Taxer l’exploitation des données personnelles : plus facile à proposer qu’à mettre en oeuvre

La fiscalité traditionnelle est contournée par l’économie numérique et les Etats s’appauvrissent, l’intermédiation de l’Internet se substituant à la distribution réelle. Pour y remédier, le rapport Collin & Colin prône une « fiscalité incitative » sur les données personnelles. Avec quel contrôle ?

Le rapport de Pierre Collin et de Nicolas Colin sur la fiscalité de l’économie numérique (1) vise deux objectifs. D’abord le rapport souhaite une modification des concepts de territorialité dans les conventions fiscales internationales, afin de mieux rattacher la création de valeur aux territoires où se situent les internautes utilisateurs du service en ligne. Ensuite, le rapport préconise l’instauration d’une taxe spéciale sur le suivi régulier d’internautes
sur le territoire français.

Les géants du Net en ligne de mire
En ce qui concerne le premier objectif, le rapport constate que les Etats industrialisés où se situent les plus grands consommateurs de services Internet sont incapables de taxer les bénéfices des grands groupes de la Toile, puisque ceux-ci centralisent leurs bénéfices dans des « paradis fiscaux ». Actuellement, les accords fiscaux internationaux permettent d’imposer une entreprise dans un Etat seulement si celle-ci dispose d’un établissement stable dans l’Etat en question. Le concept d’établissement stable s’appuie sur la présence physique de personnel dans un lieu à disposition de l’entreprise sur le territoire de cet Etat, tels qu’une usine, un magasin ou une succursale de distribution. Le concept appréhende le flux des marchandises et des services allant vers le consommateur, mais absolument pas celui des informations allant de l’utilisateur vers l’entreprise. L’économie numérique a révolutionné la donne : les informations provenant des utilisateurs du Net sont vendues en tant que marchandises à titre principal, notamment aux annonceurs, les sites collecteurs de données ne vendant rien ou peu de choses aux utilisateurs (2). Les concepts fiscaux traditionnels sont donc en retard par rapport à l’économie numérique. Les nouveaux outils de production sont en grande partie les internautes eux-mêmes, et les données qu’ils génèrent. Le rapport n’hésite pas à comparer la collecte massive de données auprès d’internautes au phénomène de « travail gratuit », qui jusqu’à présent échappe à la fiscalité. Les auteurs préconisent par conséquent une modification en profondeur des règles de fiscalité internationale, afin de permettre la capture de cette valeur dans les pays de production – là où se situent les internautes. A défaut, ils prédisent l’appauvrissement des Etats, puisque l’économie de la distribution réelle sera progressivement remplacée par l’économie de l’intermédiation par Internet. On voit que cette approche serait une vraie révolution de la fiscalité internationale.
La deuxième partie du rapport concerne la création d’une taxe incitative sur la collecte
de données personnelles (en attendant le consensus sur la fiscalité internationale). Cette taxe viserait aussi bien les entreprises françaises qu’étrangères, et aurait comme objectif d’encourager des comportements vertueux en matière de protection de données personnelles. Cette taxe spéciale pourrait être mise en oeuvre par la France sans qu’il soit nécessaire de renégocier les accords internationaux. Elle ne s’appliquerait qu’aux entreprises qui procèdent aux collectes de données à partir du suivi régulier et systématique de l’activité d’internautes français. Il s’agirait d’une taxe sur le « profiling » particulièrement visé par le projet de règlement européen sur la protection des données personnelles (3). La taxe serait égale à un montant forfaitaire pour chaque internaute soumis au profiling (4). Par exemple : si le montant de la taxe était égal à 1 euro par internaute et par an (à noter que le rapport n’avance pas de montant), un réseau social qui piste l’activité de 10 millions d’internautes français serait obligé de payer 10 millions d’euros par an.

Taxe incitative versus régulation
L’idée intéressante de cette proposition est de moduler le montant de la taxe en fonction du comportement de l’entreprise. Ainsi, une entreprise qui applique un niveau de protection très élevé à l’égard des données personnelles verrait le niveau de sa taxe baisser jusqu’à zéro. La taxe serait utilisée non pas comme une source de revenus
pour l’Etat français, mais plutôt comme un outil de régulation.
Cet aspect de la proposition retient particulièrement l’attention compte tenu des débats
sur le nouveau règlement européen sur le traitement de données personnelles. Le rapport constate que la captation de données sur le comportement des internautes fait partie des leviers de croissance de l’économie numérique et que les entreprises françaises ne doivent pas être exclues de cette pratique. Elles doivent être encouragées à effectuer ces collectes, mais de manière responsable.

Et le consentement explicite et préalable ?
La fiscalité incitative est souvent utilisée comme un outil de régulation indirecte, mais, jusqu’à présent personne n’a émis l’idée d’appliquer cette approche au traitement de données personnelles. Certains spécialistes estiment que l’utilisation des taxes incitatives est plus efficace que d’autres outils de régulation plus directs et contraignants.(5)
Prenons l’exemple de la pollution. Face à un problème de pollution, le législateur peut soit imposer l’installation de filtres à particules sur l’ensemble des installations polluantes, soit introduire une taxe de pollution qui oblige les usines qui émettent des particules à payer une taxe proportionnelle à la quantité de pollution émise. Les études montrent que cette deuxième méthode est préférable car elle crée moins de distorsions pour l’économie que la première méthode, et promeut l’innovation (6). Les outils de régulation directe, dans notre exemple l’obligation d’installer des filtres à particules, peuvent avoir des effets néfastes. Par exemple, l’obligation d’installer des filtres à particules pourrait conduire
à la fermeture de certaines petites unités de production pour lesquelles le coût d’investissement serait disproportionné.
En Europe, on privilégie les outils de régulation directe en matière de protection des données personnelles. Le futur règlement européen amplifie cette tendance en imposant à l’ensemble des acteurs économiques des contraintes détaillées sur la manière de traiter des données. Par exemple, le « profiling » deviendra impossible sans le consentement explicite et préalable de l’internaute, et ce consentement sera encadré. Pour utiliser encore la métaphore de la pollution, le futur règlement européen imposera l’installation de filtres à particules par tout le monde. Le rapport Collin et Colin montre qu’il existe une autre voie de régulation possible, une approche qui a fait ses preuves en matière de lutte contre la pollution.
Quel type de comportement vertueux serait récompensé ? Selon le rapport, une entreprise qui informerait les internautes de manière exemplaire sur l’utilisation de leurs données et qui rendrait les données facilement récupérables par les internautes gagnerait des points sur le plan fiscal de manière à réduire leurs factures. Ces deux obligations pèseraient déjà sur les entreprises si le projet de règlement avait été adopté en l’état.
Une entreprise qui favorise l’innovation en rendant accessibles à d’autres entreprises
les agrégats de données qu’elle collecte gagnerait des points, et verrait sa facture fiscale diminuer d’autant. Une entreprise qui reconnaîtrait la propriété de l’internaute sur ses données se verra mieux traitée qu’une entreprise qui s’accorde une licence d’exploitation commerciale des données. En revanche, une entreprise dont le comportement se limiterait à un respect « formel » des obligations légales se verrait imposer le taux le plus élevé.
Le système reposerait sur une déclaration annuelle par les entreprises qui collectent des données auprès d’internautes français. Cette déclaration annuelle serait doublée d’une vérification externe, similaire à celle effectuée par un commissaire aux comptes. Le niveau de comportement vertueux de l’entreprise serait évalué par une procédure de labellisation éventuellement supervisée par la Cnil (7). En l’absence d’une déclaration, l’administration fiscale pourrait conduire des contrôles.
S’agissant d’entreprises étrangères, le contrôle s’appuiera soit sur des accords d’assistance fiscale, soit sur un contrôle effectué au niveau des points d’interconnexion avec les opérateurs en France. Un tel contrôle devra s’appuyer sur des techniques de Deep Packet Inspection (DPI), ce qui soulèvera, paradoxalement, une menace importante pour la protection des données personnelles (8) ! Le rapport propose également que les plateformes qui centralisent les applications mobiles servent de point de contrôle pour l’application de la taxe.

Mesurer les conséquences économiques
Autant dire que la mise en application de cette taxe s’avèrera difficile, et pourrait s’appuyer in fine sur les opérateurs français. Evidemment, si les accords de peering entre opérateurs français et les grands fournisseurs de service étrangers devaient être soumis à un contrôle par l’administration fiscale, les acteurs étrangers éviteront de conclure de tels accords en France. Enfin, cette nouvelle taxe ne s’appliquerait dans un premier temps qu’aux grands acteurs de l’économie numérique. L’exonération de petits acteurs est présentée comme un moyen d’éviter de pénaliser les start-up. Sa vraie motivation est peut-être moins avouable : cibler uniquement les entreprises américaines de l’Internet. @