A l’ère numérique, peut-on encore invoquer le droit à la vie privée – dont la définition reste floue ?

La notion de « vie privée » est très relative en raison de sa nature protéiforme
et évolutive. Le dispositif légal doit, quant à lui, s’adapter en permanence aux nouvelles pratiques sur Internet. Dans ce contexte, quelles mesures prendre
pour préserver le droit à la vie privée, ou du moins ce qu’il en reste ?

Par Christiane Féral-Schuhl*, avocate associée, cabinet Féral-Schuhl/Sainte-Marie

S’agit-il d’un débat dépassé comme le suggère le titre d’un livre au titre provocateur : « La vie privée, un problème de vieux cons ? »
(1) ? Certains n’hésitent pas à prôner une nouvelle « norme so-
ciale », à l’instar de Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook,
lequel considère que « les gens sont désormais à l’aise avec l’idée de partager plus d’informations différentes, de manière plus ouverte
et avec plus d’internautes ».

Toujours pas de définition légale
La notion de vie privée ne connaît aucune définition légale. Au XXIe siècle, elle n’a
rien à voir avec celle du siècle précédent ou encore moins celle du XVIIe siècle. Comme le concept de « vie privée » n’était guère consacré, sa protection ne pouvait être envisagée. Le Code civil de 1804 ne contenait aucune disposition protectrice de
la vie privée – si ce n’est les articles 675 à 679 réglementant les ouvertures sur la propriété du voisin, contribuant à préserver une intimité souhaitable dans les relations du voisinage. Mais ces dispositions relevaient du droit des biens et n’étaient pas conçues comme des droits relatifs à la personne. Au cours du XXe siècle, avec l’apparition de moyens techniques de plus en plus performants (notamment les appareils photo et les caméras), la doctrine a commencé à s’intéresser à la protection de la vie privée. Néanmoins, il a fallu attendre 1970 pour voir consacrer en France le droit à la vie privée, au sein de l’article 9 du Code civil, toujours en vigueur : « Chacun a droit au respect de sa vie privée ». Si la loi du 17 juillet 1970 a également créé diverses incriminations en matière d’atteinte à la vie privée qui ont été reprises dans le Code pénal de 1992 (aux articles 226-1 et suivants), aucune définition légale ne permet de cerner la notion de vie privée. Ce droit n’est pas non plus défini dans les textes internationaux qui se contentent de protéger la vie privée dans son principe, au même niveau que la famille, le domicile, les correspondances, l’honneur et la réputation. Il s’agit en quelque sorte du « noyau dur » international de la vie privée. Pour autant, la vie privée est protégée par de nombreux textes à portée internationale (2). En l’absence de définition légale et doctrinale plus précise, c’est la jurisprudence qui a tenté de discerner ce qui relevait ou non de la vie privée. Les juges déterminent, au fur et à mesure, les éléments qui entrent dans le champ de la vie privée. Ils sanctionnent depuis longtemps la diffusion de photographies prises à l’insu de l’intéressé (3). Ces actions sont le plus souvent fondées, outre l’article 9 du Code civil, sur l’article 226-1 du Code pénal qui incrimine le fait de fixer, d’enregistrer ou de transmettre l’image d’une personne se trouvant dans un lieu privé – sans le consentement de celle-ci. L’article 226- 2 sanctionne des peines d’un an d’emprisonnement et 45.000 euros d’amende « le fait de conserver, porter ou laisser porter à la connaissance du public ou d’un tiers ou d’utiliser de quelque manière que ce soit tout enregistrement ou document obtenu à l’aide de l’un des actes prévus par l’article 226-1 ». Des peines complémentaires sont prévues à l’article 226-3, telles que l’interdiction de droits civiques, civils et de famille
ou encore l’affichage ou la diffusion de la décision prononcée. Une personne morale encourt, quant à elle, une amende égale au quintuple de celle prévue pour les personnes physiques, ainsi que l’interdiction (4) d’exercer, directement ou indirectement, l’activité professionnelle ou sociale dans l’exercice ou à l’occasion
de laquelle l’infraction a été commise et l’affichage ou la diffusion de la décision prononcée.
Mais l’article 226-1 précité pose deux conditions : les images doivent être captées
« dans un lieu privé » et l’intéressé n’a pas consenti à la prise de vue. Comment
dans ces conditions sanctionner les préjudices consécutifs à la pratique des selfies (autoportraits) – surtout celle des selfies en groupe, à l’aide de perches à selfie ? Ils provoquent des incidents, des personnes se trouvant dans l’entourage immédiat sont prises en photo à leur insu et découvrent leur photo sur Internet, parfois dans des postures qui portent atteinte à leur image, leur réputation et leur dignité ?

Continuer à adapter le dispositif répressif
Comment sanctionner le revenge porn, une pratique odieuse qui consiste pour des ex-conjoints à régler leurs comptes sur la Toile, en publiant notamment sur les réseaux sociaux, des photos et vidéos compromettantes de leur ex avec pour objectif de nuire
à leur réputation. Le projet de loi « Economie numérique » prévoit d’élargir l’infraction visée par l’article 226-1 aux photos prises dans des lieux publics et l’auteur n’échappera aux poursuites qu’en cas de consentement exprès de la personne photographiée à la diffusion de son image ou de sa voix. Les peines devraient être renforcées en les portant de un an à deux ans de prison et de 45.000 euros à 60.000 euros d’amende.
Un amendement propose également de rajouter l’image ou la voix d’une personne, quand l’enregistrement, l’image ou la vidéo sont sexuellement explicites. En attendant, certains optent pour des mesures préventives, à l’exemple du Festival de Cannes,
du Château de Versailles ou encore du Musée MoMA (5) à New York qui interdisent l’utilisation des perches à selfies, ou encore militent pour des clauses d’inspiration américaine prévoyant expressément qu’en cas de divorce les futurs exconjoints s’engagent à « ne pas poster, tweeter ou d’aucune manière partager sur les réseaux sociaux des images ou tout contenu positif, négatif, insultant, embarrassant ou flatteur sur l’autre » !

Selfies, revenge porn, happy slapping, …
Quant à la pratique du happy slapping ou vidéo-lynchage – filmer à l’aide d’un téléphone portable des actes de violence et de les diffuser sur Internet –, elle a pu être sanctionnée au titre d’une infraction de violences volontaires pour condamner l’auteur de l’agression, et de non-assistance à personne en danger et d’atteinte à la vie privée pour poursuivre l’auteur de la vidéo. C’est sur ces fondements qu’un lycéen a pu être condamné : il avait filmé, au moyen de son téléphone portable, l’agression dont son professeur avait été victime et avait fait circuler la vidéo (6). Depuis la loi « Prévention de la délinquance » de 2007 (7), l’infraction est sanctionnée sur le fondement de l’article 222-33-3 du Code pénal qui établit une triple distinction entre l’auteur de l’atteinte volontaire à l’intégrité d’autrui, le complice de l’auteur des violences, qui filme l’agression et qui s’expose ainsi aux mêmes peines que son auteur, et la personne qui diffuse la vidéo ainsi enregistrée, acte constituant une infraction autonome passible de cinq ans d’emprisonnement et de 75.000 euros d’amende. Une exception à l’application de l’article 222-33-3 du Code pénal est cependant prévue au dernier alinéa, lorsque l’enregistrement ou la diffusion résulte de l’exercice normal d’une profession ayant pour objet d’informer le public ou encore lorsqu’il est réalisé afin de servir d’élément de preuve en justice. C’est en application de ce texte qu’ont été condamnés deux prévenus : le premier pour violences volontaires, pour avoir ligoté sa victime avec du film alimentaire et enfermé dans une chambre froide ; le second pour complicité de violences volontaires, ce dernier ayant sciemment enregistré la scène avec son téléphone portable, sans pour autant l’avoir diffusée sur Internet (8). Mais la liste des atteintes à l’intégrité d’un individu est limitative (9). Ainsi, seul le fait de filmer des actes de tortures et de barbarie, des actes de violence d’une plus ou moins grande gravité,
un viol ou toute agression sexuelle, commis sur autrui, est susceptible d’être sanctionné par cet article. Il faudra donc continuer à adapter le dispositif répressif aux pratiques de cybervengeance et cyberharcèlement qui fleurissent sur le Net (lire encadré ci-dessous). La notion de vie privée est indissociable de celle de donnée à caractère personnel. Les données personnelles sont devenues l’une des composantes à part entière de l’identité et de la personnalité des individus. À ce titre, il faut « augmenter
les pouvoirs de sanction de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) ». Mais cela ne suffit pas. Il est en effet urgent d’intensifier l’« éducation » à la protection des données pour que chacun apprenne à fixer les frontières de sa vie privée. Le règlement européen sur la protection des données à caractère personnel a opéré un virage historique en fixant un cadre, dans le respect des valeurs humanistes européennes, avec une plus grande responsabilisation des individus. Mais si le principe est séduisant, encore faut-il constater que la plupart des individus attacheraient une valeur faible à la protection de leurs données personnelles. Selon certaines études, près d’un tiers des internautes interrogés donnerait un large accès à leurs données
« moyennant des contreparties financières » (10). C’est dire que le consentement ne suffit pas à protéger l’individu puisque ce dernier fait prévaloir l’avantage immédiat, démontrant s’il en est besoin qu’il n’a pas conscience de la gravité des risques ultérieurs d’atteinte à sa vie privée. Ne serait-il pas temps également d’« inscrire explicitement dans la Constitution le droit au respect de la vie privée et l’exigence de protection des données à caractère personnel afin de réévaluer l’importance accordée à ces libertés fondamentales en droit interne ? » Cette consécration rapprocherait la France de plusieurs autres pays européens, notamment de l’Allemagne et la Grèce, rappelant combien protection de la vie privée doit rester une liberté fondamentale au XXIe siècle. @

* Ancien bâtonnier du Barreau de Paris.

ZOOM

Trois grandes séries de mesures pourraient être prises
• Renforcer les pouvoirs de sanction de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil).
• Mettre en place des instruments pour « renforcer la protection des droits fondamentaux face à l’utilisation (des données à caractère personnel) à des fins industrielles et commerciales et la maîtrise par les individus de leurs informations personnelles ». Dans cet objectif, les garanties technologiques (11) constituent certainement des mesures préventives protectrices. Il convient donc d’encourager
les démarches de type « privacy by design » (prise en compte de la vie privée dès la conception du dispositif technique) et de « privacy by default » (protection de la vie privée « par défaut » dans les paramètres).
• Intensifier l’« éducation » à la protection des données, inculquer avec force une
« hygiène informatique », selon l’expression consacrée par l’Anssi (12), pour permettre
à la personne concernée de fixer elle-même les frontières de sa vie privée. Il faut donc agir avant tout sur le terrain de « la culture », compter « sur la persuasion et la prise de conscience des internautes et des professionnels quant aux enjeux cruciaux du respect de la vie privée sur le Web ». Il faut convaincre les internautes dès leur plus jeune âge (13). @