Blocages de sites web et condamnations en contrefaçon : coups d’épée dans l’eau ?

The Pirate Bay, eMule, T411, Wawa-Mania… Aujourd’hui, ces plateformes font l’objet d’un feu nourri de la part d’ayants droit qui, soucieux de faire respecter leurs intérêts moraux et financiers sur les œuvres diffusées sans leur accord, entendent bien mettre un terme à ces pratiques. En vain ?

Etienne Drouard (photo), avocat associé, et Julien-Alexandre Dubois, avocat collaborateur, cabinet K&L Gates

Ces plateformes ont des noms familiers pour des millions d’internautes qui, grâce à elles, ont pu au cours des dix dernières années obtenir gratuitement des œuvres protégées par des droits de propriété intellectuelle. Elles sont légion et bien connues des générations X et Y, celles-là même qui, sitôt plongées dans le grand bain de l’Internet du début des années 2000, se sont rapidement habituées à la gratuité d’un Web mal appréhendé
par les ayants droit et peu régulé par les autorités. Il s’agit, pour
les plus connues de eDonkey, eMule, Kazaa, Allostreaming, The Pirate Bay, T411 ou encore de Wawa-Mania.

Inflation de contentieux
Afin de mettre ces contenus gratuits à disposition des internautes, ces plateformes proposent des modes opératoires divers et variés, allant du téléchargement direct (direct download) au streaming, en passant par le peer-to-peer. Face à l’augmentation de ces « plaques tournantes » de la contrefaçon en ligne, les sociétés de perception et de répartition des droits de la musique et du cinéma ont été contraintes de réagir afin de faire cesser ces activités. Leurs prétentions ne sont pas dénuées de fondements : en effet, l’article L. 122-4 du Code de la propriété intellectuelle (CPI) prévoit que le fait pour une personne de représenter ou de reproduire une oeuvre de l’esprit, partiellement ou intégralement – sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit – est constitutif d’un acte de contrefaçon de droits d’auteur.
Lorsqu’elle est lue de manière croisée avec l’article L. 336-2 du même code, cette disposition permet au tribunal de grande instance d’ordonner, à l’encontre de toute personne susceptible de pouvoir y remédier, toutes mesures propres à prévenir ou à faire cesser une atteinte à un droit d’auteur ou à un droit voisin à raison d’un contenu d’un service de communication au public en ligne. Sur la base de ce postulat, ces
deux dernières années ont été marquées par une véritable inflation du contentieux
à l’encontre des plateformes proposant aux internautes des contenus contrefaisants, mais également à l’encontre de leurs administrateurs. Célèbre plateforme de visionnage en ligne, le site Allostreaming fut l’un des premiers à faire les frais de cette charge judiciaire. En effet, à la demande de l’APC (1), de la FNDF (2) et du SEVN (3), le tribunal de grande instance (TGI) de Paris ordonnait le 28 novembre 2013 aux principaux opérateurs de télécommunications de mettre en oeuvre à l’encontre de plusieurs sites Internet renvoyant vers un site de liens actifs d’Allostreaming « toutes mesures propres à empêcher l’accès, à partir du territoire français […] et/ou par leurs abonnés à raison d’un contrat souscrit sur ce territoire, par tout moyen efficace et notamment le blocage des noms de domaine ». Dans le même temps, le tribunal condamnait les principaux moteurs de recherche au déréférencement des réponses
et résultats renvoyant vers les pages des sites Internet litigieux en réponse à une requête émanant d’internautes situés sur le territoire français (4).
Le 4 décembre 2014, à la demande de la SCPP (5), le TGI de Paris ordonnait également aux principaux opérateurs de télécommunications que des mesures identiques soient prises à l’encontre du site principal Thepiratebay.se ainsi que de plusieurs sites renvoyant vers un site de liens actifs The Pirate Bay. Plus récemment, toujours à la demande de la SCPP, le TGI de Paris ordonnait le 2 avril 2015 que ces mêmes opérateurs prennent des mesures de blocage identiques à l’encontre du site Internet T411.me.

Une justice 2.0 dépassée ?
Loin de se limiter aux seules plateformes de téléchargement, les ayants droit ont également joint leurs efforts sur le terrain pénal pour y frapper directement leurs administrateurs.
Ainsi, le 2 avril 2015, le tribunal correctionnel de Paris a condamné Dimitri Mader, administrateur du site Wawa- Mania, à un an de prison ferme, à 20.000 euros d’amende et à la fermeture de son site web. Une position en partie reprise le 15 avril 2015 avec la condamnation par le tribunal correctionnel de Besançon des responsables du site Wawa-Torrent à une peine de trois mois de prison avec sursis ainsi qu’au paiement solidaire de 155.063 euros de dommages-intérêts, et le 12 mai 2015 avec la condamnation par le tribunal correctionnel de Paris de Vincent Valade, administrateur du site eMule Paradise, à 14 mois de prison avec sursis ainsi qu’au paiement solidaire d’une somme globale de 50.000 euros (amende et dommages-intérêts).
Dernièrement, le 17 juin 2015, le tribunal correctionnel de Paris a condamné un prévenu à six mois de prison ferme et dix autres à des peines de prison avec sursis
– et collectivement à 110.000 euros de dommages-intérêts – pour avoir piraté en 2004 des oeuvres protégées par des droits d’auteur (affaire « GGTeam ») (6).

Les FAI ne veulent pas payer
Synonymes d’une prise de conscience des juridictions françaises quant à l’importance croissante de la contrefaçon sur Internet, les mesures ordonnées ces deux dernières années n’en demeurent pas moins débattues quant aux frais qu’elles impliquent, et dépassées quant à leur efficacité réelle. La question centrale dans les revendications des ayants droit est de savoir qui doit supporter la charge financière des mesures de blocage prononcées à l’encontre des sites contrefacteurs. Si le jugement Allostreaming du 28 novembre 2013 mettait déjà à la charge des sociétés de gestion de droits l’ensemble des frais générés par les mesures de blocage ordonnées, le TGI de Paris
ne motivait cependant sa position qu’au seul motif que les demandeurs ne justifiaient
« d’aucune disposition légale particulière au profit des ayants-droit de droits d’auteur ou de droits voisins ou des organismes de défense […] relative à la prise en charge financière des mesures sollicitées ».

Il aura notamment fallu attendre la décision The Pirate Bay du 4 décembre 2014
et T411 du 2 avril 2015 pour que le tribunal précise sa position par un intéressant triptyque. Se fondant dans un premier temps sur la décision n° 2000-441 du Conseil Constitutionnel du 28 décembre 2000 (7), le tribunal a rappelé que la possibilité d’imposer aux opérateurs de réseaux de télécommunications la mise en oeuvre de dispositifs techniques permettant des interceptions justifiées par une nécessité de sécurité publique, ne permet pas en revanche d’imposer à ces mêmes opérateurs
les dépenses résultant d’une telle mise en oeuvre en ce qu’elles sont étrangères à l’exploitation des réseaux de télécommunications.
S’appuyant ensuite sur une lecture croisée des deux arrêts rendus par la Cour de Justice de l’Union européenne dans les affaires Sabam/Netlog du 16 février 2012 (8)
et Telekabel du 27 mars 2014 (9), qui prévoient respectivement que :

L’obligation de mise en oeuvre d’un système informatique complexe, coûteux, permanent et aux seuls frais des fournisseurs d’accès Internet, serait contraire aux conditions prévues par la directive [européenne] 2004/48 qui exige que les mesures pour assurer le respect des droits de propriété intellectuelle ne soient pas inutilement complexes ou coûteuses ;
Une telle injonction représenterait des coûts importants et limiterait la liberté d’entreprendre des opérateurs, alors qu’ils ne sont pas les auteurs de l’atteinte aux droits de propriété intellectuelle ayant entraîné les mesures de blocage.

Le tribunal a entériné sa position, et jugé que le coût des mesures de blocage ne peut être mis à la seule charge des opérateurs qui ont l’obligation de les mettre en oeuvre. Ces derniers pourront ainsi solliciter le paiement de leurs frais auprès des sociétés de gestion de droits.
Malgré de nombreuses condamnations, les mesures ordonnées semblent avoir un impact dérisoire sur l’activité de ces plateformes compte tenu des nombreuses possibilités de repli qu’offre l’Internet moderne. Leurs administrateurs comme leurs utilisateurs en sont parfaitement conscients. En effet, les mesures de blocage ordonnées par les juridictions civiles ne ciblent généralement que certaines extensions de noms de domaine. Dès lors, il suffit aux administrateurs des sites Internet litigieux
de transférer leurs données vers une autre extension afin d’assurer la « continuité du service » auprès des utilisateurs.
C’est une stratégie récemment mise en oeuvre par le site T411.me, remplacé par T411.io plusieurs semaines avant que la mesure de blocage soit ordonnée aux opérateurs. Par ailleurs, certains sites Internet tels que Wawa-Mania proposent de mettre l’intégralité de leurs données à disposition des utilisateurs afin de dupliquer
leur concept en cas de fermeture définitive.

Des blocages contournables
En outre, si les juridictions françaises misent sur le fait que le manque de connaissances techniques incitera les internautes lambda à préférer une offre légale
en cas de blocage, il apparaît que les plateformes de téléchargement familiarisent de plus en plus leurs utilisateurs avec les techniques de contournement des blocages de sites par les opérateurs (10).
Enfin, la stratégie de fermeture des plateformes de téléchargement peut, dans certains cas, être mise à mal par la fuite d’un de leurs administrateurs hors du territoire français. A ce jour, Dimitri Mader serait toujours en fuite aux Philippines, rendant ainsi incertaine toute cessation à court terme des activités du site Wawa-Mania. @