Pourquoi le livre numérique ne dépasse pas les 10 % du chiffre d’affaires du marché de l’édition en France

Le Syndicat national de l’édition (SNE), qui réunit 720 membres sous la présidence de Vincent Montagne depuis juin 2012, a tenu son assemblée générale annuelle le 27 juin. Si le livre numérique est encore très loin de compenser le recul du marché français de l’édition, il continue de progresser mais reste en-deçà des 10 % des ventes.

C’est dans l’Hôtel de Massa – hôtel particulier néoclassique du XVIIIe siècle où la Société des gens de lettres (SGL) y fête cette année ses 90 ans de présence au service aujourd’hui de 6.000 auteurs – que le Syndicat national de l’édition (SNE) a une nouvelle fois organisé fin juin son assemblée générale annuelle. Alors que le marché français du livre recule encore, de 4,3 % l’an dernier à un peu plus de 2,6 milliards d’euros, le livre numérique y progresse à lui seul de 5,1 %, mais à seulement 212,6 millions d’euros de chiffre d’affaires. Autrement dit, alors que Edition Multimédi@ envisageait le franchissement du seuil symbolique des 10 % du chiffre d’affaires total des éditeurs en France pour les ebooks sur l’année 2018, cette estimation prévisionnelle ne s’est pas réalisée. A 8,1 %, l’édition numérique joue encore dans la catégorie des poids plumes. Nous nous sommes trompés ! Plus précisément, c’est le marché français de l’édition qui a déjoué nos pronostiques tant il est resté atone – où la morosité se le dispute au déclinisme, voire à la frilosité des maisons d’édition vis-à-vis du digital (1). Le président du SNE, Vincent Montagne (photo), voit dans le recul de l’édition pris globalement non seulement « une baisse conjoncturelle » (pas de réforme de programmes éducatifs au profit des livres scolaires, mouvements sociaux et blocages des Gilets jaunes de fin d’année), mais « plus structurelle aussi, donc plus préoccupante, qui traduit une diminution progressive de notre lectorat ».

Temps de lecture, audience du livre, tout formats
La baisse du lectorat inquiète en fait plus les maisons d’édition que la baisse des ventes de livres, même si les deux phénomènes sont étroitement liés. « Le temps de lecture… Voilà bien là notre sujet essentiel de préoccupation… La concurrence des loisirs est une réalité. Nous perdons progressivement des lecteurs… Nous devons gagner la bataille du temps ! Charge à nous de convaincre le plus grand nombre ! Et de reconquérir notre lectorat ! », a lancé lors de l’AG du 27 juin le patron des éditeurs, qui est aussi PDG du troisième plus grand groupe d’édition en France, Média Participations, derrière Hachette Livre (contrôlé par Lagardère) et Editis (tout juste racheté par Vivendi). « Soutenir le désir de lecture, déployer l’audience du livre, sous toutes ses formes, auprès de tous les publics, y compris les plus éloignés du livre, tels sont les grands enjeux de notre profession », a insisté Vincent Montagne, comme pour tourner la page du tout-papier de l’édition en déclin.

Ebook et streaming pour attirer les Millennials
Les éléments de langage du président du SNE sont passés presque inaperçus ; pourtant ils illustrent une prise de conscience accrue de la part de l’industrie du livre quant à l’évolution irréversible de la manière de lire des livres de plus en plus dématérialisés et au défi de constituer un futur lectorat en allant séduire la génération « Millennials » ou « Génération smartphone ».
Le Centre national du livre (CNL) avait fait état en mars dernier d’un sondage Ipsos montrant que le taux de lecteurs de livres numériques atteint les 47 % lorsqu’il s’agit des 15-24 ans, soit presque le double du taux général en faveur des ebooks tous âges confondus (3). Il y a donc plus que jamais une appétence de la jeune génération à lire,  pour peu que les maisons d’édition mettent et promeuvent leurs catalogues en ligne. Le SNE, qui est aussi le grand ordonnateur du Salon du livre de Paris (« Livre Paris »), dont  ce sera le 40e anniversaire en mars 2020, a indiqué que lors de l’édition de cette année –  « plus encore que les précédentes » – le public de jeunes lecteurs avait augmenté de 10 %. Les maisons d’édition n’ont pas le droit de les décevoir si elles ne veulent pas les perdre au profit d’autres industries culturelles et divertissements (réseaux sociaux de type Snapchat, WhatsApp ou TikTok, jeux vidéo, VOD/SVOD, télévision de rattrapage, etc.).
Parmi les moyens de « déployer l’audience du livre, sous toutes ses formes », il y a non seulement les livres numériques vendus à l’unité en ligne, mais aussi les plateformes d’abonnement en plein décollage telles que Kindle Unlimited d’Amazon ou Scribd aux
Etats-Unis, Youboox ou Youscribe en France. Ces plateformes de lecture en streaming
par abonnement progressent fortement, même si elles sont parties de rien il y a quelques années. Ce sont les « Netflix » ou les « Spotify » du livre de demain que les éditeurs ne peuvent plus ignorer. Et pourtant. Encore trop nombreuses sont les maisons d’édition – dont plus de 90 % des revenus proviennent encore des livres papier – à ne pas voir leur intérêt de mettre leur catalogue en streaming. L’éditeur préfère encore vendre des ebooks à l’unité et en petite quantité, afin de préserver sa marge avec un prix « ebook » moins élevé que la version imprimée mais non négligeable, plutôt que d’entrer dans le nouveau model économique de l’abonnement en streaming : abonnement illimité pour le lecteur et rémunération à la page lue pour l’éditeur. Résultat : « Les ventes (de l’édition numérique française) au grand public poursuivent également leur progression. Elles sont dominées par la vente à l’acte de livres numériques, les modèles d’abonnement et de prêt numérique en bibliothèque restant marginaux dans son chiffre d’affaires », constate le SNE dans son rapport 2018-2019 remis à ses membres. Les abonnements mensuels à 8,99 dollars (Scribd), 8,99 euros (Youscribe), 9,99 euros (Kindle) ou à 11,99 euros (Youboox), donnant accès à un catalogue de plusieurs centaines de milliers de titres (livres et magazines) et de façon illimitée, rebutent encore de nombreux éditeurs qui craignent un risque de destruction de valeur.
Certes, la maison d’édition ne vend pas le livre mais le loue au lecteur – en échange de quoi elle perçoit 50 % (Youboox) ou 60 % (Youscribe) du chiffre d’affaires hors taxe de la plateforme, multiplié par le nombre de pages lues dans le catalogue de l’éditeur et divisé par le nombre total de pages lues sur la plateforme. Ces plateformes de lecture en streaming tablent sur le volume de pages lues pour attirer les éditeurs, quitte à s’allier – comme pour les kiosques numériques de la presse (4) (*) (**) – aux opérateurs télécoms tels que SFR, Free et Vitis/Videofutur (Youboox) ou Orange (Youscribe) qui leur donnent accès à des dizaines de millions d’abonnés « box ». Les plateformes françaises présentent aussi l’opportunité pour les éditeurs d’ouvrages de toucher d’ores et déjà (Youscribe) ou à l’avenir (Youboox) les 300 millions de locuteurs francophones, le français étant la cinquième langue dans le monde après le chinois, l’anglais, l’espagnol et l’arabe.
Cinq ans après la polémique qui avait accompagnée l’arrivée des plateformes françaises de lecture illimitée par abonnement (5) (*) (**), la loi du 26 mai 2011 sur le prix du livre numérique a posé les conditions d’exploitation des œuvres de l’écrit. L’offre des plateformes de streaming est ainsi, comme l’explique Youboox dans ses contrats signés avec les éditeurs, « une offre commerciale mutualisée entre tous les abonnés ».

Un nouvel écosystème à fort potentiel
A ce titre, est-il précisé, « le montant de l’abonnement ou de l’offre prépayée acquitté par l’utilisateur vient abonder un compte commun à l’ensemble des utilisateurs sur lequel est prélevé mensuellement le prix de chaque consultation individuelle, dans la limite des crédits disponibles, en fonction des tarifs établis individuellement et préalablement par chaque éditeur ». C’est un changement de paradigme pour l’édition, à fort potentiel. @

Charles de Laubier