publique, économiquement affaibli, via sa position dominante sur la télévision linéaire payante. Enfin, la filiale audiovisuelle de Vivendi est toujours soumise à l’interdiction de conclure des contrats-cadres avec les ayants-droit de films français en raison de sa quasi-position de « monopsone » (à savoir : un seul demandeur face à de nombreux offreurs). Sur le marché de la télévision linéaire payante, en raison de la position dominante du groupe Canal+, l’Autorité de la concurrence maintient l’obligation de reprendre les chaînes premiums qui en font la demande et de présenter une proportion minimale (55 %) de chaînes indépendantes dans son bouquet (13). L’objet de ces obligations est de garantir une distribution des chaînes indépendantes dans un marché dominé à 75 % par le groupe Canal+. Le maintien de ces obligations de reprise limite fortement la possibilité de ce dernier d’organiser le contenu de son offre. Sur le marché de la VOD et de la SVOD, en dépit de l’arrivée de Netflix, l’Autorité de la concurrence n’est pas revenue sur les obligations relatives à l’acquisitions de films d’expression originale française qui doivent toujours être achetés sur une base non exclusive et ne pas être couplés à des achats de droits pour la télévision linéaire payante (14). D’autre part, en ce qui concerne le contenu des services de VOD/SVOD, Studio Canal ne peut toujours pas céder plus de 50 % des films français de son catalogue à titre exclusif au groupe Canal+ (15). Face au géant Netflix, l’offre de VOD/SVOD de Canal+ ne pourra donc pas s’appuyer sur son avantage naturel dans le cinéma français et celui-ci ne sera pas totalement dépendant de la filiale de Vivendi. Au total, les assouplissements attendus ont été décidés par l’Autorité de la concurrence qui semble se féliciter de ce que les contraintes auxquelles le groupe Canal+ étaient soumis aient fait leur oeuvre.

La fin d’un monde ancien
On ne peut pourtant finir la lecture de sa décision sans éprouver le sentiment d’une décision qui arrive un peu tard, issue d’un monde ancien, celui d’un champ clos entre éditeurs (les « chaines de télévision »), distributeurs (câble, satellite, et FAI) et les studios de cinéma. Ce monde ancien est pourtant largement révolu. Les nouveaux venus d’hier (Netflix, Amazon) craignent déjà d’être dépassés. La consommation disruptive est entrée dans les mœurs ; le tout-vidéo devient la norme ; chacun sur les réseaux sociaux devient auteur, consommateur et objet de contenus audiovisuels. La Loi Léotard (16) a décidément pris un sérieux coup de vieux. @

ZOOM

Canal+ resserre ses liens avec Orange
Le 15 juillet 2011, France Télécom et Canal+ présentaient leur alliance dans la télévision payante, le bouquet de chaînes payantes Orange Cinéma Séries devenant par la suite une co-entreprise détenue à 66,67 % par l’opérateur télécoms devenu Orange et à 33,33 % par la chaîne cryptée du groupe Vivendi (17). Six ans plus tard, le 11 juillet dernier, Orange et Canal+ ont annoncé que sera lancé en octobre prochain « une offre exclusive » de Canal+ réservée aux seuls abonnés à la fibre optique de l’opérateur historique (18). @