Traité ACTA : entre principes généraux et interprétations

Les négociations internationales autour du traité ACTA, accord commercial anti-contrefaçon (y compris numérique), devraient se poursuivent jusqu’à la fin de l’année. La coupure de l’accès à Internet est notamment envisagée, mais de nombreuses questions demeurent.

Par Christiane Féral-Schuhl (photo), avocate associée, cabinet Féral-Schuhl/Sainte-Marie

L’initiative du projet du Traité ACTA – Anti Counterfeiting Trade Agreement – revient au Japon et aux Etats-Unis. L’enjeu est la mise en oeuvre de règles internationales pour lutter contre les actes de contrefaçon, notamment sur Internet. La Commission européenne, la Chambre des représentants américains au Commerce, le département australien des Affaires étrangères, ainsi que d’autres agences gouvernementales, ont participé aux négociations.

Pressions pour la levée du secret
Plusieurs réunions ont déjà eu lieu, impliquant les principaux partenaires (1) : juin 2008 à Genève, juillet 2008 à Washington, juillet 2009 à Rabat, novembre 2009 à Séoul. Ces négociations – longtemps tenues secrètes – devraient se poursuivre au moins jusqu’à la fin de l’année 2010. Si le calendrier des négociations est connu, les ébauches du Traité ainsi que les discussions sont restées très confidentielles pendant longtemps. Ainsi, l’eurodéputé Alexander Alvaro n’a pas pu obtenir les précisions qu’il avait réclamées en juillet 2008 (2) auprès de la Commission européenne, cette dernière lui ayant répondu en se contentant de lui communiquer le calendrier des négociations. De même, un membre de la société civile, directeur de l’association Knowledge Ecology International, s’est également heurté au refus du gouvernement américain qui lui a opposé en mars 2009 la confidentialité de ces documents en invoquant la « sécurité nationale ».
Le secret qui a entouré ces négociations a suscité de vives critiques, notamment celles de Eva Lichtenberg, eurodéputée autrichienne, qui s’est prévalue de « l’accord-cadre du 26 mai 2005 sur les relations entre le Parlement européen et la Commission [européenne] ».
Il prévoit en effet que cette dernière « informe le Parlement [européen] clairement
et sans délai, tant pendant la phase de préparation des accords que pendant le déroulement et la conclusion des négociations internationales» (3). C’est donc sous
la pression d’associations de défense des libertés et du Parlement européen, que la Commission européenne a enfin rendu publique, le 21 avril 2010, la version consolidée du projet de traité ACTA (4). Le texte rendu public est une version consolidée et non pas l’accord définitif.Il n’est pas uniquement question de l’Internet mais une section entière est consacrée à la contrefaçon dans l’environnement numérique (5). Bien que les termes de « riposte graduée » ne soient plus directement évoqués dans le texte actuel, certaines dispositions envisagent une coupure de l’accès à Internet. L’une des
« options » du texte précise ainsi que les États ont la possibilité de mettre en oeuvre un dispositif « de suspension de l’accès à l’information ». L’accord prévoit également que les États pourront délivrer des injonctions et ce, dès le commencement de la procédure, si une « violation imminente » est caractérisée, ceci afin d’empêcher la poursuite de l’infraction.
Le texte permettrait aux ayants-droits d’obtenir, par l’intermédiaire des fournisseurs d’accès à Internet (FAI), l’identification des utilisateurs qui auraient violé les droits de propriété intellectuelle. Cette disposition interpelle au regard de la protection des données à caractère personnel.

Un traité « Hadopi » mondial ?
Par ailleurs, les FAI, tout comme les responsables de services en ligne (notamment blogs, sites de streaming…) auraient l’obligation, sous peine de sanction, de prendre
les mesures nécessaires pour faire cesser les atteintes aux droits d’auteur. Il s’agirait concrètement de procéder au retrait ou au filtrage des contenus violant le droit d’auteur. Cette mesure a provoqué des inquiétudes de la part des internautes et des associations de défense de la liberté du Web qui voient dans ce contrôle a priori, à l’initiative des intermédiaires techniques, « un réel danger pour la liberté d’expression sur Internet ».
Enfin, il est prévu un mode de calcul du montant des dommages et intérêts très précis :
un film téléchargé occasionnerait un préjudice équivalent à un DVD non vendu. Cette disposition, qui a pour but de cadrer les modalités d’évaluation des dommages et intérêts et d’éviter une disparité trop grande entre les législations des différents États, apparaît néanmoins difficile à mettre en oeuvre en raison de la difficulté d’identification des contrefacteurs.
En réponse à certaines rumeurs sur l’instauration d’une « Hadopi » mondiale et d’une riposte graduée généralisée, la Commission européenne a précisé que l’ACTA « ne conduira en aucun cas à une limitation des libertés publiques et à aucun harcèlement des consommateurs ». Elle souligne que ce projet énonce des principes généraux, laissant une large part d’interprétation aux États signataires, l’enjeu étant qu’ils s’accordent pour mettre en oeuvre les mesures prévues.

Entre « copie privée » et responsabilité
Malgré ce discours qui se veut rassurant, le texte continue à susciter la polémique, en raison des divergences des États sur les moyens à mettre en oeuvre pour lutter contre
la contrefaçon. Les États- Unis regrettent ainsi l’absence de la notion de « fair use », exception très américaine du copyright qui ne trouve pas son exacte équivalence avec la notion de copie privée. Par ailleurs, ils souhaiteraient un renforcement de la responsabilité des hébergeurs sur Internet, des FAI, éventuellement des moteurs de recherche, ainsi qu’une possibilité de sanctions à l’encontre de ceux qui sont à l’origine ou qui distribuent des produits ou services qui permettent de réaliser des actes de contrefaçon (c’est le cas des logiciels de peer-to-peer) ou encore qui permettent de contourner des mesures techniques de protection. C’est le cas pour les puces des consoles de jeu vidéo et les programmes annulant les dispositifs anti-copie des DVD. D’autres pays, tels que le Canada, la Nouvelle-Zélande et l’Union européenne ont une vision plus nuancée et souhaiteraient que l’exception de copie privée soit maintenue.
Va-t-on vers un accord définitif ? Si le projet tente de trouver un juste équilibre entre
les mesures à prendre pour lutter contre la contrefaçon et la protection de la liberté d’expression, de nombreux points restent encore à préciser. Mais la coopération entre les gouvernements signataires reste l’élément nécessaire à l’efficacité de la mise en oeuvre des dispositions de l’ACTA, afin de réaliser son objectif : la lutte contre la contrefaçon.
Si les États parviennent à élaborer une version définitive du traité ACTA, il faudra que l’Union Européenne l’adopte par un vote du Parlement. Encore faut-il que la vague des contestations relayées via l’Internet n’entraîne pas l’abandon du projet comme ce fut le cas pour l’AMI (Accord multilatéral sur l’investissement), un accord commercial global
qui avait également été négocié en secret et qui a été, suite à un vaste mouvement d’intellectuels, d’artistes, et d’associations citoyennes, abandonné par les États parties aux négociations.
Parallèlement aux négociations sur le traité ACTA, d’autres initiatives en matière de lutte contre la contrefaçon existent. Ainsi, au niveau européen, un projet de rapport sur le renforcement de l’application des droits de propriété intellectuelle sur le marché intérieur (baptisé rapport « Gallo » du nom de sa rapporteuse) a été adopté le 1er juin 2010 par la commission des Affaires juridiques du Parlement européen (6). Ce rapport [qui devrait être soumis au vote des eurodéputés le 6 juillet prochain à Strasbourg, ndlr] suggère plusieurs orientations pour renforcer l’effectivité des droits de propriété intellectuelle en Europe, notamment en rappelant « la nécessité de mettre en place une législation européenne adéquate sur les mesures pénales » et « l’importance de combattre la criminalité organisée dans le domaine des droits de propriété intellectuelle, en particulier la contrefaçon et le piratage ».
Se référant directement au projet de traité ACTA, le projet de rapport Gallo « invite
la Commission [européenne] à poursuivre ses efforts en vue de faire avancer les négociations de l’accord commercial anti contrefaçon ». Certaines dispositions sont d’ailleurs comparables aux mesures du traité ACTA, notamment celles à mettre en oeuvre pour lutter contre le téléchargement illégal.

Rapport « Gallot » et l’ACTA
Comme pour l’ACTA, ce rapport suscite d’ores et déjà l’hostilité de certains parlementaires européens qui lui reproche d’assimiler « le partage de fichier à des fins non commerciales à de la contrefaçon et à du vol » et « la criminalisation de millions d’internautes par ailleurs consommateurs de musique et de films ». Ces eurodéputés ont ainsi d’ores et déjà déposé plusieurs amendements. Le rapport Gallo sera soumis au vote des parlementaires européens début juillet et les débats devront donc être suivis avec attention. @