Remise en cause du modèle historique du peering : vers une recomposition du marché de l’Internet

Le litige opposant Cogent à France Télécom sur le refus d’interconnexion pourrait aboutir, à la remise en cause de l’intégralité du modèle économique
de la circulation des flux sur Internet, un marché jusqu’à aujourd’hui auto-régulé et basé sur le peering gratuit.

Par Katia Duhamel, avocat, cabinet Bird & Bird

L’affaire « Cogent contre France Télécom » pourrait avoir
des retombées sans précédent sur l’avenir du marché de
gros d’Internet. En effet, dans l’attente de sa décision finale, l’Autorité de la concurrence (1) semble, d’ores et déjà, légitimer la récente politique de peering de l’opérateur historique consistant à faire payer l’ouverture de nouvelles capacités en cas de déséquilibre maximum de 1 à 2,5 entre les flux sortants et entrants sur son réseau.

L’affaire pourrait faire boule de neige
Pour le monde d’Internet, organisé autour d’un modèle de peering gratuit et dans un cadre souvent informel, c’est une véritable révolution.
La perspective de voir bouleverser le paradigme de la gratuité et, par ricochet, d’ouvrir
la voie à une régulation économique des flux sur Internet, réjouit les uns et désespère
les autres. Pour mémoire, le différend opposant Cogent à Orange prend son origine dans une affaire antérieure, survenue au début de l’année 2011. Dans ce dossier, Megaupload – un des principaux clients de Cogent – reprochait à France Télécom de brider intentionnellement le débit des utilisateurs pour l’accès aux contenus du site de téléchargement. Megauplead avait alors choisi d’afficher sur sa page d’accueil un pop up informant l’internaute des restrictions d’accès pratiquées par son fournisseur d’accès à Internet (FAI). Et ce, en visant expressément Orange : « La plupart des utilisateurs
qui ont ce problème ont accès à Internet via France Télécom, souvent sous la marque Orange ». En guise de réponse, Orange se retournait vers Cogent en incriminant la mauvaise qualité des infrastructures de ce dernier et menaçait de poser une plainte pour dénigrement. Piqué au vif, Cogent décidait alors de saisir l’Autorité de la concurrence sans se laisser intimider. C’est ainsi que l’opérateur de transit Cogent demandait au gendarme de la concurrence de considérer comme un refus d’interconnexion le fait qu’Orange ne veuille pas prendre en compte, sur la base des accords de peering initiaux, l’ouverture de nouvelles capacités d’interconnexion. Mal lui en prit car, dans son communiqué du 3 avril dernier, l’Autorité de la concurrence a non seulement écarté le motif de refus d’interconnexion mais elle a ouvert la voie à un modèle payant du peering, précisant ainsi que : « France Télécom n’a pas refusé l’accès de Cogent à ses abonnés mais a seulement demandé à être payé, conformément à sa politique de peering, pour l’ouverture de nouvelles capacités ».
Dès lors, la solution qui sera apportée à ce litige particulier (voir encadré p. 9) pourrait avoir de lourdes conséquences pour l’ensemble des acteurs du monde d’Internet.
C’est ainsi qu’on peut se demander si au lieu du scabreux débat sur la neutralité d’Internet (2), le litige Cogent/France Télécom n’est pas plus à même d’apporter une réponse satisfaisante aux opérateurs de réseaux, lesquels cherchent à faire évoluer
le modèle économique existant. Il s’agit en effet pour eux de trouver des ressources propres à financer la mise à niveau de leurs réseaux, cette dernière étant nécessaire pour répondre aux développements des usages numériques et multimédias dévoreurs de bande passante.
A l’origine, Internet était dépourvu de toute logique commerciale ou d’objectif de QoS (Quality of Service). Le raccordement à ce réseau public universitaire était ouvert à tout acteur remplissant des missions de recherche et d’enseignement. Avec le développement de réseaux privés, les points d’échange ont vu le jour sur la base d’une obligation de peering avec les autres réseaux (3) afin se prévenir le cloisonnement des réseaux publics et privés, et notamment la discrimination de ces derniers.

Nouveau modèle économique du Net ?
Mais aujourd’hui, il est clair que l’évolution des pratiques et des applications numériques a profondément modifié le fonctionnement de l’Internet des débuts. L’asymétrie croissante entre les flux sortant et entrant – ceux générés par l’opérateur
de réseau et ceux qu’il accueille sur son réseau – fait que le peering n’est plus forcément un jeu à somme nulle. De ce fait, les opérateurs de réseau et les opérateurs de transit supportent les investissements importants dans le réseau pour suivre la courbe exponentielle des usages et des débits. En conséquence, ils reprochent aux
« prestataires de la société de l’information » (PSI), tels que Google/YouTube, Facebook, Dailymotion ou encore Akamai, appelés aussi OTT (Over-The-Top),
de ne pas participer aux investissements, alors qu’ils engrangent des profits importants grâce aux réseaux utilisés. A contrario, le peering « payant » permettrait de trouver des moyens de financer de façon équitable ces investissements.
Par ailleurs, la réciprocité de services sans aucun aspect financier contraste avec les pratiques d’interconnexion dans les télécommunications. Les opérateurs de téléphonie comptabilisent en effet les durées des appels entrants et sortants de leur réseau, et le réseau déficitaire (le réseau ayant plus d’appels entrants que sortants) reçoit une compensation. A l’instar de ce système, l’opérateur de transit pourrait être indemnisé
par son partenaire générant le plus de trafic.
Reste qu’il ne faut pas négliger les effets secondaires d’un peering payant. Tout d’abord, la taxation des flux de données « supplémentaires » provoquerait un désavantage compétitif du marché français. Si dans un contexte d’offres d’abondance (forfait illimités), l’usager final ne devrait pas être pénalisé par le nouveau modèle, les IXP (Internet Exchange Point) français seraient grands perdants de l’affaire en prenant le risque de voir fuir leurs clients à l’étranger.

Risque pour la compétitivité française
Or, les infrastructures d’Internet, en particulier les nœuds d’interconnexion entre les réseaux, constituent un enjeu de compétitivité non négligeable. Cela est particulièrement vrai dans la perspective de l’arrivée à Marseille de nouveaux câbles sous-marins reliant l’Afrique et le Moyen- Orient. La France pourrait ainsi aspirer au rôle de carrefour numérique de l’Europe vers ces destinations, à l’instar de la Grande-Bretagne et des Pays-Bas qui assurent les liaisons transatlantiques et de l’Allemagne qui dessert l’Europe centrale et la Russie. Par ailleurs, les tarifs de compensation seraient très probablement encadrés et soumis à la surveillance de l’Arcep et/ou de l’Autorité de la concurrence. Un marché jusqu’à présent autorégulé se verrait donc imposer des obligations réglementaires spécifiques susceptibles, diront certains, de brider l’innovation et d’augmenter les coûts de transaction. @

FOCUS

Transparence : les engagements de France Télécom
Bien que le grief de refus d’interconnexion ait été écarté, l’Autorité de la concurrence
a identifié d’autres pratiques anticoncurrentielles de l’opérateur historique. En effet, Orange fournit à divers prestataires de la société de l’information (PSI) – tels que Google/YouTube, Facebook, Dailymotion, Akamai, etc, générant un trafic très important – une prestation d’accès aux abonnés d’Orange. Et ce, via ses offres « Open transit » à
un prix qui apparaît sensiblement inférieur aux pratiques du marché. France Télécom est ainsi en concurrence direct avec des opérateurs de transit comme Cogent. Or, le faible niveau du tarif de ses offres est susceptible de générer un effet de ciseaux tarifaire dans les hypothèses où un opérateur de transit tiers souhaiterait « répondre à la demande du site (i.e. un PSI) d’accéder aux abonnés d’Orange ». Par ailleurs, « le prix plus attractif facturé au site client par France Télécom est susceptible de favoriser indûment ce site dans son activité par rapport à ses concurrents ». Autrement dit, c’est le grief de position dominante de l’opérateur historique sur le marché des offres d’accès direct ou indirect aux abonnés français du FAI Orange qui est ici soulevé par le gendarme de la concurrence (4). A titre de pare-feu, Orange a donc proposé des engagements pour rendre les relations internes avec « Open transit » plus transparentes. Il propose de formaliser un protocole interne entre Orange et « Open transit » encadrant les conditions techniques, opérationnelles et financières de la fourniture de service de connectivité. Par ailleurs, il mettrait en place un suivi de ce protocole. L’affaire n’est pourtant pas tranchée. L’Autorité de la concurrence s’était donnée jusqu’au 3 mai pour apprécier les engagements de France Télécom. @