Devant l’urgence du tout connecté à très haut débit, la Commission européenne change de paradigme

Le retard de la France dans le déploiement du très haut débit fixe et mobile
est emblématique d’une Europe qui se rend compte du relativement faible investissement de ses opérateurs télécoms. La faute à une réglementation
trop « consumériste » ? Jean-Claude Juncker veut corriger le tir.

Rémy Fekete, associé Jones Day

L’Europe n’est pas prête. Elle n’est pas prête à s’inscrire dans une économie numérique où le très haut débit est la règle et la condition du fonctionnement des nouveaux outils, des services, des contenus, bre f , d e l’activité des entreprises et de la vie
des citoyens.
« France Numérique 2012 », « Plan de relance numérique »,
« Plan national très haut débit » (PNTHD), « Plan France très haut débit » (France THD) : depuis six ans, les politiques n’ont
eu de cesse d’annoncer pour l’Hexagone des jours meilleurs et, en particulier, l’accession de la totalité de la population au très haut débit.

Hors des villes, mornes plaines
Mais ces projets gouvernementaux se sont toujours inscrits dans un horizon calendaire dépassant – estce intentionnel ? – le terme de leur mandat électoral. Entre fibre optique jusqu’à l’abonné (FTTH) en zone dense et très haut débit sur lignes de cuivre (VDSL2) autorisé depuis fin 2013 par l’Arcep, afin d’offrir une solution d’attente à la fibre, les zones d’habitat dense ont certes vu les zones de foyers éligibles au très haut débit atteindre les 15,1 millions – dont seulement 4,8 millions son abonnés (derniers chiffres en date au 30 juin 2016). Mais dans un pays de 66 millions d’habitants, dont 43 % résident en zone peu dense, il y a loin de la coupe aux lèvres . Le niveau
de subventionnement ne cesse d’augmenter (1) et, malgré les mécanismes de financement exceptionnels (2), il faut que l’environnement soit décidemment peu porteur pour constater cinq années plus tard que pour sa grande majorité le budget alloué n’a pas été consommé. Et le très haut débit mobile ?
Là encore, hors des centres villes des principales agglomérations, en dehors des heures creuses, la qualité de service reste très aléatoire. Les engagements de couverture territoriale, y compris en 2G, ont pris un retard considérable. Celles de la 3G et de la 4G ont fait l’objet de nouveaux accords avec les opérateurs mobile et le régime des sanctions utilisables par l’Arcep a été renforcé. Reste que les zones blanches et les zones grises peinent, encore et toujours, à recevoir les investissements nécessaires au déploiement ou à la densification de réseaux mobile sur leurs territoires. Alors comment expliquer ces retards persistants dans l’équipement du pays – de l’ensemble du pays – en réseaux de télécommunications dignes de ce nom ? Le cas français, à vrai dire, est loin d’être le pire au sein de l’Union Européenne. De fait, entre 2006 et 2013, lorsque les quatre principaux opérateurs américains (3) ont augmenté leurs investissements
de près de 40 %, les sept principaux opérateurs européens (4) ont diminué les leurs de 5 % (ces pourcentages intègrent les montants dédiés aux redevances d’attributions de fréquences mais demeurent pertinents s’agissant du déploiement d’infrastructures).

L’ investissement dans le réseau 4G a été particulièrement intensif aux Etats-Unis depuis 2009, avec une croissance de 118 % des investissements dans le mobile.
Si le niveau d’investissement est significativement plus faible sur le continent européen, c’est que le marché lui-même – en particulier sous l’effet d’une régulation
à visée essentiellement consumériste – a laminé les capacités d’investissement des opérateurs télécoms : entre 2006 et 2013, les revenus des quatre opérateurs américains ont augmenté de 51 %, pendant que ceux des sept européens baissaient
de 7 %.
Le revenu moyen par abonné (ARPU) était, sur la période, resté stable aux Etats-Unis quand il chutait de 35 % en France : c’est l’effet d’une régulation ayant incité à augmenter le nombre d’opérateurs dans chacun des pays membres de l’Union européenne ; ce qui n’a pas facilité (un euphémisme) la concentration des opérateurs télécoms, ni au sein de chaque Etat membre ni au niveau paneuropéen.

Vidéo, Internet des objets, cloud, …
Certes, le consommateur a vu le prix de la minute baisser, qu’il s’agisse de voix ou
de données, mais malgré des investissements qui restent significatifs, le déploiement des infrastructures coûteuses d’avenir prend du retard. C’est notamment le cas du LTE, norme proche de la 4G (5). Résultat, l’on peut surtout craindre que ce retard s’amplifie alors que les enjeux de l’économie numérique à très haut débit accélèrent
– avec la multiplication de l’usage de la vidéo notamment – des prévisions du trafic considérable lié à l’Internet des objets et à l’ensemble des applications liées à l’usage du cloud.

Un enjeu « effroyable » (Arcep) ?
L’enjeu, selon les termes mêmes du directeur général de l’Arcep (Benoît Loutrel) à une table ronde en 2015, est « effroyable ». Le terme n’est pas exagéré si l’on réalise que
la disponibilité d’infrastructures très haut débit n’est plus seulement un facteur d’attractivité des entreprises, mais est devenue très simplement une des conditions de leurs maintiens et de leurs capacités à concurrencer efficacement leurs compétiteurs internationaux.
Une étude du Forum économique mondial (6) rappelle de nombreuses études (McKinsey Global Institute, Unesco, UIT, OCDE, Arthur D. Little et Regeneris Consulting) aux termes desquelles un investissement d’une livre anglaise en réseau
de fibre optique en zone rurale crée de l’ordre de 15 livres de valeur ajoutée supplémentaire en Grande-Bretagne. L’investissement dans les réseaux très haut débit est donc non seulement une condition de survie pour les opérateurs télécoms (7), mais le salut viendra de la capacité à fournir aux services à valeur ajoutée, gourmands en bande passante, des capacités de transmission dans des conditions de facilités d’usage et de rapidité à la hauteur des attentes des consommateurs. C’est la condition pour permettre aux opérateurs de réseaux de justifier enfin une augmentation des ARPU.
Dire que dans ce contexte le financement du déploiement de l’Internet très haut débit en France obéit à un régime juridique complexe encadré à la fois par les textes nationaux et par le contrôle de la Commission européenne, en particulier des modalités de subventionnements publiques et des aides d’Etat, est une manière positive de présenter la situation. Des réseaux d’initiatives publiques (RIP) ont connu des conditions de mises en oeuvre difficiles et restent complexes à utiliser, ce qui explique la lenteur du déploiement de réseaux sous ce régime.
Il a fallu plusieurs jurisprudences européennes (8) pour affiner les modalités de financements publiques dans le cadre des services d’intérêt économique général (SIEG). Retard significatif dans le déploiement de réseaux très haut débit, insuffisance des investissements, et régulation complexe et peu stable visant en priorité la satisfaction du consommateur plutôt que l’incitation à l’investissement dans les réseaux, tel semble être le constat partagé par le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker : le 14 septembre dernier, dans son discours sur l’état de l’Union en 2016, il a indiqué l’ouverture du chantier de la refonte significative du cadre européen applica b le au secteur des télécommunications. Il ne s’agit pas seulement d’intégrer
les directives du « Paquet télécom » dans un seul code européen des communications électroniques ou de réviser les pouvoirs de l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques (Orece) (9). Mais il s’agit surtout d’engager les réformes nécessaires à l’accélération des investissements dans les réseaux de haut et de très haut débit, et notamment la 5G et la fibre optique. Et ce, afin de rendre le très haut débit mobile disponible dans toutes les zones urbaines avant 2025 (le 10 novembre dernier, le Parlement européen a voté en faveur de la bande des 700 Mhz pour le mobile 4G
et 5G) et permettre à l’ensemble des foyers européens de disposer d’une vitesse de téléchargement d’au moins 100 Mbits/s.
Jean-Claude Juncker y associe un projet intéressant de déploiement de Wifi gratuit au travers des collectivités locales (10). « L’Union européenne vous apporte du Wifi au cœur des villages et des villes, des parcs, des bibliothèques, des bâtiments publics », promet la Commission européenne, qui vise au moins 6.000 à 8.000 hotspots dans
les Vingt-sept (11). Espérons qu’il ne s’agisse pas d’une énième déclaration visant simplement à annoncer le déploiement de réseaux de backbones nationaux, transnationaux, en vue d’un déploiement de fibre en mode FTTH. Si l’on veut atteindre les objectifs annoncé s p a r l’Union européenne, à savo i r d’augmenter avant 2025 le PIB européen de 910 milliards d’euros et créer 1,3 million d’emplois, c’est un véritable changement de paradigme qu’il faut appeler de nos vœux.

Fin du « consumérisme »
Le président de la Commission européenne s’inscrit dans cette perspective lorsqu’il souhaite déplacer le point d’équilibre de la régulation européenne en fixant comme premier objectif l’investissement et non plus uniquement la visée « consumériste » de baisse des prix à courts termes. Il reste à attendre les textes d’application qui mettront en oeuvre les déclarations de Jean-Claude Juncker, et surtout à souhaiter que le processus de rédaction et d’adoption de ces textes aboutisse suffisamment rapidement pour ne pas rendre une nouvelle fois vains les objectifs ambitieux fixés à l’horizon 2025. @