Communication des décisions de justice : favoriser la liberté d’expression ou le droit à la vie privée ?

Il est traditionnellement acquis, en jurisprudence française, que le droit à la vie privé ne peut être interprété comme un droit susceptible de faire disparaître le droit à la liberté d’expression. Cependant, une inflexion est perceptible, Internet facilitant les risques d’atteinte à la vie privée.

Par Christiane Féral-Schuhl*, avocate associée, cabinet Féral-Schuhl/Sainte-Marie

Signe de l’évolution numérique, ce combat de l’équilibre entre
ces deux dro i t s fondamentaux – la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée – se déplace actuellement sur le terrain du droit à la protection des données à caractère personnel (facette du droit à la vie privée), contre le droit à la protection des contenus médiatiques publiés sur Internet (facette du droit à la liberté d’expression).

Arrêt « Lesechos.fr » de 2016
Tandis qu’explosent actuellement – suite à l’arrêt « Costeja » impliquant Google en Espagne (1) – les demandes de référencement qui atteignent désormais les organes
de presse en ligne, la Cour de cassation a eu l’occasion de trancher en faveur de la protection des archives de presse. Elle a ainsi rejeté, par un arrêt en date du 12 mai 2016, la demande de deux individus ayant sollicité – sur le fondement de l’article 38 de la loi « Informatique et libertés » relatif au droit d’opposition au traitement de données
à caractère personnel – la suppression d’informations identifiantes sur le moteur de recherche du site web d’un journal. Celui-ci, en l’occurrence Lesechos.fr (2), donnait accès à un article de presse faisant état d’une condamnation prononcée à leur encontre plusieurs années auparavant. La Cour s’est fondée sur l’absence d’inexactitude des faits et a considéré que « le fait d’imposer à un organe de presse (…) de supprimer du site Internet dédié à l’archivage de ses articles (…) l’information elle-même contenue dans l’un de ces articles (…) privant celui-ci de tout intérêt [ou] d’en restreindre l’accès en modifiant le référencement habituel, excède les restrictions qui peuvent être apportées à la liberté de la presse ».
Ce parti pris n’est pas nouveau en droit français. Ainsi, dans une affaire concernant la publication d’un article relatif au placement en garde à vue d’un individu qui avait bénéficié d’un non-lieu, le tribunal de grande instance (TGI) de Paris avait déjà jugé en 2015 que le traitement des données litigieuses – l’âge, la profession du requérant et le fait qu’il ait été impliqué dans une procédure pénale – répondait à un intérêt légitime
« tant en ce que l’information portait sur le fonctionnement de la justice et le traitement des affaires d’atteintes graves aux personnes qu’en ce qu’elle visait une personne exerçant une profession faisant appel au public et encadrant une activité proposée notamment à des enfants » et qu’aucun abus de la liberté de la presse n’était établi (3). Cependant, une inflexion est perceptible, l’Internet étant devenu un moyen de rechercher et de se renseigner, facilitant les risques d’atteinte à la vie privée. Cette atteinte est réprimée par l’article 226-1 du Code pénal qui sanctionne d’une peine
d’un an d’emprisonnement et de 45.000 euros d’amende le fait de porter atteinte volontairement à l’intimité de la vie privée d’autrui en « fixant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de celle-ci, l’image d’une personne se trouvant dans un lieu privé ».
S’agissant des comptes rendus de procès ou de décisions de justice citant des personnes physiques parties ou témoins aux procès, la Commission nationale de l’informatique et des liberté (Cnil) avait déjà eu l’occasion de tirer la sonnette d’alarme concernant les risques d’atteintes à la vie privée des personnes concernées. Elle avait en effet considéré en 1995 qu’il n’est pas indispensable de diffuser les décisions en ligne, sur des sites web en accès libre, en précisant que « les aménagements aux règles de la protection des données que commande le respect de la liberté d’expression ne doivent pas avoir pour effet de dispenser les organismes de la presse écrite ou audiovisuelle, lorsqu’ils recourent à des traitements automatisés, de l’observation de certaines règles » (4).

Open data et « République numérique »
Une ordonnance du 19 décembre 2014, dans la suite de l’affaire « Google Spain »
de la même année, vient illustrer cette inflexion. Le juge avait retenu les « raisons prépondérantes et légitimes prévalant sur l e d r o i t à l ’ i n f o r m a t i o n » i n v o q u é e p a r l a demanderesse. La nature des données personnelles, le temps écoulé depuis la condamnation – prononcée huit années auparavant –, et l’absence de mention de la condamnation au casier judiciaire de l’intéressée, justifiaient le déréférencement du lien renvoyant à un article de 2006 (5).
Or, le droit à l’information est en grande partie garanti par la publicité des audiences
et des décisions de justice ainsi que la libre communication des jugements. Aussi, en prévoyant que la quasi-totalité des décisions produites par les juridictions françaises devront être accessible en open data (autrement dit en accès libre), la loi « République numérique » marque l’aboutissement du processus d’ouverture des données. Cette mesure (6) s’inscrit dans la logique de la politique volontariste du gouvernement d’ouverture des données publiques (mission Etalab). Elle répond de surcroît à la préconisation de la mission d’information du Sénat (7) d’inscrire dans la loi une obligation de mise en ligne progressive de l’ensemble des bases de données détenues par l’administration.

Conciliation par anonymisation ?
La numérisation des décisions de justice et leur mise à disposition sur Internet favorise le risque de voir des bases de données se créer et vendre des données sensibles susceptibles d’intéresser certains acteurs. Par exemple, une banque pourrait très certainement ê t re i n t é ress é e p a r l a condamnation pour surendettement d’un de ses clients. Pour reprendre les mots de Claude Bourgeos, docteur en droit, « l ’ e x p l o i t a t i o n d e s b a n q u e s d e d o n n é e s jurisprudentielles [pouvait] aboutir à la constitution d’un gigantesque casier “juridique” des personnes sans qu’aucun contrôle ne puisse être exercé dessus » (8).
Aussi, consciente des risques amplifiés par les facilités de recherche sur l’Internet – rien de plus facile que de retrouver une jurisprudence donnée au moyen de critères croisés (date de la décision, articles visés, motc l é d u tex t e i n t é g r a l ) – , l a C n i l a é m i s u n e recommandation du 29 novembre 2001 (9) portant sur « la diffusion de données personnelles sur Internet par les banques de données de jurisprudence ». Les éditeurs de bases de données de décisions de justice librement accessibles sur des sites Internet doivent s’abstenir de faire faire figurer le nom et l’adresse des parties ou des témoins au procès. Cette mesure doit être prise à l’initiative du diffuseur et sans que les personnes concernées aient à accomplir de démarche particulière. Cette anonymisation ne souffre en principe aucune exception et la Cnil dispose d’un pouvoir de sanctions à l’encontre des responsables de traitement de données à caractère personnel qui ne respecteraient pas leurs obligations. On observe que l’anonymisation générale des décisions de justice publiées sur Internet est également effective dans de nombreux autres pays, notamment en Allemagne, aux Pays-Bas et au Portugal.
En faisant le bilan de cette recommandation cinq ans près (19 janvier 2006 (10)), la Cnil a pu constater que l’anonymisation était effective chez la plupart des éditeurs de bases de données, notamment sur le principal site français de bases de données de jurisprudence en accès libre, Légifrance. Cependant, la puissance des moteurs de recherche permettant d’accéder très aisément à ces décisions – il suffirait, pour un employeur, à la recherche d’un nouvel employé, de se rendre sur une base de données juridique et de taper le nom de l’intéressé –, elle a conclu à la nécessité d’adopter une disposition législative spécifique (11). Celle-ci prévoit l’anonymisation des données lorsqu’elles sont diffusées par des moyens électroniques en raison de « l’impact réel, parfois dramatique, de la diffusion de décisions nominatives sur [un site] sur les vies personnelles et professionnelles des personnes concernées ».
Depuis l’anonymisation s’est imposée très rapidement comme la règle. D’ailleurs, une décision du Conseil d’Etat du 11 mars 2015 (12) a précisé que l’anonymisation était
une règle générale qui s’applique également à la Cnil, en lui enjoignant de procéder
à l’anonymisation des mentions d’une délibération concernant un tiers à la procédure objet de cette délibération. Avec l’open data qui généralise le libre accès aux décisions de justice, le risque de la ré-identification – c’est-à-dire le risque, après anonymisation, de retrouver les noms retirés en s’intéressant aux autres éléments du texte – devient important. En effet, on peut imaginer que si une décision comporte la mention du titre de la personne concernée, par exemple « Mme X, président de la société Y », il ne sera pas très difficile de retrouver le nom de la personne concernée.

Limiter le risque de ré-identification
Aussi, le Conseil d’Etat préconise – afin de limiter le risque de réidentification – de
« faire définir par la Cnil […] des standards d’anonymisation ; constituer au sein de chaque ministère un pôle d’expertise en matière d’anonymisation, a priori au sein du service statistique ministériel ; […] lorsque le risque de réidentification ne peut être écarté, définir une procédure d’accès sur autorisation plutôt que de mettre en ligne,
en particulier lorsque sont en cause des données sensibles » (13). @

* Ancien bâtonnier du Barreau de Paris.